PATTIEU, Sylvain. Interview sur "Les camarades des frères. Trotskystes et libertaires pendant la guerre d’Algérie".

No Pasaran n° 32

libération nationaleJOYEUX, Maurice (1910-1991)FA (Fédération anarchiste), FranceTROTSKI, Léon (1879-1940), trotskistes et trotskismesPartis communistesFCL (Fédération Communiste Libertaire)FONTENIS, Georges (27 avril 1920 - 20 août 2010)PATTIEU, SylvainAfrique : Algérie – Guerre d’Algérie (1954-1962) MLNA (Mouvement libertaire nord-africain) Politique. Anticolonialisme

Comment t’est venue l’idée d’écrire un livre sur l’extrême gauche pendant la guerre d’Algérie ?
Tout part d’un mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Louis Trio. Je voulais travailler sur la solidarité des Français avec les Algériens pendant la guerre d’Algérie, sur les porteurs de valises. Je me suis rendu compte que plusieurs livres avaient été écrits sur les réseaux Jeanson et Curiel, un de Gilles Perrault sur Curiel, un de Patrick Rotman et Hervé Hamon Les porteurs de valises qui traite surtout du réseau Jeanson. Mais il y avait un manque par rapport à la gauche révolutionnaire ou extrême gauche, c’est à dire les trotskistes et les libertaires, alors qu’ils avaient été les premiers à se mobiliser et à constituer des réseaux de soutien au FLN et MNA, les deux organisations nationalistes qui luttaient pour l’indépendance de l’Algérie.
Comment définirais-tu ce terme " extrême gauche " ?
Cest un terme relatif, qu’il ne faut pas sacraliser : j’ai défini l’extrême gauche dans mon livre par sa dimension de rupture par rapport au consensus national. Je considère qu’en France, dans les années 1950, le consensus national, c’est le consensus républicain et l’extrême gauche s’y oppose et ne reconnaît pas les institutions. Il y a d’autres critères qui sont les valeurs de gauche (solidarité et égalité) ainsi qu’un autre critère très relatif qui est la place sur l’échiquier politique. Le dernier encore plus relatif est la subversivité des pratiques : on a là des groupes qui vont recourir à des méthodes clandestines et illégales pour apporter leur soutien au FLN. C’est compliqué, parce qu’un parti comme le Parti Socialiste Unifié (PSU), par exemple, est un peu entre l’extrême gauche et la gauche traditionnelle.
Où en est l’extrême gauche dans les années 1950 et quelle place a-t-elle après la Seconde Guerre mondiale alors que le Parti communiste français, très puissant, est le pivot d’une certaine contestation quoique réformiste en France ?
C’est une extrême gauche minoritaire et divisée. Elle est minoritaire à cause de l’hégémonie du PCF à gauche et aussi parce qu’elle est très divisée. On peut dire qu’il y a deux traditions, une libertaire-anarchiste et une plutôt trotskiste.
La tradition libertaire s’est divisée en 1953, lors du congrès de ce qu’était la Fédération anarchiste : il y avait deux orientations, celle de Georges Fontenis, partisan de la construction d’un parti plus centralisé, et une autre portée par Maurice Joyeux qui était de laisser la FA telle quelle, c’est-à-dire comme une organisation synthésiste, qui doit rester la synthèse de courants très différents. En 1953, dans la FA, le courant de Fontenis, le plus centralisateur, prend le pas sur l’autre et il décide avec ses partisans de rebaptiser la FA et de l’appeler Fédération Communiste Libertaire (FCL), les autres gardent le nom de FA. Les partisans de Fontenis gardent le journal Le Libertaire tandis que les autres créent Le Monde libertaire.
Du côté trotskiste, les deux groupes principaux en 1954, quand l’insurrection algérienne éclate, sont issus d’une scission de 1953 entre deux Partis communistes internationalistes. Un de ces deux partis est dirigé par Pierre Frank et l’autre par Pierre Lambert, qui réussi à se détacher.
