L’imaginaire prophétique

écologieBRETON, André (1896/02/18) - (1966/09/28). Poète surréalisteLAOZI (souvent mentionné LAO TSEU). Philosophe chinois ( Av. J.-C. 570 - Av. J.-C. 490)imaginaireCASTORIADIS, Cornelius (1922-1997). PhilosopheSNYDER, Gary (1930-…). PoèteBENJAMIN, WalterBERRY, ThomasCLASTRES, PierreDURAND, GilbertCLARK, John P. (New Orleans, USA. 21/6/1945 - )Population. Indiens d’Amérique
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L’approche de Castoriadis nous encourage à rechercher dans l’imaginaire actuel les germes d’une nouvelle orientation. " Il n’y a rien, dans aucune société, aussi ‘archaïque’, aussi ‘a-historique’ qu’elle puisse être, qui ne soit la présence inconcevable de quelque chose qui n’est plus là, et aussi l’intimation également incroyable de quelque chose qui doit venir." [1] L’imaginaire porte les traces de l’histoire et préfigure les futures révélations historiques. La réflexion dont il peut être l’objet, celle qui porte, à certains points de vue, sur le " non rationnel ", contribuent à une rationalité plus large que celle qui peut être réalisée à travers d’autres formes de savoir.

Walter Benjamin suggère où nous pourrions rechercher spécifiquement, au sein de l’imaginaire actuel, des sources de représentations inédites. Il trouve certaines figures " dans la conscience collective [...] où le nouveau se mêle à l’ancien. Ces images sont des images de souhait, en elles la collectivité tente de transcender aussi bien que d’illuminer l’incomplétude de l’ordre social de production." [2] Il voit dans cette " poussée " une tendance à " retourner vers le fantasme originaire les fantasmagories d’une image qui maintient son impulsion à partir du nouveau. Au cours du rêve, où chaque époque voit en images l’époque qui la suit, cette dernière apparaît liée à des éléments de la scène originaire, c’est-à-dire de la société sans classes." [3] De fait, elle envisage peut-être même plus qu’une " société sans classe, " une réconciliation d’oppositions antagonistes, la guérison rêvée depuis l’avènement de la civilisation du corps social blessé et du corps de la terre. C’est la condition exprimée par Lao Tzu il y a 2500 ans dans l’image du " bloc non taillé ".
Par conséquent, nous pouvons considérer la force libératoire présente dans la contradiction entre les images utopiques générées par la culture de la consommation et l’échec inévitable du système technologique et productiviste dans la réalisation de ses grandioses prophéties. Ce potentiel émancipateur ne peut se déployer qu’à travers une politique de l’imaginaire, située sur les mêmes longueurs d’ondes que la culture et instruite de ses symboles, et aussi une politique du désir. Celle-ci relève d’une recherche sur la captation du désir par la marchandise, d’un détachement du désir de ses objets diffus, d’un barrage de son mouvement régressif, d’un retour à ses origines, et d’une réorientation vers le tout perçu comme unité-dans-la-diversité.
La libération de l’imaginaire par une telle transformation dépend, en partie, de la résurgence d’une dimension prophétique au sein du discours de transformation sociale. Le discours visionnaire dissout les fondements des images consacrées de l’époque et ouvre de nouvelles possibilités à l’imagination collective. Le récit de Clastres sur le discours prophétique d’il y a un demi millénaire au sein des tribus Tupi-Guarani est frappant non seulement pour ses intuitions de la puissance de l’oracle, mais aussi pour les parallèles qu’il révèle entre les conditions qui suscitent les Prophètes de l’Amazonie et notre situation actuelle.
Clastres décrit l’utopisme révolutionnaire de ces prophètes comme " la prédication enflammée de certains hommes qui, de groupe en groupe, appelaient les Indiens à tout abandonner pour se lancer à la recherche de la Terre sans Mal, du paradis terrestre." [4]
Il y avait une base historique pour le défi spirituel lancé par les augures. Elle reposait sur le pouvoir grandissant des chefs et le risque croissant d’une prédominance du politique qui déplacerait l’ordre culturel non hiérarchique traditionnel. Les prophètes " décelaient le malheur, le mal, dans cette mort lente à quoi l’émergence du pouvoir condamnait, à plus ou moins long terme, la société tupi-guarani, comme société primitive, comme société sans État." [5]
