GOTTRAUX, Philippe. Socialisme ou Barbarie : Une revue iconoclaste dans la France de l’après-guerre
socialismePolitique. Marxisme et marxistesCASTORIADIS, Cornelius (1922-1997). PhilosopheLEFORT, ClaudeUne revue iconoclaste dans la France de l’après-guerre [*].
Pour qui s’intéresse de près à l’histoire politique et intellectuelle de l’après-guerre en France, la rencontre avec la revue Socialisme ou Barbarie apparaît aujourd’hui évidente. Pourtant, à l’époque de sa parution, soit entre 1949 et 1965, la revue resta parfaitement confidentielle et très largement méconnue. Aujourd’hui, il est difficile d’ignorer ses énoncés iconoclastes d’alors sur le caractère non socialiste (voire totalitaire) de l’URSS, émis à partir d’un point de vue radical et dans un contexte où l’immense majorité de l’intelligentsia de gauche succombait aux sirènes de la " Patrie du Socialisme " et confondait marxisme et stalinisme.
Une origine toute militante
On ne saurait se méprendre cependant sur la nature de cette singulière expérience collective : avant d’être une revue, Socialisme ou Barbarie se présente d’abord comme un groupe politique d’extrême-gauche inséré en tout premier lieu dans le champ politique radical. [1] En conséquence, l’édition de la revue représente aux yeux du groupe une médiation politique, un moyen de diffusion d’idées, certes le plus important parmi les autres activités militantes et éditoriales orientées vers la praxis [2]. Cette identité militante d’extrême-gauche est réaffirmée à maintes reprises dans la revue ou dans les comptes rendus des activités du groupe.
Ainsi, dès le premier numéro, les " socio-barbares [3] " mettent les choses au point quant à la nature d’abord politique qu’ils entendent donner à leur entreprise et rappellent la perspective visée : construire une nouvelle organisation révolutionnaire. Ils cherchent alors à se prémunir de la critique habituellement adressée à qui se sépare du Parti (en l’occurrence trotskiste et de petite taille), celle de virer " à droite " et/ou de se replier sur la sphère privée :
" Nous ne partons pas pour nous rallier à quelque mouvement centriste du type RDR ou pour rentrer chez nous, mais pour jeter les fondements d’une future organisation révolutionnaire prolétarienne [4]. "
De surcroît, les socio-barbares se démarquent ouvertement et non sans ambition d’une démarche exclusivement intellectuelle :
" Nous pensons que nous représentons la continuation vivante du marxisme dans le cadre de la société contemporaine. Dans ce sens nous n’avons nullement peur d’être confondus avec tous les éditeurs de revues "marxistes", "clarificateurs", "hommes de bonne volonté", discutailleurs et bavards de tout acabit. Si nous posons des problèmes, c’est que nous pensons pouvoir les résoudre [5]. "
Cette présentation de soi offensive traduit autant la tentative de se positionner dans le champ politique radical qu’une aversion pour les démarches qui se contentent " de traiter les questions théoriques pour elles-mêmes [6]".
Certes, ces proclamations ne signifient pas encore que les pratiques effectives suivent. Nous ne saurions pourtant comprendre ni les actes des militants ni l’orientation de Socialisme ou Barbarie (ses prises de positions et ses multiples polémiques) sans se référer à cette matrice identitaire originelle qui va structurer l’ensemble de ses comportements. Tenir compte de cette identité militante auto proclamée, c’est accorder de l’importance aux sens que les acteurs donnent à leurs actes et reconnaître qu’il contribue à façonner leurs pratiques. Mais nous ne pouvons, dans un autre mouvement, en rester là, tant les représentations des acteurs ne suffisent pas à rendre compte de leurs actes. Ainsi, si le recul historique contribue à ne retenir de l’aventure de ce collectif que l’édition d’une revue, c’est que dans les faits, en dépit des proclamations et tentatives militantes des acteurs, l’impact effectif du groupe passe presque exclusivement par ce vecteur [7].
Quoi qu’il en soit, l’inscription initiale du groupe Socialisme ou Barbarie dans le champ politique ne dispense pas d’analyser la revue pour elle-même. Il n’est dès lors pertinent de voir en quoi l’identité militante du groupe oriente la revue, dans ses visées, son contenu, sa forme, ainsi que dans son mode de production. Cet article se propose d’abord de montrer, par quelques touches significatives, comment l’autodéfinition militante se double d’une attitude polémique envers le champ intellectuel, contredisant l’indifférence initialement proclamée à son encontre. Quelques indications sur le fonctionnement du groupe doivent ensuite indiquer combien la revue est dépendante de ses origines d’extrême-gauche et, enfin, en quoi cette matrice conditionne en partie le sabordage de cette riche expérience.
[*] La Revue des revues, n° 23, 1997 (Revue internationale d’histoire et de bibliographie)
Au point de figurer dans le récent Dictionnaire des intellectuels français édité par Jacques Julliard et Michel Winock (Paris, le Seuil, 1996)
[1] En démarcation d’avec un champ politique " politicien ", j’entends par champ politique radical le réseau constitué par les groupes, organisations, partis (ou fractions de partis) partageant des référents anticapitalistes et révolutionnaires, se revendiquant du prolétariat et/ou des sujets sociaux dominés et cherchant, enfin, dans une praxis (où se rencontrent réflexion et action) à transformer le monde qui les entoure. Quant aux profits recherchés, ils sont symboliques (prestige découlant du contrôle de la légitimité politico-théorique notamment) et matériels, (capacités organisationnelles, influence dans les mouvements, les syndicats ou les associations, recrutement militant, etc.). Par contraste, si les agents du champ intellectuel peuvent produire des énoncés politiques, leur finalité n’est pas directement l’organisation et l’intervention pratique.
[2] Le groupe publie notamment des tracts, des brochures et le mensuel d’agitation Pouvoir Ouvrier, à partir de décembre 1958.
[3] Les principaux intéressés assument cet intitulé et l’utilisent parfois. J’utilise le substantif (les socio-barbares) et l’adjectif (théorie sociale-barbare, etc.).
[4] " Lettre ouverte aux militants du PCI et de la IVe internationale ", Socialisme ou Barbarie, n° 1, mars-avril 1949, p. 101.
[5] " Présentation ", Socialisme ou Barbarie, n° 1, mars-avril 1949, p. 3.
[6] Ibid., p. 6.
[7] La visibilité de la seule revue découle aussi du fait que la modeste reconnaissance posthume dont le groupe peut se prévaloir provient essentiellement de la trajectoire dans le champ intellectuel de Cornelius Castoriadis et de Claude Lefort. À ce sujet, voir Ph. Gottraux, Le groupe" Socialisme ou Barbarie ". Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Éditions Payot, Lausanne (livre paru en octobre 1997).