Les terrains de l’imaginaire

imaginaireconsommationCASTORIADIS, Cornelius (1922-1997). PhilosopheReligion. Fétichisme CLARK, John P. (New Orleans, USA. 21/6/1945 - )
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Dans ce déplacement du productivisme au consumérisme s’opèrent des transformations dans la sphère imaginaire qui correspondent aux changements dans l’organisation et l’idéologie. Dans l’âge productiviste classique de la société économiste, l’imaginaire (tant personnel que social) se construit, sans surprise, sur des figures de production, de contrôle, de pouvoir transformateur, de façonnage des matériaux, d’objectivité, de réalisation de buts définis, et d’affirmations de la volonté. La psychanalyse freudienne classique était l’expression la plus avancée de la prise de conscience de l’époque. Dans l’analyse de l’obsession, de la compulsion, de l’hystérie et même de la paranoïa, nous découvrons le diagnostic de l’individu, mais aussi de l’ordre autoritaire et répressif tout entier, fondé sur l’accumulation, l’organisation des forces de production et la réduction du monde naturel à un stock de ressources. Les processus menés sur la nature " externe " étaient tout naturellement imposés au corps comme des réalités physiques, à la structure du caractère comme son mode d’organisation psychologique et au " moi " en tant que système d’énergies et de potentialités. L’image productiviste prépondérante de l’être dans le monde était capturée, quoique de façon bien inadéquate, dans des formules telles que " l’homme économique ", " l’ouvrier ", " l’individu qui a l’instinct de possession " et le " calculateur rationnel ".

À l’âge de la consommation, des images qui avaient un rôle important mais subordonné dans le monde de la production sont devenues prééminentes. Ironiquement, le consumérisme en est venu à incarner, de manière étrange, le précepte ‘" humaniste " de mise en valeur de " l’être plutôt que l’avoir ". La marchandise doit être expérimentée, jouie et même assimilée à l’être même de la personne plutôt que simplement possédée comme un objet externe. La division même entre le moi et la marchandise s’efface à mesure que la marchandise devient toujours plus essentielle à l’image de soi, et aussi que le sujet est lui-même de plus en plus transformé en marchandise à produire, à placer sur le marché et à consommer. Ici repose un des champs de contradiction fondamentale d’une société de consommation. Le moi est, pour ainsi dire, " remodelé " en objet de consommation. Cependant, parce que la vertu consiste dans l’acte de consommer plutôt que dans celui d’être consommé, la consommation ne peut, en dernier ressort, être l’activité d’autrui. À qui profite, alors, ce processus de consommation ? Indirectement, il ne bénéficie à autrui que comme moyen de sa propre consommation de l’autre (comme marchandise). Cependant, plus " immédiatement ", c’est un bénéfice pour soi-même dans le processus d’autoconsommation - on se consomme soi-même en tant que marchandise très fabriquée que l’on offre à l’autre. On jouit de soi en tant que marchandise dans la mesure où l’on se perçoit comme produit réussi. Mais dans la société de consommation, le succès est très fragile et, au mieux, provisoire. On a toujours conscience, à quelque niveau, que le marketing est fondé sur la mauvaise foi et que l’histoire de la vie de toute marchandise est une tragédie. La marchandise meurt toujours dans sa jeunesse et ne réalise jamais son plein potentiel (tel qu’il a été annoncé/fantasmé). De plus, le projet consumériste est hanté par le fantôme de la conscience de soi, par la menace qu’il perdra du terrain et tombera dans l’abîme de l’absurdité dans la mesure où se dévoile sa relation contingente à la subjectivité.
Outre l’émergence de cette crise de la subjectivité, d’autres crises sont en développement dans la société économiste. Comme le déclare Castoriadis, "c’est l’économie qui exhibe de la façon la plus frappante […] la domination de l’imaginaire à tous les niveaux." [1] Cependant, ce n’est pas, premièrement, comme il l’explique, " parce qu’elle se prétend intégralement et exhaustivement rationnelle ". [2] La prétention à une rationalité " exhaustive " n’est crédible que pour les économistes orthodoxes et pour une fraction relativement faible d’idéologues, dont l’analyse critique révèle qu’ils dépeignent le monde réel avec un irréalisme absurde. Pour la vaste majorité des gens dans une société économiste, la domination de l’économie s’opère à travers des valeurs et images non approfondies, non rationnelles et souvent tout-à-fait irrationnelles. Les modèles dominants ne sont ni rationnels ni figuratifs de la rationalité, si ce n’est dans la mesure où existe quelque foi dans le mythe d’une machine mystérieuse mais efficiente, rationnellement dirigée, qui assure l’abondance et résout les problèmes. Cependant, le point focal de l’attention se dirige vers les images alléchantes des marchandises produites par la mégamachine technologique.
Le monde contemporain est donc ainsi la scène d’une étrange dialectique entre la rationalité abstraite, systémique, et l’irrationalité collective et économique. La société économiste pousse sans relâche vers la rationalité absolue dans l’exploitation des ressources naturelles et humaines, dans la poursuite de l’efficience de la production, dans l’extension des techniques, dans le contrôle des marchés, avec l’aide de la recherche, et dans la manipulation des comportements, grâce au marketing. En même temps, elle se précipite vers l’irrationalité totale en engendrant le désir infini, en colonisant la psyché avec des images de marchandises, finalement et matériellement, en minant la base économique de sa propre existence. Quelles que soient les limites de Marx comme économiste et théoricien politique, il reste un prophète insurpassable dans la mesure où il a révélé que l’irrationalité fondamentale de la société économiste est dans sa spiritualité, à savoir dans le fétichisme des marchandises.
Castoriadis repère un moment important du fétichisme économique quand il remarque la réification du travailleur dans la production capitaliste :

