TRAIMOND, Jean-Manuel. "La littérature, arme situationniste"

littérature (généralités)situationnismeTRAIMOND, Jean-Manuel (1960 - )

La plupart des articles de ce numéro de Réfractions traitent de la présence de l’anarchisme dans la littérature. Celui-ci se préoccupe de l’influence de la littérature sur une espèce politique précise, le situationnisme. On ne connaît pas de situationniste mort les armes à la main, ou au fond d’une geôle, ou dans l’échec d’une grande révolution : l’arme la plus efficace des situationnistes a été la littérature.
Ils descendaient pourtant entre autres du lettrisme, qu’on ne peut guère accuser de servilité envers les belles-lettres, et recrutèrent aussi parmi les peintres. Mais ce mot " ils " est trompeur : les situationnistes, c’était d’abord Debord. Soit, d’un point de vue stylistique, un écrivain politique à ranger parmi les classiques de notre siècle. C’est-à-dire, dussent leurs mânes respectives s’en étrangler, en compagnie de... de Gaulle. Tous deux professaient le même respect pour une langue latinisante sans affectation, châtiée et pourtant vigoureuse. Tous deux furent les politiques les plus rosses de l’histoire française, anéantissant leurs ennemis de mots olympiens d’un tel brio qu’il existe au moins six recueils de ceux de
de Gaulle et que ceux de Debord l’ont préservé d’attaques ad hominem. Mais " Quand le lion est mort, les lièvres ne craignent pas de l’insulter " [1]. Cet article aurait-il été écrit du vivant de Debord ?
J’ignore selon quels critères les situationnistes se cooptaient, quoique la qualité de leurs textes laisse à penser que l’inaptitude littéraire fermait sans rémission leurs portes. Ce qui permit aux situationnistes de se décoller d’une ultra-gauche divisée en anarchistes plâtreux, trotskistes à la langue de brique et maoïstes aux grâces de camion-benne.
Bien sûr, on ne peut leur dénier ni l’essentielle notion de spectacle (rappelons que Debord la définit ainsi :

" Le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne " [2],

ni la beauté et la force de leurs formules, à qui les graffiteurs de Mai 68 ont rendu si souvent hommage, ni l’époustouflant canular du Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie [3] de Gianfranco Sanguinetti. Ces contributions ont été assez précieuses pour que l’on pardonne beaucoup aux situationnistes ; jusqu’à leurs indigestes grumeaux théoriques, qui permettent néanmoins de déterminer si un homme peut mentir : il suffit qu’il prétende avoir tout compris à La Société du spectacle.
Cet article ne s’aventurera pas à juger du poids historique réel des situationnistes, sans aucune mesure avec leurs effectifs réduits. Leur goût du secret et l’extrême contrôle qu’ils ont exercé sur leurs publications rend cette estimation difficile ; elle est de toute façon hors sujet. Non, ce dont cet article veut traiter, c’est de la contradiction entre l’éthique affichée et l’éthique appliquée des situationnistes.
On oublie trop que Guy Debord avait lu, et recommandé, L’Homme de cour de Baltasar Gracián. Tout comme on trouve déjà Auschwitz dans Mein Kampf, on trouve déjà dans Gracián les positionnements brillants, les attitudes fécondes et l’intelligence des rites de l’élite qui ont caractérisé les situationnistes :

" Ne pas se rendre trop intelligible. La plupart n’estiment pas ce qu’ils comprennent, et admirent ce qu’ils n’entendent pas. Il faut que les choses coûtent pour être estimées [...]. Il faut leur ôter le moyen de censurer, en occupant tout leur esprit à concevoir. " [4]

Remercions Gracián d’éclairer l’un des charmes des écrits situationnistes : un français classique, donc clair ; puis, abrupt, un frénétique farfouillis de dialectique, soudain terminé par une phrase si lumineuse, si intelligente, qu’on refuse de croire absurde le magma qui la précède. De là aussi la fascination de livres sans but apparent, comme celui qui reproduit des contrats cinématographiques ; ce qui est caché ne peut qu’être meilleur. En vérité, les concepts exclusivement situationnistes sont bien peu, hors celui du spectacle. Malgré les avertissements des situationnistes [5], leurs admirateurs ont cru voir naître une idéologie entière, de l’ampleur de l’anarchisme ou du marxisme. On retrace aisément l’origine d’idées célèbres des situationnistes :
" Je ne veux pas gagner ma vie, je l’ai. "
Ou : " Ruons-nous sur la masse terrible de documents qui pèsent de tout leur poids sur notre décision de ne rien faire ce matin. "
Ne croirait-on pas ces deux phrases tirées du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations  ? Erreur, elles sont de Boris Vian.
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[1Baltasar Gracián : L’Homme de cour, p. 37, rééd. Mille et une nuits

[2Commentaires à la société du spectacle, p. 12, éd. Gérard Lebovici, 1988. Aussi publié en Folio.

[3Censor (Gianfranco Sanguinetti) : Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. éd. Champ libre, 1975, à présent distribuées par les éditions Ivrea.

[4P. 162, op. cit.

[5" Ici est la base naturelle pour une consommation admirative d’une supposée théorie situationniste, comme dernière mode spectaculaire. On verra bien que l’IS ne doit pas être jugée sur les aspects superficiellement scandaleux de certaines manifestations par lesquelles elle apparaît, mais sur sa vérité centrale essentiellement scandaleuse. " " Nos buts et nos méthodes dans le scandale de Strasbourg ", Internationale situationniste, n° 11, 1967.