BAKOUNINE, Michel. Dieu et l’Etat (08) L’intelligence humaine et la naissance du surnaturel

religion et spiritualité (en général)imaginaireBAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (Premoukhino, gouvernement de Tver, aujourd’hui Kalinine, Russie 18 mai 1814 - Berne, Suisse, 1/7/1876)
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L’homme, comme toute chose dans le monde, est un être complètement matériel. L’esprit, la faculté de penser, de recevoir et de réfléchir les diverses sensations tant extérieures qu’intérieures, de s’en souvenir alors qu’elles sont passées et de les reproduire par l’imagination, de les comparer et de les distinguer, d’en abstraire les déterminations communes et de créer par-là même des notions générales ou abstraites, enfin de former les idées, en groupant et en combinant ces dernières, selon des modes différents, l’intelligence en un mot, l’unique créateur de tout notre monde idéal, est une propriété du corps animal et notamment de l’organisation toute matérielle du cerveau.

Nous le savons de la manière la plus certaine, par l’expérience universelle, qu’aucun fait n’a jamais démentie et que tout homme peut vérifier à chaque instant de sa vie. Dans tous les animaux, sans excepter les espèces les plus inférieures, nous trouvons un certain degré d’intelligence, et nous voyons que, dans la série des espèces, l’intelligence animale se développe d’autant plus que l’organisation d’une espèce se rapproche davantage de celle de l’homme mais que dans l’homme seul, elle arrive à cette puissance d’abstraction qui constitue proprement la pensée.
L’expérience universelle [1] qui, au bout du compte, est l’unique base et la source réelle de toutes nos connaissances, nous démontre donc, primo,que toute intelligence est toujours attachée à un corps animal quelconque, et, secundo, que l’intensité, la puissance de cette fonction animale dépend de la perfection relative de l’organisation animale. Ce second résultat de l’expérience universelle n’est point applicable seulement aux différentes espèces animales : nous le constatons également chez les hommes, dont la puissance intellectuelle et morale dépend d’une manière par trop évidente de la plus ou moins grande perfection de leur organisme, comme race, comme nation, comme classe et comme individus, pour qu’il soit nécessaire de beaucoup insister sur ce point [2].
D’un autre côté, il est certain qu’aucun homme n’a jamais vu ni pu voir l’esprit pur, détaché de toute forme matérielle, existant séparément d’un corps animal quelconque. Mais si personne ne l’a vu, comment les hommes ont-ils pu arriver à croire à son existence ? Car le fait de cette croyance est notoire, et, sinon universel comme le prétendent les idéalistes, au moins très général ; et, comme tel, il est tout à fait digne de notre attention respectueuse, car une croyance générale, si sotte qu’elle soit, exerce toujours une influence trop puissante sur les destinées humaines pour qu’il puisse être permis de l’ignorer ou d’en faire abstraction.
Cette croyance historique s’explique d’ailleurs d’une manière naturelle et rationnelle. L’exemple que nous offrent les enfants et les adolescents, voire beaucoup d’hommes qui ont bien dépassé l’âge de la majorité, nous prouve que l’homme peut exercer longtemps ses facultés mentales avant de se rendre compte de la manière dont il les exerce, avant d’arriver à la conscience nette et claire de cet exercice. Dans cette période du fonctionnement de l’esprit inconscient de lui-même, de cette action de l’intelligence naïve ou croyante, l’homme, obsédé par le monde extérieur et poussé par cet aiguillon intérieur qui s’appelle la vie et les multiples besoins de la vie, crée une quantité d’imaginations, de notions et d’idées, nécessairement très imparfaites d’abord, très peu conformes à la réalité des choses et des faits qu’elles s’efforcent d’exprimer. Et comme il n’a pas la conscience de sa propre action intelligente, comme il ne sait pas encore que c’est lui-même qui a produit et qui continue de produire ces imaginations, ces notions, ces idées, comme il ignore lui-même leur origine toute subjective, c’est-à-dire humaine, il les considère naturellement, nécessairement, comme des êtres objectifs, comme des êtres réels, tout à fait indépendants de lui et comme existant par eux-mêmes.
C’est ainsi que les peuples primitifs, émergeant lentement de leur innocence animale. ont créé leurs dieux. Les ayant créés, ne se doutant pas qu’ils en étaient eux-mêmes les créateurs uniques, ils les ont adorés : les considérant comme des êtres réels, infiniment supérieurs à eux-mêmes, ils leur ont attribué la toute-puissance, et se sont reconnus pour leurs créatures, leurs esclaves. A mesure que les idées humaines se développaient davantage, les dieux, qui, comme je l’ai déjà observé, n’en ont jamais été que la réverbération fantastique, idéale, poétique, où l’image renversée, s’idéalisaient aussi. D’abord fétiches grossiers, ils devinrent peu à peu des esprits purs, existant en dehors du monde visible, et enfin, à la suite d’un long développement historique, ils finirent par se confondre en un seul Être divin, Esprit pur, éternel, absolu, créateur et maître des mondes.
Dans tout développement, juste ou faux, réel ou imaginaire, tant collectif qu’individuel, c’est toujours le premier pas qui coûte, le premier acte qui est le plus difficile. Une fois ce pas franchi et. ce premier acte accompli, le reste se déroule naturellement comme une conséquence nécessaire. Ce qui était difficile dans le développement historique de cette terrible folie religieuse qui continue encore de nous obséder et de nous écraser c’était donc de poser un monde divin tel quel, en dehors du monde réel. Ce premier acte de folie, si naturel au point de vue psychologique et par conséquent nécessaire dans l’histoire de l’humanité, ne s’accomplit pas d’un seul coup. Il a fallu je ne sais combien de siècles pour développer et pour faire pénétrer cette croyance dans les habitudes mentales des hommes. Mais, une fois établie, elle est devenue toute-puissante, comme le devient nécessairement toute folie qui s’empare du cerveau humain. Prenez un fou : quel que soit l’objet spécial de sa folie, vous trouverez que l’idée obscure et fixe qui l’obsède lui paraît la plus naturelle du monde, et qu’au contraire les choses naturelles et réelles qui sont en contradiction avec elle lui sembleront des folies ridicules et odieuses. Eh bien, la religion est une folie collective, d’autant plus puissante qu’elle est une folie traditionnelle et que son origine se perd dans l’antiquité la plus reculée. Comme folie collective, elle a pénétré dans tous les détails tant publics que privés de l’existence sociale d’un peuple, elle s’est incarnée dans la société, elle en est devenue pour ainsi dire l’âme et la pensée collective. Tout homme en est enveloppé depuis sa naissance, il la suce avec le lait de sa mère, l’absorbe avec tout ce qu’il entend, tout ce qu’il voit. Il en a été si bien nourri, empoisonné, pénétré dans tout son être que plus tard, quelque puissant que soit son esprit naturel, il a besoin de faire des efforts inouïs pour s’en délivrer, et encore n’y parvient-il jamais d’une manière complète. Nos idéalistes modernes en sont une preuve, et nos matérialistes doctrinaires, les communistes allemands, ensont une autre. Ils n’ont pas su se défaire de la religion de l’État.
Une fois le monde surnaturel, le monde divin, bien établi dans l’imagination traditionnelle des peuples, le développement des différents systèmes religieux a suivi son cours naturel et logique, toujours conforme d’ailleurs au développement contemporain et réel des rapports économiques et politiques dont il a été en tout temps, dans le monde de la fantaisie religieuse, la reproduction fidèle et la consécration divine. C’est ainsi que la folie collective et historique qui s’appelle religion s’est développée depuis le fétichisme, en passant par tous les degrés du polythéisme, jusqu’au monothéisme chrétien.