"il n’y a aucune différence essentielle, quant au type d’opérations mentales et même d’attitudes psychiques profondes, entre un ingénieur taylorien ou un psychologue industriel d’un côté, qui isolent des gestes, mesurent des coefficients, décomposent la personne en ‘facteurs’ inventés de toutes pièces et la recomposent en un objet second ; et un fétichiste, qui jouit à la vue d’une chaussure à talon haut ou demande à une femme de mimer un lampadaire. Dans les deux cas on voit à l’œuvre cette forme particulière de l’imaginaire qu’est l’identification du sujet à l’objet. La différence, c’est que le fétichiste vit dans un monde privé et son fantasme n’a pas d’effets au-delà du partenaire qui veut bien s’y prêter ; mais le fétichisme capitaliste du ‘geste efficace’, ou de l’individu défini par des tests, détermine la vie réelle du monde social." [3]

Cependant, si important que puisse être ce fétichisme productiviste dans la vie réelle du capitalisme tardif, ce n’est pas le moment culturel primaire de ce système. Le fétichisme demeure, comme Marx l’a originellement diagnostiqué, un désordre spirituel dans l’univers de la consommation de la marchandise.
Si une personne peut être réduite à un système de mouvements ou de rendements au sein du monde de la production, cette même personne n’entre dans l’univers de la consommation que pour être réduite à une collection de figures combinées. Celles-ci sont très notablement des images de possédant ou de consommateur. Les formes les plus significatives de possession incluent 1) des objets tels que la " maison " (" l’adresse "), l’auto, l’ameublement, le vêtement, les voyages et les gadgets électroniques ; 2) les relations personnelles, y compris celles avec les conjoints, amants, enfants, amis et relations, et 3) les attributs physiques et personnels tels qu’un " look " amélioré, une certaine allure, des qualités individuelles à la mode et 4) des repères telles que l’éducation, les références, les titres et positions. Chacun de ces éléments du consommateur ou chacune de ces images de la marchandise, qu’ils aient été littéralement achetés ou psychologiquement empruntés à l’univers du discours consumériste, ont un sens spécifique, une connotation et une signification au sein du système de significations, images et symboles sociaux. Le fétichisme ultime de la marchandise est la redéfinition de la personne comme un composé de ces " objets partiels " qui constituent collectivement l’humanoïde construit imaginativement.
L’image que l’organisation a d’elle-même est aussi radicalement transformée dans le monde de la consommation. Comme Castoriadis l’indique clairement,

" il y a bel et bien un système de significations imaginaires ‘positives’ qui articulent l’univers bureaucratique […] le fantasme de l’organisation comme machine bien huilée cède la place au fantasme de l’organisation comme machine autoréformatrice et auto-expansive." [4]

