MAGNONE, Fabrice.- "André Breton et le groupe surréaliste" - 1 -

MARX, Karl (1818-1883)SOUVARINE Boris (Kiev 1895 - Paris, 1/11/1984) pseud. de Boris LIFSCHITZlittérature : poésieBRETON, André (1896/02/18) - (1966/09/28). Poète surréalisteCAMUS, Albert (1913-1960)CNT (Confédération Nationale du Travail)HENRY, Émileart : courants : surréalismeFA (Fédération anarchiste), FrancePOUM Groupe marxiste antistalinien espagnol. Participa à la Guerre civile en EspagneTROTSKI, Léon (1879-1940), trotskistes et trotskismesPartis communistesPISSARRO, Camille (1830-1903). Peintre, illustrateurTAILHADE, Laurent (1871-1919). PoèteFOURIER, Charles (1772-1837)STALINE, Iosif Vissarionovitch (1879-1953)Arts. DadaFONTENIS, Georges (27 avril 1920 - 20 août 2010)ARAGON, LouisÉLUARD, Paul (1895-1952)PÉRET, Benjamin (1899-1959)FRANCE, Anatole (1844-1924)BARBUSSE, Henri (1873-1935)UNIK, Pierre (1909-1945)ALEXANDRE, Maxime (1899-1976)SADOUL, George (1904-1967)VAILLANT-COUTURIER, Paul (1892-1937)VIVANCOS, Miguel G. (1895-1972)ROUSSET, David (1912-1997)MAGNONE, FabriceBERTON, Germaine (1902 - ?)

La collaboration des surréalistes au Libertaire intervient assez tard dans l’histoire du journal. Il faut en effet attendre les lendemains de la Libération pour voir se réaliser la première tentative dans ce sens. Pourtant surréalisme et anarchisme étaient dès le début destinés à se rencontrer. Fondé sur les ruines du dadaïsme, le mouvement d’André Breton n’a jamais vraiment renié l’anarchisme de Dada. Il en a au moins conservé le style provocateur et le désir de faire table rase du passé. En ce sens, il ne se distinguait pas tellement des avant-gardes artistiques qui l’avaient précédé. Les peintres impressionnistes et les écrivains symbolistes, à la même époque, avaient cru trouver dans les théories libertaires le versant politique de leurs conceptions de artistiques. Certains d’entre eux comme Camille Pissaro ou Laurent Tailhade avaient dépassé le stade de l’adhésion formelle pour devenir de véritables militants. Au moment de la vague d’attentats anarchistes qui secoua la France à la Belle Époque, le mouvement libertaire pouvait ainsi compter sur un certain nombre d’intellectuels de renom pour le défendre face aux attaques de la presse. Mais, à quelques exceptions près, ce soutien ne survivra pas à la répression qui suivit. Les nombreuses défections montrèrent finalement à quel point l’adhésion de l’intelligentsia à un courant de pensée pouvait être superficielle.
Les surréalistes, amateurs de déclarations fracassantes, ne devaient pas déroger à la règle. Ils prirent naturellement la défense de Germaine Berton qui avait tiré sur Marius Plateau, secrétaire général de la Ligue d’Action Française, pour venger la mort de Jaurès. [1] Benjamin Péret, « le plus politisé des surréalistes » selon Aurélien Dauguet, « aurait milité dans un groupe anarchiste de la région parisienne en 1924 et collaboré à la même époque au Libertaire » [2], il ajoute que « les surréalistes lisaient donc Le Libertaire à cette époque ainsi que L’Anarchie et L’Action d’Art » [3]. Mais leurs regards se tournent déjà en direction de la révolution soviétique qui présente l’avantage de la nouveauté sur un mouvement libertaire en plein déclin. En dépit de la présence d’écrivains qu’ils détestent comme Anatole France ou Henri Barbusse dans le giron communiste, ils multiplient les signes d’allégeance au marxisme. En 1927, André Breton, Benjamin Péret, Louis Aragon, Paul Eluard et Pierre Unik adhérent au Parti communiste en pensant pouvoir conserver une certaine autonomie dans ses rangs. Ils devront rapidement réviser leur position et choisir entre la liberté de l’artiste et la fidélité au parti. Aragon, qui passait pour le plus individualiste de la bande, se mettra au service de l’orthodoxie stalinienne en même temps que Maxime Alexandre, Georges Sadoul et Pierre Unik tandis que le reste du groupe prend ses distances. Le concept d’art prolétarien dont se réclament les compagnons de route du P.C.F. s’oppose radicalement à la vision surréaliste de l’art. Il ne peut être question pour les amis d’André Breton de réfreiner leur originalité au profit d’un art engagé, fut-ce au service de la révolution communiste. Le réalisme socialiste est aux antipodes de leurs conceptions.