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[1l faut bien distinguer l’expérience universelle, sur laquelle se fonde toute la science, de la foi universelle, sur laquelle les idéalistes veulent appuyer leurs croyances : la première est une constatation réelle de faits réels : la seconde n’est qu’une supposition de faits que personne n’a jamais vus et qui par conséquent sont en contradiction avec l’expérience de tout le monde

[2Les idéalistes, tous ceux qui croient en l’immatérialité et en l’immortalité de l’âme humaine. doivent être fort embarrassés de la différence qui existe entre les intelligences des races, des peuples et des individus. À moins d supposer que les parcelles divines ont été inégalement distribuées, comment expliqueront-ils cette différence ?Il y a malheureusement un nombre trop considérable d’hommes tout à fait stupides, bêtes jusqu’à l’idiotie. Auraient-ils donc reçu en partage une parcelle à la fois divine et stupide ? Pour sortir de cet embarras, les idéalistes doivent nécessairement supposer que toutes les âmes humaines sont égales, mais que les prisons dans lesquelles elles se trouvent enfermées - les corps humains - sont inégales, les unes plus capables que les autres de servir d’organe à l’intellectualité pure de l’âme. Une âme aurait de cette manière des organes très fins, une autre des organes très grossiers à sa disposition. Mais ce sont là des distinctions dont l’idéalisme n’a pas le droit de se servir, dont il ne peut se servir sans tomber lui-même dans l’inconséquence et dans le matérialisme le plus grossier. Car devant l’absolue immatérialité de l’âme, toutes les différences corporelles disparaissent, tout ce qui est corporel, matériel. devant apparaître comme indifféremment, également. absolument grossier. L’abîme qui sépare l’âme du corps. L’absolue immatérialité de la matérialité absolue, est infini ; par conséquent toutes les différences, inexplicables d’ailleurs et logiquement impossibles, qui pourraient exister de l’autre côté de l’abîme, dans la matière, doivent être pour l’âme nulles et non avenues et ne peuvent, ne doivent exercer sur elle aucune influence. En un mot, l’absolument immatériel ne peut être contenu, emprisonné, et encore moins exprimé, à quelque degré que ce soit. par l’absolument matériel. De toutes les imaginations grossières et matérialistes, dans 1e sens attaché par les idéalistes à ce mot, c’est-à- dire brutales, qui aient été engendrées par l’ignorance et par la stupidité primitives des hommes, celle d’une âme immatérielle ernprisonnée dans un corps matériel est certainement la plus grossière, la plus crasse ; et rien ne prouve mieux la toute-puissance exercée même sur les meilleurs esprits par des préjugés antiques que ce fait vraiment déplorable que des hommes doués d’une haute intelligence puissent en parler encore aujourd’hui.