A. Strid. "Socialiser la création, la gratuité du regard "

littérature : poésiePhilosophie. ReprésentationA. STRID

Confrontés au problème de la diffusion de leur création, les artistes développent ou pas une stratégie concernant les codes culturels dominants. Ces codes agissent comme une grille de lecture unificatrice, ils peuvent par conséquent empêcher les spectateurs de prendre le risque de réinventer leur lecture de l’oeuvre, les empêcher de décrypter un langage singulier. Pour les poètes/plasticien(ne)s, construire un espace singulier de création c’est faire entendre un langage qui n’est pas du « spectacle », non documentaire, non « communicant », un langage de l’énigme et du jeu , celui de la poésie. [1]

Certains d’entre eux dits poètes d’action ont investi le domaine de la performance ou de l’installation pour choisir leur terrain et s’y tenir en « posture de combat » [2]. Refuser d’être circonscrits par les codes culturels des autres est leur stratégie tout comme refuser d’être « présentés » au public avec les mots de la culture dominante ou dans une procédure normalisée. Cette posture là est plus difficile à tenir face aux média, dans la parole professionnelle de représentation. Comment accepter les questions normalisées des journalistes sans broncher, ni avouer qu’on fait des réponses souvent déjà prêtes à des questions interchangeables ? On peut abandonner alors pour des besoins de carrière ou d’ego la posture du créateur. On peut être finalement circonscrit.
Choisir son terrain est donc bien difficile et jusqu’à quel point choisit-on, quand dans une pratique professionnalisée de la performance ou de l’installation, on accepte le jeu du spectacle culturel tout en cherchant à le détruire ? Extrêmement périlleux d’être non spectaculaire dans un contexte spectaculaire tout en acceptant l’argent d’une prestation en échange !
Les personnes présentes, face à cet acte poétique, face à cette « attaque » qui devra « casser » les codes culturels (absence d’explication, modification des espaces dévolus au public, auteur vivant un acte poétique non reproductible) restent souvent dans le réagir pas dans l’agir. Dans ce contexte, une totale annulation des spectateurs pour en faire des acteurs est extrêmement rare. Recherche par l’auteur d’unification de soi-même, recherche de l’inconnu, mise à nu de soi-même et de l’autre, c’est déjà rare et c’est un don immense. Certains cassent le code dont l’autre est porteur, « tuent le spectateur » pour que la rencontre ait lieu, d’autres imaginent des rencontre faites de lien et de combat en constant mouvement. La possibilité d’une rencontre avec l’autre est, là encore, fonction du contexte et des modalités du don de la création.
Chacun de nous peut être en désir des créations de qui offrira du langage artistique, y compris dans des moments importants de la vie (deuil, lutte, déclaration d’amour...). S’il y a nécessité et que les protagonistes se connaissent, un échange se formalisera [3]. Dans le cas d’une invitation par un lieu public culturel où les demandeurs ne sont pas ceux qui profiteront directement de la création, les modalités de l’échange se voient inévitablement appliquer tout ou partie des codes culturels dominants. La rencontre sera calibrée par l’argent, les applaudissements, les horaires, les cartons d’invitations, les média... L’auteur peut demander d’autres modalités d’échanges à ceux qui n’ont pas formulé le désir de cette création autrement que par leur présence. C’est une stratégie de rencontre dont le but métaphorique est la création d’un lien, la formulation d’un désir. Ce « lien métaphorique », peut être les conditions d’accès, comme accepter une nourriture symbolique avant de voir/entendre certaines oeuvres. Pourquoi ? Dans des lieux où le regard/oreille des spectateurs se pose anonymement et sans conséquence sur un travail exhibé, instaurer le nourrissage ce n’est pas faire reconnaître que l’oeuvre nourrit celui qui l’entend ou la voit. C’est dire que regarder ou écouter passe par le désir et par la reconnaissance d’une altérité. Que qui effectue le don de la création est redevable à l’autre de l’avoir accepté et parce qu’il est redevable il le nourrit, non pas anonymement, mais en particulier. L’autre est à son tour lié, dans cet espace devenu semi-privé, par une réciprocité dont il tiendra peut-être compte.
Cesserait-on, en généralisant ce questionnement, d’avoir cette impression de créations égocentrées jusque dans leur diffusion, exhibées comme un produit ? Des oeuvres pour des spectateurs distraits, une distraction « gratuite » pour un objet culturel superflu, noyé dans une offre pléthorique de supports non indispensables et dont la valeur marchande, seule, fait la rareté.
Lors d’une création rendue publique, combats ou liens réels sont peu nombreux et encore plus rare la possibilité pour ceux qui sont présents d’être au delà de la réaction. Pour qu’ils soient acteurs si peu que ce soit, il faut que la nécessité crée un lien suffisant d’implication. La création en devient semi-privée, non spectaculaire parce qu’indispensable. Entre lien ou combat la frontière est mince mais essentielle : ce sont les deux avers de la notion de rencontre. L’un peut à tout moment déboucher sur l’autre dans un mouvement de retournement incessant. Le plus difficile est qu’il y ait rencontre ! Ces nuances stratégiques ne seront d’ailleurs pas forcément perçues, ni acceptées. Reste aux poètes d’action d’avoir reposé les questions de la gratuité du regard et de la condition des spectateurs. Elles ne cessent d’ailleurs d’existerer et de donner lieu à des stratégies diverses parmi les artistes actuels.

[1Cet article est paru sous le titre « Spectateur et gratuité du regard » dans la revue Tam-tam-art - janvier 2001. Il est ici remanié.

[2Entre autres, les poètes : Julien Blaine, Jean Monod, Serge Pey...

[3Echange formalisé par de la reconnaissance ou par des échanges de biens, plus symboliques que vénaux , ce qui n’exclut pas la cherté de l’oeuvre mais la lie à un système personnalisé de valeurs.