Cette évolution continue et finalement prend des proportions révolutionnaires. À mesure que le consumérisme envahit la sphère de production, le milieu bureaucratique perd totalement ses qualités qui l’apparentent à la machine ; le mécanisme sans âme réapparaît comme une famille étendue, une communauté bienveillante, un bienfaiteur charitable, un amoureux et défenseur de la nature, et un exemple de toute autre vertu conforme au goût du jour. En résumé, chaque élément du tout social est modifié en relation au système économiste de significations et à la hiérarchie de valeurs de celui-ci.
Sahlins fait remarquer que " la production capitaliste développe un code symbolique, figuré comme des différences significatives entre les produits, qui sert de schéma général de classification sociale ". [5] En effet, le système de " produits " ou plutôt de marchandises est la source non seulement de la classification collective, mais aussi de la signification ontologique. C’est le schème par lequel on oriente son être dans le monde. De plus, il y a beaucoup de sous-schèmes de groupes avec des expériences historiques et culturelles différentes, et d’autres sous-schèmes relatifs à l’expérience et l’imagination personnelle. Le terme " symbolique " peut prêter à confusion parce que la fonction symbolisante de la marchandise n’est qu’une partie de son " secret ". Si quelque marchandise peut, en effet, symboliser la richesse, le pouvoir, la sécurité, la sexualité, le succès, la jeunesse ou quelque autre qualité appréciable, les marchandises incarnent aussi et créent ces qualités. L’identification du sujet avec la marchandise consommée (et plus précisément avec les images évoquées par ou associées à la marchandise) constitue l’être " fortuné ", " puissant, ", " en sécurité ", " passionnant " , etc. De plus, la nature de la marchandise détermine partiellement la signification proprement sociale de ces qualités. En ce sens, la marchandise ne symbolise pas seulement quelque objet du désir, elle le crée comme réalité imaginaire.
Le consumérisme offre sa propre image de la bonne vie – une existence pleine de plaisir, de confort, de satisfaction, de bonheur, de réjouissance, d’amour, d’acceptation, de popularité, d’accomplissement et d’excitation. Mais cette image composite est moins une totalité (un tout organique, comme l’étaient les idéaux dans les visions classiques de la bonne vie) qu’un essaim d’images particulières. La culture de consommation est envahie par des images de marchandises, – images de produits que le sujet doit désirer, mieux même, de réalités numineuses avec lesquelles il faut identifier la personnalité qui a réussi. [6] Un processus imaginaire essentiel consiste à fantasmer le moi, à l’embellir, le refaçonner, le dilater à travers la consommation marchande. Tandis que le monétarisme productiviste rationnel lutte contre l’inflation monétaire, la publicité irrationnelle de la consommation enfle l’ego par une assimilation tangible aux images de la marchandise. La société de consommation est une société prothétique. À un certain niveau, c’est en train de devenir littéralement vrai, dans la mesure où l’on propose des extensions de soi telles que des touffes de cheveux, une reconstruction faciale, une couleur d’yeux artificielle, des faux cils et faux ongles, des colorations de cheveux, une peau chimiquement colorée, la liposuccion, des implants de seins et de pénis (quoique probablement pas les deux à la fois). Mais la dimension la plus profondément prothétique n’est pas dans les additions physiques au corps mais dans l’expansion du moi dans toute une constellation d’images marchandes.
L’idéal ultime du consumérisme est l’achat d’une personnalité complètement préfabriquée, élaborée avec expertise (quoique pour l’individu postmoderne le plus subtilement branché l’option préférée est ce que Max Cafard a appelé la " personnalité d’emprunt ". [7] Le catalogue de la consommation culturelle offre par conséquent une gamme complète d’images de soi, depuis la conception plus conventionnelle du " vêtement qui en jette " à des images de radicalisme et de rébellion– vêtements noirs, cuir, percements du corps et des bijoux avec l’A encerclé. La norme consiste à être satisfait, ou au moins dépendant, de la pléthore d’images à la portée d’une consommation bien ajustée. Mais si l’aliénation et le ressentiment de l’individu commencent à déborder, il existe tout un secteur du marché pour l’aider à exprimer ce malaise. On peut acheter le degré précis de froideur, d’agressivité, de non conformisme ou individualité que l’on désire. Celui-ci produit une image composite de pouvoir personnel par contraste avec un milieu ennuyeux, insensibilité, et guérit de toute tendance à regarder vers des réalités alternatives extérieures à l’univers de la consommation.
Si l’imaginaire économiste prédomine dans les sociétés modernes tardives, si ces traits de consumérisme se renforcent dans celles qui sont les plus avancées dans le " postindustrialisme " et la " postmodernité ", d’autres sphères imaginaires puissantes continuent d’exister. Une compréhension de l’imaginaire social requiert une saisie de l’interaction entre le domaine prépondérant et les autres champs imaginaires, par exemple l’imaginaire technologique, l’imaginaire nationaliste-étatiste, l’imaginaire patriarcal et l’imaginaire raciste. Ces imaginaires autoritaires, hiérarchiques, interagissent fortement les uns sur les autres, en partie du fait de certains liens avec le développement humain. Cette question nous ramène au problème de la Chute et de ses suites.
De même que l’effort de l’humanité pour s’accommoder du choc de la séparation d’avec la nature a occupé toute l’histoire du monde, chaque personne passe une vie entière à confronter ses expériences traumatiques originales. La première, bien sûr, est celle de la naissance, avec la crise de la séparation et de la différentiation qu’elle inaugure, et qui se poursuit hors du sein maternel. L’expérience par l’enfant de l’ordalie de la rupture de son paradis infantile laisse une trace qui affecte toute expérience future d’une manière nécessaire quoique non déterminée. Ainsi que Kovel la décrit, une