Du côté de Pierre Frank, on a les ancêtres de la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire) et du côté de Pierre Lambert, dont le vrai nom est Boussel, les ancêtres du Parti des Travailleurs, toujours dirigé par lui. 0n a d’autres groupes plus petits : Socialisme ou Barbarie, groupe surtout intellectuel avec Cornelis Castoriadis et d’autres qui agissent peu ainsi que le groupe Voix ouvrière, les ancêtres de Lutte ouvrière, le parti d’Arlette Laguiller, qui a commencé en politique à la fin des années 1950 : ils sont aussi très minoritaires pendant cette guerre, et surtout orientés vers le travail en usine.

Quelles sont les forces en Algérie qui réclament l’indépendance avant que se déclare l’insurrection ?
Il y a en Algérie un leader historique du nationalisme algérien depuis les années 1930, Messali Hadj, qui a été ouvrier en France. Il a construit le mouvement national algérien. Au sein de ce mouvement, depuis les années 1930, il y a plusieurs tendances : ceux qui sont plus ou moins prêts à négocier avec le gouvernement français et ceux qui réclament l’indépendance de manière plus volontaire. Les uns comme les autres trouvent assez peu de répondant du côté du gouvernement français. Messali Hadj fonde l’Étoile nord-africaine, mais cette organisation est dissoute par le Front populaire. Il y a régulièrement des arrestations mais il y un espoir d’indépendance du côté algérien en 1945 après la Seconde Guerre mondiale. L’espoir est déçu, Messali Hadj est emprisonné et le 8 mai 1945 il y a le massacre de Sétif et Guelma qui d’ailleurs trouve peu de répondant du côté de la gauche. Au début des années 1950, le mouvement national algerien est dans un sale état, très divisé par ses échecs successifs. Il y a trois tendances au sein du Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD), le nom du parti pour l’indépendance en 1954. Une tendance dite centraliste, qui veut essayer de négocier avec le gouvernement français vers l’indépendance, la tendance de Messali Hadj qui s’appuie sur sa légitimité, et un petit groupe d’activistes qui se détachent du MTLD et fondent le Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action (CRUA). Ces militants déclenchent l’insurrection en novembre 1954 et fondent tout de suite après le Front de Libération National (FLN). Messali Hadj tient à sa légitimité et refuse de se fondre dans le FLN : il crée donc le Mouvement national algérien (MNA). Ainsi, en 1954, deux mouvements concurrents se disputent l’hégémonie sur le peuple algérien et sur le mouvement d’indépendance de l’Algérie : le MNA et le FLN.
Le MNA est rapidement décimé puisqu’à partir de 1957 c’est vraiment le FLN qui tient l’insurrection algérienne et le peuple algérien.
Il y a l’affaire du maquis Bellounis qui porte un coup déflnitif au MNA. Bellounis était un chef du maquis partisan de Messali Hadj qui est mis en difficulté par le FLN et passe plus ou moins du côté de l’armée française. Ce n’est pas très clair ; de toutes les façons, Bellounis est assassiné, et à partir de ce moment, le MNA a une réputation de collaborateur du gouvernement français ; Messali Hadj n’est pas en désaccord avec certaines des propositions de De Gaulle et au niveau militaire, ils perdent face au FLN.
Quand se déclare l’insurrection en novembre 1954 menée par le FLN, comment réagissent en France les mouvements trotskistes et libertaires ?
D’abord ils sont étonnés comme tout le monde, personne ne s’y attendait et personne ne connaît le FLN ni ne sait à quoi il correspond. Celui qui est connu dans l’extrême gauche, c’est Messali Hadj, le leader historique avec lequel l’extrême gauche a des contacts depuis la fin des années 1930, avec qui ont été organisées des manifestations notamment pour l’indépendance de l’Indochine. Faut-il ou non soutenir une insurrection nationaliste pour une indépendance ? Cela ne va pas forcement de soit, notamment pour le courant libertaire : si oui, alors quelle organisation, le MNA ou le FLN ? Ce n’est pas évident puisque a priori ils connaissent mieux les militants proches de Messali Hadj. Le soutien est traité différemment en fonction des groupes et ce qui est intéressant, c’est que c’est transversal aux traditions libertaire et trotskiste. Du côté des libertaires, la FA refuse plus ou moins de prendre parti et renvoie dos à dos les nationalistes algériens et le gouvernement français en disant soutenir le peuple algérien mais refuser de soutenir une lutte au terme de laquelle le peuple algérien serait soumis au joug de la bourgeoisie algérienne à la place de la bourgeoisie française. Il y a par exemple des textes où ils appellent leurs frères algériens à se ranger dans la lutte du prolétariat et à ne pas se placer de la tutelle de la Bible à la tutelle du Coran. Sur le plan pratique, cela les amène certes à une condamnation de la répression de l’État français, mais sans avoir véritablement d’action sur la guerre d’Algérie ; ils n’aideront pas vraiment les groupes algériens qui se battent, du moins jusqu’à la fin des années 1950. Du côté des trotskistes, Voix ouvrière prend une position un peu similaire et conserve comme priorité le travail en usine ; même s’ils peuvent soutenir la revendication d’indépendance, ils n’en font pas une priorité. Du côté des autres courants, certains décident de prendre fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie : la Fédération communiste libertaire du côté des libertaires et puis principalement les deux PCI, celui de la tendance Lambert et celui de la tendance Frank, du côté des trotskistes, ainsi que Socialisme ou Barbarie qui produisent surtout des textes d’analyse.
