MASSON, Émile. " La révolution n’est pas une théorie "

révolutionsyndicalismeMASSON, Émile (1869-1923)

Lettre à Gabrielle et Luc Bouët, 1918. [1]

J’ajoute encore que si quelque camarade croit que la Révolution est l’affaire d’un certain moment, de certaines formules et de certains gestes, il se méprend singulièrement. La Révolution, c’est la vie entière et la conscience entière ; et elle se fait à chaque instant, au cours de tous les instants, depuis les commencements du monde dans tous les individus, inconsciemment ; elle ne triomphe que dans et par ceux qui le savent, et la veulent de toute leur âme ; et ceux-ci n’ignorent pas que la Révolution sociale intégrale s’accomplit au dedans d’eux mêmes, définitivement, qu’ils soient sur la place publique, ou « dans le secret » ; par leurs actions les plus insignifiantes en apparence, et en apparence le plus éloignées de la « chose publique ».
…C’est une grosse, grossière erreur, dont il faut d’abord se purifier, que de croire que la vraie action sociale soit de se colleter avec les brutes …Il n’y a qu’une manière unique de bien agir : « bien agir ». Faire ce que nous croyons devoir faire sans souci de ce qui en adviendra, et particulièrement de ce que les roquets d’ici ou de là en aboieront…

Il est aisé de comprendre que toutes les forces humaines de la brève existence humaine s’épuisent à argumenter, à discuter, à polémiquer, à batailler, etc. – La Révolution n’est pas une théorie, qui s’oppose à une théorie. Elle est une Vie, elle commence par s’affirmer – non par nier, ou si vous voulez, elle ne nie qu’en s’affirmant d’abord, en fondant. Il faut que nous prouvions que la vie nous appartient à nous révolutionnaires, dans sa plénitude de beauté et de joie, en la vivant d’ores et déjà telle quelle, au sein des pires circonstances qu’ait traversées l’humanité. Nous ne bataillons pas autrement, mais vivre ainsi c’est la Bataille. Car d’accomplir des actions de beauté et de joie sans causer une peine, et au contraire en soulageant tous les maux qui nous entourent dans la mesure de nos forces – sans causer une mort, sans verser la moindre goutte de sang, sans répandre les larmes – mais au contraire, en suscitant du bonheur et des élans de tendresse autour de soi, voilà la vraie vie positive, et révolutionnaire. Cela ne signifie guère « être un bourgeois, un égoïste » etc……..Etre juste, s’efforcer perpétuellement de réaliser en soi et autour de soi, de vivre et de faire vivre ce qui est juste, pas autre chose, et cela d’un cœur gai – est-ce là être égoîste et bourgeois ?…Il n’y a pas de levier révolutionnaire plus formidable que celui-là…Essayez ! … vous avez peur du jugement de la majorité des « Camarades » qui n’ont pas compris… Tant pis ! Soyez impitoyable en cela : je veux dire, vivez. La vie d’abord, vivre d’abord. Philosopher ensuite… Je remarque que j’écris comme une pie.
Embrassez-vous mutuellement, Brenn

[1Cette lettre fait partie d’un ensemble de lettres dans lesquelles Masson polémique avec ses amis instituteurs syndicalistes révolutionnaires, dont il critique la conception très « classique » de la lutte en terme de « lutte de classes. » Marielle Giraud