Une toile portant le titre « Réunion du Politburo » représente effectivement une réunion du Politburo. Mais, passé la petite satisfaction de reconnaître, parmi ces messieurs peints, Staline, Molotov, Vorochilov, que devient le désir, qui possède tout homme à quelque degré, de découvrir au-delà du monde connu l’image d’un monde perpétuellement nouveau dont il ne serait plus le témoin médusé mais tout à la fois l’habitant et l’explorateur ? [4]

Les surréalistes, sur ce point, sont bien plus proches de certaines positions anarchistes qui veulent pour l’artiste une liberté totale et exaltent sa fonction de subversion. Paul Vaillant-Couturier ne s’était donc pas trompé en les présentant dans L’Humanité du 21 février 1926 comme « un noyau de jeunes écrivains anarchisants ». [5] D’ailleurs, le mode d’intervention des artistes surréalistes n’est-il pas un héritage de la « propagande par le fait » ?

L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers au poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon » [6].

Aucun mouvement de masse ne saurait remplacer à leurs yeux la révolte individuelle. Aussi l’action directe prônée par les anarchistes continue-t-elle à les séduire en dépit de leur proximité avec le P.C.F. En témoignent leur admiration pour les bandits tragiques ou Émile Henry. Mais il s’agit d’une vision nostalgique et caricaturale que le mouvement libertaire récuse sans toutefois parvenir à effacer cette image d’épinal. De l’autre côté, les surréalistes ont rompu avec « l’anarchie » de Dada [7] pour devenir à leur tour une véritable institution. Leurs expositions ne scandalisent plus les bourgeois et le groupe d’origine a éclaté à force d’excommunications.
Si le parcours politique des surréalistes pendant l’entre-deux-guerres passe assez loin des positions anarchistes, il croise déjà à plusieurs reprises celui d’une certaine dissidence incarnée par Boris Souvarine [8]. Mais c’est sans conteste à partir de la Guerre d’Espagne que se font les premiers rapprochements significatifs. Preuve d’un engagement concret, Benjamin Péret, après un passage dans les milices du P.O.U.M., rejoint les combattants de la C.N.T.-F.A.I. sur le front d’Aragon. André Breton, de son côté, dénonce les procés de Moscou et soutient les révolutionnaires espagnols mais ne rompt pas complètement avec le marxisme et choisit en 1938 de rejoindre Trotsky au Mexique. Toutefois, son admiration pour les combattants de la C.N.T. le rapproche encore un peu plus des libertaires. Elle fait écho à sa découverte de Charles Fourier [9] qui vient détrôner Karl Marx dans son panthéon politique.
Benjamin Péret publie en décembre 1945 à Mexico un pamphlet contre les partisans d’une littérature au service de la résistance nationale, Le Déshonneur des poètes [10], répond à L’Honneur des poètes, anthologie dans laquelle figuraient Aragon et Eluard. De retour en Europe après un exil aux États-Unis, André Breton publie simultanément Arcane 17 et les Prolégomènes à un Troisième manifeste du surréalisme ou non, deux textes où il renoue avec la veine libertaire. Revenant sur les prises de positions du surréalisme depuis sa fondation, il regrette que le mouvement ait rompu avec l’anarchisme originel. Cette thèse trouve un écho au sein de la F.A. En mars 1946, Serge Ninn publie un article intitulé « Surréalisme et liberté » dans la revue de la F.A. [11]Le 6 février 1947, une séance du centre de formation sociale est consacré à une confrontation entre « le surréalisme et la pensée anarchiste » [12]. Dans un article du 24 avril 1947, André Julien salue « le retour d’André Breton » [13] en rappelant aux lecteurs que le chef de file du surréalisme n’avait jamais complétement déserté les rivages de l’anarchie.
Les surréalistes inaugurent leur collaboration au Libertaire en mai 1947 par la publication du manifeste « Liberté est un mot vietnamien » [14] condamnant la guerre d’Indochine. Mais ce texte ne constitue que le premier pas vers une participation plus régulière aux activités de la Fédération anarchiste. Tandis que les expositions [15] et les nouvelles publications des surréalistes bénéficient d’un accueil favorable dans les colonnes du Libertaire [16], le Centre de formation sociale de la F.A. [17], le Cercle des étudiants anarchistes de Paris [18] et le Cercle libertaire des étudiants [19] organisent des conférences sur le sujet. On retrouve également André Breton, aux côtés d’Albert Camus et des militants de la F.A., dans les meetings de soutien à Garry Davis, objecteur de conscience et « citoyen du monde » le 3 décembre 1948 à la salle Pleyel et le 9 décembre 1949 à la Mutualité. Le discours d’André Breton à la Mutualité, reproduit intégralement dans les colonnes du Libertaire, évoque l’ancienneté des positions antimilitaristes des surréalistes en citant un tract de 1925 : « Ouvrez les prisons. Licenciez l’armée. Il n’y a pas de crime de droit commun. » [20] Cette activité militante sur la place publique annonce une participation régulière des surréalistes à la rédaction du Libertaire. Dans une « Déclaration préalable » ils précisent le sens de leur future collaboration :