La FCL et les deux PCI vont-ils soutenir le FLN ou le MNA pendant les deux premières années de l’insurrection algérienne ?
Il y a trois positions différentes. Du côté de la tendance Lambert, c’est un soutien exclusif au MNA : ils portent des accusations graves contre le FLN et soutiennent le MNA en considérant qu’il s’agit d’un parti bolchevik et que Messali Hadj est un nouveau Lénine. Cette position peut s’expliquer par le fait que lors de la scission chez les trotskistes en 1953, ce sont surtout les lambertistes qui gardent des liens avec Messali Hadj ; d’ailleurs Lambert vire de son parti en 1955 tous ceux qui ne sont pas d’accord avec cette position exclusive vis-à-vis du MNA, notamment Michel Lequenne. Pour la FCL, c’est aussi un soutien au MNA, mais plus nuancé. Georges Fontenis et ses amis soutiennent le MNA parce qu’ils connaissent mieux ce mouvement, mais nulle part dans leur presse, on ne trouve d’accusations contre le FLN. De 1954 à 1957 c’est très difficile de savoir qui va l’emporter du MNA ou du FLN, et en France dans l’immigration algérienne, le MNA est très puissant. Pour l’époque, ce ne sont pas des positions aberrantes et il y a une guerre fratricide entre MNA et FLN. Le PCI de la tendance Frank soutient le FLN en partant du principe qu’ils sont moteur dans la révolution algérienne et qu’il n’y a pas de jugement à porter sur la nature du parti, qu’il soit bolchevik ou nationaliste. Comme pour la FCL, il n’y a pas d’anathème contre le MNA, plutôt des espoirs de conciliation entre les deux. On ne peut pas savoir ce qu’aurait été la position de la FCL après 1957-1958 puisque la FCL disparaît sous les coups de la répression policière.
Dans les années 1954/1958, la première phase de la guerre d’Algérie, l’extrême gauche et notamment la FCL et les deux PCI sont quasiment les seuls groupes organisés à soutenir les Algériens en lutte : comment va se manifester ce soutien ?
Il y a deux aspects dans ce soutien, l’aspect politique, public qui n’est pas forcément sans danger et l’aspect clandestin.
La FCL, au lendemain de l’insurrection algérienne colle des affiches "Vive l’Algérie libre". C’est un acte courageux, les affiches sont assez vite enlevées par la police française. C’est une forme de soutien politique et de soutien à la revendication d’indépendance, ce sont les seuls à gauche qui revendiquent l’indépendance. La presse militante apporte son soutien à l’indépendance de l’Algérie dans Le Libertaire et du côté des trotskistes dans La Vérité des travailleurs : les numéros sont censurés, il y a des saisies de journaux, des amendes obligeant les militants à employer un ton parfois plus modéré que ce qu’ils auraient vraiment eu envie de dire. Les tracts aussi sont surveillés et Pierre Morain, un militant de la FCL, est condamné en 1955 à un an de prison pour un tract appelant au soutien du peuple algérien. C’est un des premiers militants français à être condamné à une telle peine et son procès est pourtant bien moins connu que celui du réseau Jeanson à la fin des années 1950. Du côté des trotskistes, Pierre Frank est condamné à six mois de prison avec sursis pour des articles dans La Vérité des travailleurs.