"certaine béance ou blessure apparaît où cette fissure a eu lieu, et occupe par conséquent les fondations de la personne, blessure dont la guérison nous occupe, en outre, pour le restant de notre vie dans une dialectique ambivalente : l’incorporation en soi des bonnes parties du monde, et le rejet de soi des mauvaises." [8]

On peut supposer que puisque le sujet antérieur à l’ego vit l’expérience de la destruction de son monde, il y a un héritage d’anxiété mortelle dans la conscience en développement. Tout comme le monde civilisé surgit de la mort de la société organique, l’ego surgit de la mort du soi organique primordial. Et chacune de ces naissances est en fait une renaissance où demeurent les traces de l’expérience de la vie et de la mort antérieures. La ténacité avec laquelle le sujet qui a déployé son ego défend ses frontières imaginaires, en partie à travers les mécanismes de la scission, et la force paranoïaque avec laquelle il confronte des menaces imaginaires ou réelles à son intégrité, peuvent être considérées comme étant en partie un effet de cette prime expérience de la mort.
Ce processus de scission est puissamment renforcé par certains phénomènes sociaux qui confirment à l’enfant son image et lient celle-ci aux réalités institutionnelles qui offrent au sujet divisé un vaste champ de développement social. À mesure que la personne émerge du cercle familial vers un univers élargi, elle découvre une société hiérarchiquement divisée selon le sexe, la classe, la race, l’ethnie, la culture et d’autres facteurs. Les formes de domination sociales fondées sur ces divisions interagissent dialectiquement avec les processus de scission déjà intégrés dans la structure du caractère de l’individu. La personne en croissance considère le monde social divisé et découvre que son " idéologie privée " et son univers imaginaire personnel dualiste et hiérarchique se trouvent confirmés et disposent d’une vaste gamme pour s’exprimer. Un dualisme fondé sur l’expérience personnelle (quoique déjà médiatisé par les premières expériences familiales et sociales) est projeté dans le monde social du dualisme hiérarchique, déjà donné comme divisé. Ainsi que le dit Kovel, "la cassure entre le corps bon qui appartient à soi, et le corps mauvais qui est expulsé, est généralisé au reste de la réalité." [9] L’univers imaginaire du jeune enfant est ainsi étendu à un univers de domination sociale et d’idéologie.
A un niveau peut-être plus profond, les identifications régressives sont une perversion autoritaire de l’eros, effort pour restaurer l’intégralité. Castoriadis a présenté une critique efficace de ce qu’il appelle la pensée " identitaire ", qui exprime, dit-il, " la folie de l’unification ". Une telle pensée est animée par

"la visée dernière et dominante : retrouver, à travers la différence et l’altérité, les manifestations du même (quel qu’en soit le nom, et fut-il l’être tout court), qui habiterait pleinement et pleinement pareil à lui-même la diversité phénoménale […]. " [10]

