GARNIER, Philippe. " L’art et l’inventivité"

art (généralités)GARNIER, Philippe (1935-21 juin 2003)

Entre la Joconde, un cheval de Lascaux, une composition de Soulages, l’objet hétéroclite inventé dans un atelier psychiatrique et le « bonhomme » dessiné à la maternelle, il est difficile de préciser ce qu’on peut entendre par le mot « art »... Sans négliger l’art culinaire, l’art érotique, l’art équestre, l’art médical ni l’art de la guerre.
Cela tient sans doute à la polysémie de l’ars latin, qui a longtemps renvoyé à une technique, à l’artisanat plutôt qu’au champ esthétique. Il semble d’ailleurs que la beauté, la forme, l’harmonie – valeurs traditionnellement attachées à l’art – laissent actuellement la place à d’autres critères, qu’il serait intéressant d’étudier : entre le Louvre et le musée national d’Art moderne, entre un conservatoire et le foisonnement créatif des Frigos, entre les colonnes de Buren et Notre Dame, il y a un monde. Et résumer les critères à la valeur marchande auto- entretenue par le trio artiste-critique-galerie, voire musée, ne saurait satisfaire...
Enfin, l’art brut, le pop’art, l’art nu, l’art nouveau, l’art populaire... ouvrent à des questions très complexes dont témoignent aussi de récentes et problématiques expositions : « La Beauté », en Avignon (juillet 2000), mais aussi « Posséder et détruire » au Louvre (avril 2000), par exemple. Rapport avec un universel, mode de production (expression, création, sublimation ?), place dans des discours, lien avec le langage et l’image, infiltration par des pathologies perceptibles, questionnement par d’autres formes de l’art quant au Un ou au « vide » (je pense à la peinture chinoise classique, par exemple), filiations et ruptures dans une civilisation donnée : autant de points qui empêchent de s’endormir sur les réponses toutes trouvées des spécialistes de l’art ou dans la philosophie souvent patareligieuse...
Il me semble que, dans le sillage de l’anarchisme, on peut soutenir quelques points :
– Le pouvoir d’innover, d’inventer, par exemple, est au cœur de l’homme, de chaque homme, comme potentialité. Certes, tout un chacun n’est pas Mozart, mais cette faculté pourra se développer différemment selon ce qu’on est, selon les idéologies, les systèmes socio-éducatifs. Il est des temps forts – et des temps d’obscurcissement – qu’aucune politique « culturelle », fût-elle « de masse » ou « pour tous », ne saurait influencer : pourquoi la Grèce antique, l’art roman ou les cathédrales, pourquoi Rilke, Francis Ponge ou Prokofiev, Rembrandt ou Cézanne ? Les analyses économiques, sociales, psychologiques, les traités de philosophie, sans être inintéressants, semblent souvent rater l’essentiel... Le langage serait-il inapte pour approcher, analyser, la vérité de l’art, ou pour dire ce qu’il en est de l’inventivité ?
La pierre de touche de l’art n’est-elle pas... l’art lui-même ? Je veux dire : une invention en réponse à l’invention ? L’inventivité de l’art est, me semble-t-il, et pour reprendre une expression du poète Malrieux à propos de la poésie, « contagieuse ». Et Picasso donnait comme critère d’une œuvre réussie le fait qu’elle induisait chez l’autre le désir
d’inventer – non pas dans la peinture, mais dans son propre champ, qui dans la musique, qui dans l’érotique, qui dans la cuisine ou le jardin. L’inventivité n’est-elle pas proche de l’énonciation comme telle – qui échappe à tout énoncé ? J. Oury, pour tenter d’approcher cette question, avait recours au lieu « pré » [1] de F. Ponge – pour dire qu’on ne pouvait rien en dire, si ce n’est sous forme de poème.
– Les toutes dernières théories de l’émergence du langage – qui serait un équivalent plus performant de l’épouillage des grands singes, lui même, notons-le, libérateur d’endorphines... – insistent sur son rôle « politique » – au sens d’un support essentiel à la vie du groupe lié au besoin de « bavarder » – sans négliger la transmutation qu’il provoque de la jouissance induite par l’endorphine. Du bavardage « émergera la langue », à « l’origine de tous les aspects de notre culture ». Tous ? N’est-ce pas surestimer l’aspect symbolique du langage, voire son effet de communication, par rapport au réel – de la pierre, de la terre, de la couleur, du son ?
Plus même : l’art est-il fondamentalement un langage ? Invente-t-on toujours « de l’autre » et « pour l’Autre » ? N’est-il pas plutôt lié à ce qui résiste au langage, à ce qui est déjeté, « déchetté », de la langue ? N’est-il pas alors intimement lié à ce qui résiste à l’asservissement des idéologies, des manipulations diverses et des « signes » (ou des signifiants), donc à la possibilité d’une liberté en acte ?
Il n’exprime pas, il transporte, il fait toucher – de l’assortiment de fines herbes pour une salade à la petite touche de rouge vermillon qui transforme un portrait – l’extraordinaire possibilité de l’homme de sortir du « même », de la répétition, de l’instinct, de la culture d’antan, des schémas de pensée. Il témoigne de l’inventivité, de l’action inventive, inscrites au plus fort de l’homme, et il vient proposer des formes nouvelles aux délires communs, comme autrefois les mythes.
Peut-être même la dynamique inventive de chaque homme lui est-elle essentielle pour que le langage se tienne – hors du bavardage vide et du délire – et pour qu’il puisse affronter sans trop de risque, sans s’effondrer, sans être anéanti, sans se faire le jouet des pulsions, parce qu’il crée, le « vide » – au sens des physiciens : un lieu d’énergie chaotique. Vide auquel l’art viendrait donner forme, au sens où vide et forme sont l’avers et l’envers de cette étonnante possibilité d’inventer – d’inventer sa vie au fil des actes qui tracent un chemin de liberté :

Caminante, no hay camino / Se hace camino al andar / Al andar se hace camino Machado

« On ne sait jamais ce que le corps peut », dit Spinoza – d’où la nécessité d’une éthique, et d’autant plus que l’on côtoie le réel. En ce sens, la démarche créative, liberté en acte, qui, si j’ose dire, ne se paye pas de mots à moins d’être pervertie, est au plus près du corps et de l’éthique. L’art pose au plus vif cette question. Et qu’en est-il alors de l’éthique libertaire ?

Philippe Garnier

[1Par le lieu « pré », J. Oury désigne le lieu où s’originent l’énonciation, la création, peut-être la folie, et dont on ne sait rien, sauf à l’extrapoler à partir des énonciations et des effets de la création. Cela rejoint peut-être les théories sur la « pensée sans langage ».