Il y a aussi un soutien clandestin : c’est moins connu, mais les premiers réseaux de porteurs de valises sont les réseaux libertaires et trotskistes. Les activités des porteurs de valises sont très variables, un peu comme pour les réseaux Jeanson et Curiel. Ça peut être l’impression de tract pour le FLN ou le MNA, l’impression de la presse algérienne, de faux papiers, le fait de cacher des prisonniers du FLN qui se sont évadés, ou de faire passer la frontière à des membres de la fédération de France du FLN, ca peut être aussi de porter des valises.
L’émigration algérienne en France était très importante et l’argent constituait en partie le nerf de la guerre : il y avait une sorte d’impôt révolutionnaire levé sur les ouvriers algériens qui travaillaient et vivaient en France et pour collecter cet impôt il fallait mieux ne pas être trop basané pour ne pas se faire repérer pax la police. C’était bien pratique d’avoir des Européens pour faire les porteurs de valises : c’est ce qu’a fait le réseau Jeanson et avant lui, les réseaux trotskistes et libertaires. Dans ces valises il peut y avoir de l’argent, des armes, des faux papiers. Le réseau trotskiste de Pierre Frank au départ en tant que 4ème Internationale imprimait la presse et les tracts du FLN en Belgique et se les faisait envoyer par la poste : un jour la police française a découvert le pot aux roses et des militants trotskistes ont été arrêtés et emprisonnés pendant deux mois, mais finalement peu de charges ont été retenues contre eux.
Paradoxalement, les premières arrestations sont donc pour des activités publiques, les militants restant assez protégés dans leurs activités clandestines.

Comment l’État réagit-il par rapport à ces activités ?
Il y a une répression très forte, et c’est la FCL qui en souffre le plus, puisque cela mène à sa disparition. Il faut rendre justice à cette organisation car dans son livre Le Mouvement anarchiste en France, Jean Maitron explique que la FCL a disparu parce qu’elle s’est présentée à une élection législative en janvier 1956 sans parler de cette répression de l’État. La FCL succombe financièrement aux amendes et aux saisies. Mais ce qui la coule définitivement, c’est le passage à la clandestinité : des militants sont arrêtés, se rendent, passent quelques mois en prison, d’autres continuent quand même leur combat pour l’indépendance de l’Algérie, notamment Georges Fontenis qui participe à un mouvement appelé Voie communiste.
Les deux groupes trotskistes, eux, sont un peu plus prudents dans leur presse, ils ne passent pas à la clandestinité ce qui leur permet de continuer leurs activités jusqu’à la fin de la guerre. La répression ne démantèle pas le réseau du PCI de la tendance Frank, il y aura peu de militants emprisonnés. En revanche, elle décime les réseaux Jeanson et Curiel. Curiel est arrêté, Jeanson réussit à se cacher mais beaucoup de militants de son réseau sont arrêtés à la fin des années 1950.

Qui sont les réseaux Jeanson et Curiel et quelles sont leurs actions ?
Ce sont les réseaux les plus connus et les plus nombreux : il y a eu le procès d’un grand nombre de membres du réseau Jeanson qui a donné lieu au "manifeste des 121". 121 intellectuels qui soutenaient ceux qui apportaient leur aide au FLN, ce qui a permis de populariser dans l’opinion française l’illégitimité de cette guerre. À la fin des années 1950, le réseau libertaire a disparu, le PCI de Lambert est un peu ennuyé, car il a soutenu exclusivement le MNA qui a perdu. Il ne reste plus que le PCl tendance Frank comme réseau organisé d’extrême gauche qui soutient le FLN : en terme de nombre, c’est moins important que les réseaux Jeanson et Curiel. Mais, sous l’influence de Michel Raptis (dit Pablo), un dirigeant de la 4ème Internationale, le PCI tendance Frank construit au début des années 1960 une usine d’armes clandestines au Maroc pour produire des armes pour le FLN avec des ouvriers algériens, de différentes nationalités et un Français, Louis Fontaine. La deuxième opération d’envergure, c’est la fabrication de fausse monnaie à Amsterdam. Pablo s’en occupe personnellement mais c’est un échec car il s’appuie sur un imprimeur d’Amsterdam entouré par quelques individus manipulés par les services secrets hollandais. Pablo est finalement condamné à un an de prison pour fabrication de fausse monnaie, ce qui est très peu, car les trotskistes réussissent à faire de ce procès une tribune politique, à une échelle certes moindre que le réseau Jeanson.