Les prophètes exprimaient leur vision dans le karai, ou discours prophétique, et nommaient " l’Un " comme la source du mal. Clastres identifie l’Un avec l’État. Bien que les prophètes n’eussent pas de connaissance spécifique de l’organisation étatique, leur conception englobait peut-être moins que la sienne, mais par ailleurs elles visaient bien davantage. Clastres explique qu’ils entendaient par l’Un " tout ce qui est corruptible " et l’associaient avec " le transitoire, le passager, l’éphémère " et " l’incomplet " . L’Un subsume ou condense diverses réalités sociales, politiques, naturelles et métaphysiques. C’est un objet imaginaire qui dépend de toutes ces réalités mais les transcende. À travers cette image, l’imagination prophétique interprète et donne une puissante expression à des tendances collectives fatales qui ne sont que vaguement appréhendées et communiquées par d’autres moyens.
Telle serait la fonction de l’imagination prophétique de notre époque. Par malheur, les augures radicaux de notre temps se contentent de répéter les jérémiades d’un temps révolu et sont déçus et frustrés lorsque leurs fulminations ne sont pas accueillies par une juste indignation mais avec ennui ou même amusement. Fâcheusement, la rhétorique historique mondiale apparaît à deux reprises, la première fois comme prophétie, la seconde comme farce. Un vrai discours prophétique aujourd’hui capturerait l’imagination collective avec une vision apocalyptique tant de l’Un infernal que du Multiple satanique qui tyrannisent notre monde, l’Un monstrueux, mégamachine globale, technologique et productiviste, dévoratrice de toute authentique diversité ; et le Multiple pervers, foison d’images fantomatiques qui grouillent dans la culture de consommation nihiliste, multiplicité qui fait que " tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise". Et, bien sûr, le discours prophétique imaginerait aussi un monde réconcilié, peut-être pas une Terre Sans Mal, mais un peu plus modestement sans formes d’oppressions institutionnalisées.
Avec une pareille vision, et à mesure que s’intensifie la crise de l’ordre prépondérant, le potentiel imaginaire écologiste s’élargit pour défier l’imaginaire régnant. La crise présente a des dimensions personnelles, sociales et écologiques. À travers sa culture de consommation, la société économiste a détruit toute vision cohérente de soi, de la communauté et du monde naturel. Et par sa machine productiviste, elle a porté atteinte tant à la configuration institutionnelle de la société qu’à l’intégrité du monde naturel. La crise sociale et écologique, définie en termes empiriques (désordre public et conflit, violence, atomisation, aliénation, mécontentement, etc. d’une part ; de l’autre, détérioration des écosystèmes, perte de la biodiversité, bouleversements climatiques, pression démographique, etc.) s’accompagne d’une crise des significations du social et de l’écologique. La montée rampante des nationalismes et des fondamentalismes au sein de bien des cultures montre le besoin de redéfinir la signification du moi, de la communauté et du cosmos. Les alternatives traditionnelles associées à la modernité – matérialisme scientifique,libéralisme séculier, idéologie économique de classe, – ont révélé leur banqueroute. En l’absence d’une puissante et nouvelle vision émancipatrice, la seule solution de remplacement semble consister dans des identifications régressives.
On doit pénétrer davantage dans sa propre expérience pour découvrir une option plus libératrice. La quête de l’essentiel aux points de vue psychologique, ontologique et cosmologique est à l’antithèse du fondamentalisme régressif. Elle nous introduit plus profondément dans les domaines du désir, de l’imagination et de l’inconscient. [6] Castoriadis a dit de l’inconscient qu’il "échappe à la logique identitaire", que "les représentations d’un individu … sont d’abord et avant tout un magma." [7] Il est tel, en effet, en ce qu’il n’est pas une collection d’objets mentaux discrets, comme on le pense parfois, une sorte de grenier de l’âme, mais parfois, peut-être, il ressemble plutôt à un écosystème symbolique et imaginaire, abondant et fécond, un riche monde inapprivoisé, une forêt de pluie de l’esprit. Un voyage dans cet univers sauvage nous submerge par sa diversité et sa luxuriance (à condition de ne pas y entrer avec une carte et de nous y tailler un sentier, chemin royal qui confirmerait notre préconception du terrain).

