Les présupposés des particularismes et ce qu’ils impliquent. 9

La confusion entre norme sociale et système de domination

pouvoir — dominationDroit. Norme

Le juridisme extrême qui sévit actuellement aux États-Unis, mais qui est censé nous montrer la voie, est en rapport avec la crise des rôles traditionnels et aussi la crise de la Loi au sens d’expression à un certain moment donné, dans un environnement donné, de règles communes, de principes, d’action. C’est parce qu’il n’y a plus de Loi reconnue que les lois et les droits prolifèrent.

Si on prend un exemple qui obsède particulièrement les États-Unis, si ce n’est les américains, la loi sur le harcèlement sexuel n’a en fait rien à voir avec l’idée d’une protection particulière supplémentaire en faveur de la femme par rapport à des abus ou discriminations d’ordre sexuel. C’est l’édiction d’une règle qui doit mettre fin à des rapports spontanés [1] forcément inégaux, afin de les organiser selon la loi économique et juridique de la propriété privée, ici sur nos propres corps. Un contrat doit être établi avant tout échange.
Les individus sont alors liés pieds et poings à l’autorité et en dernier ressort, à l’État. Là encore certaines féministes en sont bien conscientes comme Louise Turcotte de la revue québécois Amazone d’hier, Lesbiennes d’aujourd’hui qui termine un article par ces remarques critiques sur le mouvement Queer et la montée des revendications pour les droits des homosexuels : « Revendiquer les mêmes droits sociaux que les hétérosexuels contribue à consolider un système qui maintient les rapports de sexe. C’est ainsi que la reconnaissance des conjoints de même sexe n’est l’écho d’aucun changement social véritable. Cette lutte de type réformiste rejoint les revendications historiques de nombre de gais pour qui l’homosexualité est une orientation sexuelle aussi normale que l’hétérosexualité. Parce qu’elle questionne l’hétérosexualité non pas en tant que système social mais bien comme norme sociale, cette revendication s’appuie tout au plus sur l’idée d’une différence de genre, voire d’une différence d’identité sexuelle. Or l’identité sexuelle est l’un des trompe-l’œil les plus efficaces pour masquer la matérialité des rapports sociaux. L’identité rassure non seulement chaque individu, mais aussi la société toute entière qui semble affichée une supposée diversité. En somme le repli sur l’individualité identitaire est l’une des stratégies les plus efficaces pour nous empêcher de penser à des transformations sociales à long terme » [2]. La critique est juste mais le fondement de l’analyse à partir duquel se fait la critique est infirmé justement par les transformations des rapports sociaux. L’hétéro-sexualité n’a jamais été un système social, mais un pilier d’un certain ordre social. Or elle n’est effectivement plus aujourd’hui qu’une norme, ce qui légitime l’activité de tous les groupes de pression intéressés au changement de la norme ou du moins à la diversité des normes. Ce sera la lutte pour les droits !
C’est tout le paradoxe d’une idéologie des droits alors que l’homme est en « trop » et que nous sommes concrètement dans la fin de l’humanisme réel. Dans le droit des personnes c’est alors bien souvent la liberté des particularités qui se mobilise contre la liberté d’ensemble, mais cela doit se faire par un glissement de la critique de la domination en tant que système de domination (ce n’est jamais le capital qui est critiqué) à une critique des individus dominants. La détermination de ces individus dominants va s’effectuer par une sorte de biologisme socioculturel dans lequel l’être social devient destin et source de culpabilisation ou, à l’inverse, source d’élection en fonction d’une position déterminée à l’avance. L’individu dominant est un salaud congénital dont il faut traquer les manifestations maladives forcément récurrentes. Le mieux qu’il puisse faire c’est de le reconnaître et de se surveiller lui-même pour éviter toute remontée à la surface de sexisme, d’homophobie, de racisme, d’européocentrisme etc. Le maître-mot de cette opération semble être celui de « reddition de compte » [3] terme d’origine chrétienne qui fait référence aux confessions publiques, mais qui sent aussi son stalino-maoïsme avec la pratique infamante des auto-critiques. Il s’agira de faire un travail personnel, un travail sur soi afin de se vider de toutes ses possibilités de domination. Et nul(le) n’est à l’abri ainsi que le proclame une « lesbienne métisse féministe » en direction des « lesbiennes blanches féministes » forcément racistes [4].
Comme le dit Alain Brossat [5], il n’y a pas besoin d’avoir lu Nietzsche pour comprendre qu’un monde peuplé de victimes et de coupables, c’est-à-dire d’hommes du ressentiment, rend indistinct tout front de lutte et empêche toute dimension politique autre que ce pauvre politiquement correct qui représente un retour à une conception bourgeoise de la liberté comme ensemble de propriétés à défendre vis-à-vis des autres et même contre les autres. La liberté comme limite. C’est pour cela que ces tendances qui se présentent souvent comme des expressions d’un hédonisme moderne comprennent aussi en leur sein, comme un double, une dimension « curé » qui fait que tout devient très vite sexiste, pornographique [6], raciste. Les États-Unis sont bien sûr le pays qui peut le mieux accueillir et développer ces tendances, pays qui mêle à un degré inimaginable pudibonderie et extrême licence. Les campus, autrefois haut lieu de Faites l’amour et pas la guerre sont devenus des lieux de délation avec des « murs de la honte » où sont affichés les noms des contrevenants à ce nouvel ordre moral et politique. Les enseignants, particulièrement visés, y sont contraints de recevoir les étudiants porte ouverte ! Hédonisme et rigorisme sont ici indissociables. L’hédonisme constitue le pôle libération à travers l’exercice de l’egogestion de la vie quotidienne, le rigorisme constitue le pôle militant (au sens maoïste du terme, mais sens tout à fait approprié quand on voit les convergences idéologiques et pratiques importantes que ce « mouvement » entretient avec la Révolution culturelle chinoise).
Dans le cadre hédoniste de l’individualisation, cela conduit à désirer la liberté sans ses conséquences, la liberté des ego et non celle des égaux, la liberté des particularités contre la liberté vers et dans la communauté avec toutes les tensions que ça présuppose et que ça supposera toujours [7].
Vers la communauté des égaux plutôt que vers des contrats entre ego !
A cela nous n’opposons pas un universel abstrait, celui traditionnel des Lumières ou sa version modernisée des Droits de l’Homme, mais quelque chose de plus concret qui est le résultat de l’activité des hommes. Cette activité n’est d’ailleurs pas une activité qui proviendrait d’une quelconque essence, définitoire de l’être humain ou de sa nature de classe, d’un être social conçu comme destin à réaliser ; elle part de nos déterminations, encore riches de références communautaires [8] pour trouver des normes communes, et non des droits particuliers, que les individus ont perdu dans des choix toujours plus empiriques et contingents. Il ne s’agit d’ailleurs pas de retrouver les anciennes normes et coutumes d’un état antérieur de l’individualisation et du rapport individu-communauté, mais de construire un nouveau monde commun qui au-delà de ses quelques règles laisse s’exprimer et se développer les singularités et des vies privées qui ne seraient plus « privées de tout » comme on pouvait le dire dans les années 60-70 au cours du mouvement de critique de la vie quotidienne, sans pour cela s’abandonner à un État qui de toute façon doit disparaître en tant que structure assurant le maintien du système central de domination.
Il ne s’agit pas non plus de créer un individu immédiatement social (un des projets de Marx) et de tendre vers la suppression de toutes les séparations (programme situationniste), car c’est ne pas tenir compte de l’état actuel de la tension individu-communauté, c’est ne pas tenir compte non plus, de notre « nature », c’est-à-dire d’une finitude humaine loin des fantasmes de toute puissance où se rejoignent, sur ce point, gauchistes et scientistes de tous acabits.
Même si des individus ont déjà posé cette exigence en liaison avec l’expérience révolutionnaire [9]