Quelles sont les positions du Parti communiste français dans les années 1950 ?
Le PCF a toujours eu le cul entre deux chaises sur la question coloniale. Au début des années 1920, ils sont très engagés contre la guerre du Rif au Maroc, mais sur la question algérienne, ils vacillent. Lors du massacre de Sétif et Guelma, ils condamnent les "provocateurs hitléro-trotskistes" comme ils les nomment. En novembre 1954, ils condamnent l’insurrection déclenchée par le FLN. Du côté des dirigeants, il y a une volonté d’entretenir le flou tout au long de la guerre avec le mot d’ordre "Paix en Algérie". Tout le monde voulait la paix en Algérie, même les partisans de l’Algérie française, donc ça ne voulait rien dire. Du côté des militants, à titre individuel, certains s’engagent aux côtés du peuple algérien. Par exemple Fernand Iveton, un militant vivant en Algérie, essaie de poser une bombe dans son usine : il est guillotiné. Alban Lietchi déserte, refuse de combattre et est emprisonné pendant trois ans. Des déserteurs communistes de l’armée française passent du côté des maquis algériens… Mais le PCF reste très prudent et condamne en général les militants qui font du soutien au FLN ou à l’indépendance de l’Algérie. En janvier 1956, la gauche gagne aux élections avec un programme de rassemblement républicain dont le mot d’ordre est "Paix en Algérie". Guy Mollet de la SFIO est président du conseil, le PCF n’est pas dans le gouvernement mais apporte son soutien par ses votes au gouvernement. Guy Mollet se rend en Algérie et est reçu par les colons français avec des tomates ; à son retour il devient un partisan déterminé de l’Algérie française, il augmente la répression en Algérie et fait voter les pouvoirs spéciaux pour l’armée en Algérie. Cette loi votée à l’assemblée nationale ne passe qu’avec les voix des députés communistes en échange de contreparties sociales pour la métropole. Cela provoque l’indignation de beaucoup de militants du PCF.
Un réseau très intéressant émerge autour d’une revue, La Voie communiste.

C’est une revue qui a une genèse un peu particulière. Au départ ce sont des trotskistes de la tendance Frank qui espérent détacher des pans entiers du PCF en montrant que leur direction les a trahis. Les militants trotskistes investis dans le PCF créent une revue interne d’opposition qui circule un peu, et au bout d’un moment, ils pensent que cette revue doit prendre son autonomie : ils créent La Voie communiste à l’extérieur à la fois du PCF mais aussi du PCI. La direction du PCI n’apprécie pas du tout et exclut Denis Berger, le militant qui s’occupait de La Voie communiste, et à partir de ce moment, cette revue qui revendiquait le léninisme de manière très affirmée et qui avait pour but de s’adresser au PCF, regroupe des militants libertaires comme Georges Fontenis et Daniel Guérin, d’anciens trotskistes comme Denis Berger, d’anciens communistes et des membres du PSU. Cest une revue intéressante car tandis que la presse de l’extrême gauche est très dogmatique et très sectaire, c’est la seule qui parvient à laisser une place à tout le monde, avec comme dénominateur commun des actions en faveur de l’Algérie indépendante et des actions de soutien au FLN.
Qui est la nouvelle gauche qui naît du soutien au peuple algérien ?
Ce sont des gens qui sont critiques par rapport au PS, qui ne se reconnaissent pas dans le PCF parce qu’ils sont anti-staliniens et qui considèrent que les groupes d’extrême gauche sont trop minoritaires. Avec la politique de Guy Mollet, il y a des fractions au sein de la SFIO : tout cela aboutit à la fin des années 1950 à la création du PSU (Parti Socialiste Unifié) qui, jusqu’au début des années 1980, est resté un parti de gauche important : c’est l’événement politique majeur en marge de la guerre d’Algérie. Les actions menées par le PSU sont contradictoires. Certains de ses membres soutiennent les réseaux Jeanson et Curiel, d’autres les condamnent, mais en tout cas, il y a une position politique publique de soutien à l’indépendance de l’Algérie. Ils sont les premiers à organiser des manifestations publiques de soutien.