Nous devons donc prendre la route régicide à travers l’inconscient, – la voie anarchique, sur-ré(gion)elle, qui mène à travers le rêve, le mythe, la poésie et le carnaval. Ainsi que Breton l’a dit, nous ne sommes vraiment vivants que quand nous rêvons. La ruse consiste à le faire davantage quand nous sommes éveillés. Voilà pourquoi la culture est fascinée ou hantée par l’escroc (Trickster), agent de voyages imaginaires. En particulier, il aspire au voyage séculaire que Gary Snyder identifie comme " temps de rêve ". Ce terme se réfère "à un temps de fluidité, de déplacement des formes, de conversation interespèces et d’intersexualité, de mouvements radicalement créateurs, de paysages entiers remodelés. Il est souvent pris pour un ’passé mythique’, mais il n’est vraiment dans aucun temps. On peut aussi bien dire que c’est dans le temps présent. C’est le mode du moment éternel de création, de l’être, en tant que contrasté avec le mode de la cause et de l’effet dans le temps." [8]
Un regard dans cette direction nous découvre les sources de croissance fertiles d’un imaginaire écologique émancipateur. Nous repérons ses racines dans les réponses évoquées par la richesse et la diversité des régions naturelles, la multitude des formes de vie et des caractéristiques physiques contenues dans ces régions et dans les phénomènes culturels qui expriment ces réponses. Il y a de plus en plus d’indices que les humains ont des réactions d’affiliation à la variété des formes de vie et des écosystèmes, dispositions fondées sur l’expérience de leur évolution. Ces réactions ne peuvent être réduites à des réflexes purement subjectifs et apparemment arbitraires. Thomas Berry parle du codage naturel et culturel des êtres humains qui peut maintenant être consciemment utilisé pour cultiver une sensibilité écologique émergente. [9] Kellert et Wilson parlent d’une " biophilie ", héritage de cent mille générations d’expériences humaines en contact avec un monde naturel riche et divers. [10] La possibilité d’existence de tels attributs humains n’implique aucune sorte de réductionnisme, par lequel certaines caractéristiques physiologiques ou psychologiques seraient déduites d’une manière positiviste, puis invoquées comme un deus ex machina ou plutôt un deus ex natura pour délivrer l’humanité du désastre social et écologique. En revanche, nous devrions considérer le patrimoine de l’espèce humaine selon l’esprit de Gilbert Durand dans sa réflexion sur la nature, la culture et l’imaginaire : le trajet anthropologique peut indistinctement partir de la culture ou du naturel psychologique, l’essentiel de la représentation et du symbole étant contenu entre ces deux bornes réversibles". [11] Si le contenu du " naturel psychologique " peut être discuté, il est possible de s’entendre sur son orientation générale selon laquelle il existe des conditions naturelles qui sont des facteurs importants dans le façonnement de l’imaginaire. La manière dont ce modelage s’opère sera déterminée par la dialectique spécifique entre la nature humaine transhistorique et la culture humaine historique.
Dans la mesure où existe une " biophilie " humaine, les réactions écologiques ont été déviées toujours plus vers des identifications superficielles avec des " causes " telles que le recyclage, le sauvetage des dauphins ou la plantation d’arbres. Tous ces efforts sont très louables mais n’équivalent guère à une vision neuve et provocatrice de la réalité. En fait, malgré ses tentatives pour évoquer une nostalgie ou un sentimentalisme à l’égard de la nature, une large partie du courant " environnementaliste " a préservé l’image tout-à-fait antiécologique de " l’individu ", héritage du libéralisme classique, et renforcé cette image par tout son discours sur les droits, l’analyse des coûts et bénéfices, et le calcul d’utilité. D’ailleurs, la culture de la consommation a, jusqu’à présent, été bien plus apte à absorber et neutraliser les impulsions émancipatrices et écologiques que les courants autoritaires et répressifs. Il existe cependant un mécontentement croissant au sujet de l’absence de lieu, de racine, d’historicité, de l’être désincarné et de la personnalité artificielle qui constituent la condition humaine postmoderne.

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[1Cornelius Castoriadis, Crossroads in the Labyrinth, (Cambridge, MA : MIT Press, 1984), p. 204. Les carrefours du labyrinthe. Recueil de textes ecrits entre 1968 et 1977. Paris : Ed. du Seuil, 1989. -2eme tirage rev. et corr.

[2Susan Buck-Morss, The Dialectics of Seeing : Walter Benjamin and the Arcades Project (Cambridge, MA : MIT Press, 1991), p. 114.

[3Ibid.

[4Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Paris : Les Editions de Minuit, 1974., p. 183.

[5Ibid. p. 183-184.

[6Ces domaines ont été écartés, méconnus ou traités de la façon la plus superficielle dans l’écologie sociale dogmatique.

[7Castoriadis, L’institution imaginaire p. 432.

[8Gary Snyder, The Practice of the Wild (San Francisco : North Point Press, 1990), p. 84. C’est un moment de l’ « utopie ». Pour une discussion de l’utopie comme rêve dans un sens plus général, voir mon « Utopian Dreams and Nightmares », in Laszlo Sekelj, ed., Anarchism : Community and Utopia (Prague : Filosoficky ústav, 1993), pp. 15-49.

[9Thomas Berry, The Dream of the Earth (San Francisco : Sierra Club Books, 1988), ch. 15.

[10Voir The Biophelia Hypothesis, ed. Stephen Kellert and Edward O. Wilson (San Francisco : Island Press, 1996).

[11Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 11e éd. (Paris : Dunod, 1992), p. 40.