et non en vertu d’une simple morale du bien commun qui revient en force aujourd’hui via Kant ou les philosophes anglo-saxons, ce n’est que maintenant qu’un bilan peut véritablement être tiré des défaites historiques des tentatives révolutionnaires ainsi que des limites théoriques et politiques du marxisme et de l’anarchisme.
On est sorti du millénarisme prolétarien et du « Sens de l’Histoire », mais cela ne signifie pas que l’on soit sorti de l’histoire et des luttes pour la communauté humaine

[1Le Canard enchaîné du 28/10/93 cite un extrait du règlement de l’Antioch College (Ohio) :

« Vous devez obtenir le consentement à chaque étape du processus. Si vous voulez lui enlever son corsage, vous devez lui demander, si vous voulez lui toucher les seins, vous devez lui demander »

et la NOW, principale organisation féministe américaine aurait voulu que ce règlement codifie tous les rapports de sexe aux États-Unis.

[2Cité dans la revue La Griffe n°12, page 23.

[3Cf. Vidal, op. cit. pp. 123-124 : « Vu mon expérience, il me semble de plus en plus nécessaire que les groupes hommes agissent sous tutelle de (groupes) féministes et qu’ils adoptent une politique de reddition de compte vis-à-vis de celles-ci ».

[4Cf. Magali Cecchet : « Le racisme : c’est toujours celui des autres », pp. 9 à 11 du recueil Racisme, sexisme, homophobie réalisé par Madivine. Dans le même recueil on peut trouver d’autres perles comme les « Conseils pour la féministe (lesbienne) blanche la première fois qu’elle rencontre une femme noire/juive/immigrée/réfugiée/du Tiers-monde ». p. 13.

[5Le corps de l’ennemi, La Fabrique.

[6Cf. l’hystérie déclenchée par le film Romance de Catherine Breillat.

[7La loi sur le harcèlement sexuel encore une fois et le projet de loi contre l’homophobie nous fournissent deux exemples de cette conception pauvre de la liberté. Cette conception de la liberté est aussi le signe d’un mépris non appréhendé comme tel, vis-à-vis des dominés dont pourtant bien souvent la voix bâillonnée prend le chemin de l’autodérision, de la réflexivité dans l’humour. Avec ces gens là l’humour juif devient révisionniste !

[8Qu’il ne faut pas confondre avec des communautés de référence qui sont, elles, source d’identification régressive. Sur ce thème, cf. notre article : « Sur le rapport individu-communauté, le temps des confusions » dans le n° 9 de la revue Temps Critiques.

[9Par exemple Raoul Brémont à la fin des années 30 dans La Communauté, réédition aux éd.itions de l’oubli et surtout André Prudhommeaux dans L’effort libertaire, Spartacus, qui écrivait en 1947 :

« Ne serait-il pas nécessaire, dès aujourd’hui, de se mettre d’accord sur les fondements éthiques de la sociabilité et de la société libertaire et de formuler les normes essentielles du droit coutumier qui servira de base aux rapports humains, lorsque cette loi vivante sera substituée au mécanisme arbitraire et fondamentalement vicié des lois statiques de l’oppression et du privilège ? Ne conviendrait-il pas enfin, de préciser par écrit, au terme d’une vaste enquête, les principes de cette législation d’autogouvernement, de ce code d’honneur et d’équité, de cette justice qui n’a point de sanction pénale dans la vindicte de l’État, mais dans la seule conscience, et que nous comptons proposer aux hommes ? ».