L’indépendance algérienne arrive en 1962 : comment réagit l’extrême gauche et plus largement ce que l’on appelle la nouvelle gauche (le PSU et ses réseaux) ?
Un certain nombre de trotskistes part s’installer en Algérie : ce sont les "pieds rouges", peut-être par oppposition aux pieds noirs. Il y en a eu aussi parmi les militants des réseaux Jeanson mais je les connais moins. Certains vont vivre en Algérie parce qu’ils sont recherchés en France : c’est le cas de Pierre Avot-Meyers et de Simone Minguet. Pablo (Michel Raptis) devient un conseiller de Ben Bella, qui prend le pouvoir en 1962. De manière générale, certains espoirs sont fondés dans cette Algérie : c’est un peu la nouvelle Cuba, avec l’espoir que la révolution coloniale se transforme en révolution socialiste. Des médecins, des ingénieurs vont donner des cours de quelques mois pour former des cadres pour le futur État algérien. Tout s’arrête en 1965 avec le coup d’État de Boumediène. Les militants trotskistes sont arrêtés, ils sont torturés pour certains, frappés et expulsés par la police de Boumediène. Pablo réussit à s’enfuir. C’est la fin des espoirs en une Algérie socialiste. On peut dire qu’il y avait certaines illusions, notamment de Pablo sur Ben Bella, mais c’est toujours facile de donner des leçon quand on connaît la fin. Certains étaient d’ailleurs critiques avant Boumédiène : Driss, un militant français vivant en Algérie, était très critique par rapport au FLN et à l’Armée de Libération nationale : il expliquait dans un article que les dirigeants avaient tout fait pour que les militants et les cadres soient sous-formés, qu’il y avait plusieurs clans qui se disputaient l’hégémonie au sein du FLN mais qu’il n’y avait pas grand chose de social derrière. Denis Berger, le militant de La Voie communiste, dresse en 1965 un bilan critique de son organisation dans lequel il dit : "Nous nous sommes laissés abuser par la démagogie marxisante du FLN" en expliquant que le FLN cherchait un soutien, qu’il l’a trouvé plutôt à gauche alors qu’il a adopté un discours qui pouvait satisfaire leurs interlocuteurs. Mais il ne faut pas négliger le fait qu’il y avait en 1962 des possibilités d’avancées sociales en Algérie.
Pour conclure, cette expérience de soutien au peuple algérien modèle et conditionne ce qui se passe par la suite en France au sein de l’extrême gauche et notamment dans son rapport au PCF. Peux-tu nous dire deux mots de cette évolution ?
L’extrême gauche se divise mais il y a quand même un certain nombre de cadres et de militants d’extrême gauche, les futurs cadres de mai 1968 comme Alain Krivine, qui rompent avec la gauche traditionnelle sur la question algérienne et deviennent des militants libertaires ou trotskistes. Alain Krivine fonde le Fond Universitaire Antifasciste (FUA) pour s’opposer à l’OAS, ce qui lui permet, au sein des étudiants communistes, de rassembler une opposition de gauche qui va donner en 1965 la JCR.
Aujourd’hui, peut-être que le soutien au peuple palestinien peut être envisagé en relisant cette histoire de soutien au peuple algérien. Des questions qui se posaient à l’époque peuvent aussi se poser aujourd’hui, c’est pourquoi je pense que cette expérience est intéressante et vaut la peine d’être étudiée. D’autre part c’est quand même bien de savoir, notamment par rapport aux jeunes issus de l’immigration qui ont parfois tendance à dire que la société française toute entière leur est hostile, que la société française n’a pas été unanime pendant la guerre d’Algérie, que certains se sont opposés à cette guerre, que d’autres sont passés du côté algérien. Le philosophe Walter Benjamin, dans une de ses thèses sur l’histoire en 1940, juste avant de se suicider pour échapper aux nazis, a décrit le cortège triomphal des vainqueurs de l’histoire qui marche depuis des siècles sur les vaincus. Je pense que l’on peut faire une filiation entre ceux qui se sont battus pour le peuple algérien à cette époque et ceux qui se battent aujourd’hui pour les droits sociaux et contre le colonialisme : on peut dire que s’il y un cortège des vainqueurs, le fait de s’intéresser à l’histoire des victimes des résistances permet d’établir des liens entre les luttes d’hier et celles d’aujourd’hui.