Si les idéologies philosophiques et scientifiques exhibent cette " folie ", elle est l’expression de tendances profondément enracinées dans la civilisation. L’effort humain vers l’unité, effort primordial et, pour ainsi dire, ontologique, peut s’accomplir grâce à une participation richement articulée dans des unions-au-sein-de-la-diversité plus complexes. Cependant, en l’absence de telles réalisations transcendantes de soi, il prendra la forme soit d’une fusion passive dans une masse amorphe, soit dans une identification régressive avec des collectivités telles que l’État, la nation, la race, le parti ou le mouvement autoritaire, les religions et cultes fondamentalistes, les gangs violents, ou d’autres images puissantes d’unité et de fusion de soi avec un tout plus vaste.
En un sens, l’imaginaire qui prévaut semble asservi à " l’intention dominante ", à la recherche de la similitude diagnostiquée par Castoriadis, parce qu’il pousse vers l’homogénéisation de toute réalité au sein du monde économique, et il subsume une diversité de " phénomènes " toujours plus larges au sein de l’univers des images marchandes. Mais en un autre sens, cet imaginaire subvertit directement cette " intention " du fait que l’homogénéisation échoue à réaliser l’ " unification au sens fort. Loin d’unifier ses éléments, il maintient plutôt tout en suspens, et il fait échouer non seulement les plus profondes efforts de la psyché vers la réconciliation, mais même le besoin minimal et le plus superficiel de cohérence et d’orientation. Pour cette raison, l’imaginaire prédominant intensifie le danger d’une régression totalisante.
En résumé, l’alternative à un imaginaire " schizoïde " du Un productiviste et du Multiple consumériste est soit un nouvel imaginaire unifiant, régressif ou un imaginaire holistique plus hautement évolué. Le besoin d’une image du tout ou de la totalité peut être satisfait par une nouvelle forme d’imaginaire soit fasciste soit écologique (ce qui ne veut pas dire que les deux dispositions ne puissent elles-mêmes être synthétisées). Tant l’État administratif que la société de consommation ont dissolu la diversité des cultures traditionnelles locales et régionales, les remplaçant par la complexité organisationnelle des bureaucraties et technologies, et la multiplicité culturelle des images et de l’information, la Muse Infinité de l’Esprit. Le résultat a été une crise d’identification et de participation, à vrai dire une crise de la communauté, et une tentative infructueuse pour réimaginer le sentiment de soi et du groupe. Nous n’avons rien vu de plus qu’une poignée de fragments de communautés brisées et une génération de communautés nouvelles de forme seulement embryonnaire.
Les imaginaires raciaux aussi bien que nationalistes dépendent fortement des images d’une identité purifiée et des figures d’un autrui contaminé, corrompu et stigmatisé. Les racistes et nationalistes vivent dans un univers imaginaire manichéen. D’une part, des images de pureté, de vertu, de bonté, de supériorité, sont projetées sur le " nous ", le groupe d’identification. De l’autre, des images d’impureté, de vice, de mal et d’infériorité projetées sur " eux ", les autres, objectivés. Ces images interagissent puissamment avec des images patriarcales de pouvoir et de possession, qui sont parmi les images de domination les plus primordiales et les plus profondément retranchées. Les critiques traditionnelles de l’autoritarisme ont insisté sur le fait que l’idée hiérarchique mène les gens à penser en termes de supériorité et d’infériorité. [11] Il est important de saisir que l’esprit de domination consiste dans la création d’un monde imaginaire d’images omniprésentes, souvent frappantes et fréquemment ambiguës que nous traduisons plus tard dans des termes analytiques plutôt stériles tels que " supériorité " et " infériorité ". Par exemple, dans l’imagination raciste et nationaliste, les groupes stigmatisés ne sont pas seulement imaginés comme " inférieurs " mais aussi comme " animaux ". Et ce ne sont jamais des animaux pris au hasard (ici un éléphant, là un hérisson), mais plutôt des spécimens soigneusement choisis dans le zoo imaginaire que l’imagination hiérarchique a créé et substitué pour un univers naturel bien trop divers pour satisfaire les demandes de l’idéologie.
Il existe une forte tendance à la régression vers des identifications étatistes, racistes et patriarcales dans toutes les périodes de crises économiques et sociales et particulièrement durant les guerres et les désordres civils. Dans une ère de globalisation, de larges segments de sociétés du " centre " sont de plus en plus rejetés vers la périphérie et dans la crise économique, culturelle et psychologique. En effet, la crise devient une condition normale pour une large part de la société contemporaine. On peut donc s’attendre à une normalisation de telles tendances répressives au sein de larges strates sociales. Quoique l’on estime parfois que ce processus affecte davantage la classe ouvrière et les secteurs les plus marginaux des couches inférieures de la classe moyenne, il y a en fait des signes que les strates bourgeoises les plus affluentes sont, dans certains cas, au moins profondément influencées. Ces catégories ont souvent des relations hautement médiatisées avec des groupes moins privilégiés et elles sont terrifiées par l’image qui les hante de foules mécontentes et sans loi, donnant libre cours à la violence rampante. La réalité de niveaux croissants de violence dans des sociétés atomisées, matérialistes et possessives, stratifiées, suffit à vérifier la validité de leurs craintes.
Bien que l’imaginaire économiste prépondérant entre dans une période de crise profonde, il semble toujours plus triomphant en une époque d’apparent cynisme, de nihilisme et de désenchantement universel. Cette crise peut mener vers au moins trois issues. Premièrement, l’ordre dominant peut réussir à se perpétuer à travers divers mécanismes autostables. Dans un tel scénario, l’univers de la consommation continuerait à coloniser le monde de la vie et à accroître son empire psychique et culturel, tandis que les mécanismes de contrôle deviendraient plus manifestes et répressifs, à mesure que les conséquences socialement corrosives de ce processus deviendraient plus graves. La dialectique entre le consumérisme et le productivisme se déplacerait à un niveau plus élevé de contradiction médiatisée, mais l’économiste demeurerait " aux commandes ". Deuxièmement, la désintégration sociale et ses corrélats écologiques peuvent devenir si forts que les tensions collectives résultantes et les irrationalités peuvent déclencher une réaction de régression massive, sous la forme soit d’un État autoritaire résurgent, ou d’un fondamentalisme religieux, qui défieraient le règne de l’ordre économiste. [12] Les visages amicaux de Big Brother disparaîtraient alors pour être remplacés par un Hitler en complet veston d’hommes d’affaires, Jéhovah en bottes de combat, ou quelque varions non imaginée auparavant sur un thème autoritaire. Finalement, la désillusion au sujet d’un consumérisme stérile, combinée avec la compréhension croissante des contradictions sociales et économiques, et un nouvel esprit personnel et de créativité collective, peuvent ouvrir la voie vers un nouvel imaginaire écologique qui cherche l’unité-dans-la-diversité à travers la régénération de la communauté humaine et la communauté de nature. Pour que cette possibilité finale soit plus qu’un rêve utopique d’intellectuels marginaux, la remise en cause de la légitimité de l’imaginaire dominant et l’engendrement d’un champ mental alternatif et puissant doivent se faire en déployant des dimensions organisationnelles, (anti-) idéologiques et imaginaires. [13]

