BERTHIER, René. Bakounine, l’État et l’Église.

Réfractions Hiver-Automne 2001, n° 7.

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)MARX, Karl (1818-1883)État et étatismeBERTHIER, René (Shanghai, Chine 7/12/1946 - )

La genèse de l’état
L’approche de la genèse de l’État chez Bakounine diffère de celle de Marx, sans qu’on puisse dire qu’elle s’y oppose. Bakounine suggère que l’État est le résultat de l’appropriation du pouvoir par un groupe déjà constitué et organisé. C’est que le pouvoir est la condition de l’existence d’une société d’exploitation.
L’acte originel de la formation de l’État est la violence. Les premiers États historiques ont été constitués par la conquête de populations agricoles par des populations nomades :« Les conquérants ont été de tout temps les fondateurs des États, et aussi les fondateurs des Églises » [1]
L’État est « l’organisation juridique temporelle de tous les faits et de tous les rapports sociaux qui découlent naturellement de ce fait primitif et inique, les conquêtes » qui ont toujours « pour but principal l’exploitation organisée du travail collectif des masses asservies au profit des minorités conquérantes » [2]
La violence est donc l’acte constitutif de la domination de classe, l’exploitation, le mobile. [3]
Si, chez Marx, on arrive à l’État par l’apparition des classes sociales et par le développement de leur antagonisme, pour Bakounine, les classes ne peuvent se constituer à l’origine autrement que par un acte de violence ou de conquête qui coïncide avec la formation de l’État : « Les classes ne sont possibles que dans l’État » [4].
En considérant les deux points de vue avec un tant soit peu de recul on constate : – que Marx affirme la prééminence des déterminations économiques tout en reconnaissant l’importance du politique (la violence) et en lui attribuant le caractère de fait économique. Ainsi, dans le Capital, en analysant les différentes méthodes d’accumulation primitive, Marx constate que « quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force organisée et concentrée de la société ». Et pour ne pas avoir l’air d’abandonner le principe de la primauté du fait économique, il ajoute : « La force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique. » (Je souligne) [5], tandis que Bakounine, au contraire, affirme la prééminence du politique en lui attribuant des motifs économiques : l’exploitation du travail des masses. « Qu’est-ce que la richesse et le pouvoir sinon deux aspects inséparables de l’exploitation du labeur du peuple et de sa force organisée ? », dit encore Bakounine.
On pourrait penser que la problématique se réduit à celle de la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide.
Marx admet que pour rendre intelligible un phénomène complexe, la meilleure méthode n’est pas nécessairement d’analyser la genèse de ce phénomène – la méthode historique :

« La méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé. Mais ce n’est nullement là le procès de la genèse du concret lui-même. » [6].

[1Œuvres complètes, Paris, Champ libre, II, 83.

[2op. cit., II, 84.

[3« L’État, complètement dans sa genèse, essentiellement et presque complètement pendant les premières étapes de son existence, est une institution sociale imposée par un groupe victorieux d’hommes sur un groupe vaincu, avec pour seul objectif d’assurer la domination du groupe victorieux sur les vaincus et de se garantir contre la révolte de l’intérieur et les attaques de l’extérieur. Téléologiquement, cette domination n’avait pas d’autre objet que l’exploitation économique des vaincus par les vainqueurs. » Cette citation n’est pas de Bakounine mais de Franz Oppenheimer, un sociologue allemand (1864-1943). F. Oppenheimer, The State (1914), Black Rose Books, Montréal, réédité en 1975.

[4op. cit., II, 146

[5Le Capital, 8e section, XXXI, La Pléiade, I, p. 1213.

[6Introduction générale à la critique de l’économie politique, La Pléiade, I, p. 255