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[1Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris : Seuil, 1975, p. 219.

[2Ibid.

[3Ibid. p. 221.

[4Ibid. p. 222.

[5Castoriadis, op. cit.

[6Le produit est ce par quoi on multiplie son moi, de plusieurs façons. D’un côté, il y a une croissance exponentielle fantasmée dans les pouvoirs de l’ego. De l’autre, le résultat psychique est la création d’une multiplicité de dimensions du moi souvent irréconciliées et en lutte.

[7in Max Cafard, « Lost in Vespucciland, » [à paraître].

[8Joel Kovel, White Racism (New York : Columbia University Press, 1984), p. xlviii.

[9Ibid. p. 269

[10Castoriadis, op. cit. p. 404

[11Bookchin utilise le terme trompeur « épistémologies de la règle » pour se référer à la sensibilité hiérarchique, et ce terme est malheureusement entré dans le discours de l’écologie sociale. Du fait que l’ »épistémologie » est une branche de la philosophie, Bookchin sans doute signifie une « épistémé, » une forme de savoir, bien que même cela ne capte pas les dimensions affectives et imaginaires de la sensibilité dominante. De plus, une telle sensibilité est impliquée dans une gamme de formes subtiles de pouvoir et de domination qui vont bien au-delà de ce qui est ordinairement pensé comme « règle ».

[12Cette tendance est déjà évidente dans les attaques venues de la droite contre les conséquences du « nouvel ordre mondial »du capitalisme globalisé sur les intérêts particularistes nationaux,ethniques et religieux.

[13La présente discussion se concentre premièrement sur la dimension imaginaire du projet de transformation sociale, tout en reconnaissant que ses dimensions idéologiques et organisationnelles ont une égale importance.