La lutte pour le remplacement des structures sociales et l’activité déployée par le surréalisme pour transformer les structures mentales, loin de s’exclure, sont complémentaires. Leur jonction doit hâter la venue d’un âge libéré de toute hiérarchie et de toute contrainte [21].

L’article se termine sur cette invitation à une sorte de fusion des deux groupes. Le projet peut paraître trop ambitieux notamment parce qu’il prophétise l’avènement d’une ère libertaire. Car même si les surréalistes et les anarchistes unissent leurs efforts, leurs effectifs restent dérisoires et leur influence limitée. Le plus remarquable est la bonne volontée affichée par les membres du groupe surréaliste qui ne disposent pas à ce moment-là d’un organe de presse attitré. Avant même cette déclaration inaugurale, Benjamin Péret et André Breton avaient donné des textes de circonstance au journal : un hommage au peintre libertaire espagnol Miguel G. Vivancos [22] à l’occasion d’une exposition et un article sur l’appel de David Rousset [23]. Enfin, d’autres textes collectifs étaient parus : « Une protestation justifiée » [24] et « Haute fréquence » [25], sans qu’on puisse encore parler de collaboration régulière.
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[1La Révolution surréaliste n°1, décembre 1924.

[2Carole Reynaud-Paligot évoque une note de la direction des Renseignements généraux du 30 décembre 1940 qui confirme ses dires mais déclare ne pas avoir retrouvé la trace de cette collaboration, Parcours politique des surréalistes : 1919-1969, Paris, C.N.R.S. éditions, 2001, p. 236.

[3Aurélien Dauguet, « Anarchisme et surréalisme », Le Monde libertaire hors série n°3, mai-juin 1995. Sur l’évolution politique de Benjamin Péret, voir également Christophe Bourseiller, Histoire générale de « l’ultra-gauche », Paris, Denoël, coll. « Impacts », 2003, p. 211-222.

[4« Etoile double », octobre 1952 in José Pierre, Surréalisme et anarchie : les « billets surréalistes » du « Libertaire » (12 octobre 1951-8 janvier 1953), Paris, éditions Plasma, coll. « En dehors », 1983, et in Pietro Ferrua, Surréalisme et anarchisme, Lyon, A.C.L., 1992, p. 20-21.

[5Cité par Michel Winock in Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1999, p. 225.

[6André Breton, Second manifeste du surréalisme, éd. Kra, 1930, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1988, p. 783.

[7La plupart des commentateurs admettent le caractère proprement anarchiste du dadaisme. Cette vision est pourtant remise en question par H. van den Berg, « Dada et anarchisme : problèmes rencontrés lors de l’étude d’un lien apparemment manifeste », Littérature et anarchie, Actes du Colloque international de Grenoble, 1992.

[8Voir l’article de Charles Jacquier, « Surréalisme, stalinisme et révolution sociale », Mélusine n°19, 1999, p. 356-367.

[9André Breton, Ode à Charles Fourier, , Paris, éd. Fontaine, coll. « L’Âge d’Or », 1947, rééd. avec un commentaire de Jean Gaulmier, Fata Morgana, 1994, 160 p.

[10Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, Mexico, K éditeur, 1945, rééd. Jean-Jacques Pauvert, coll. « Libertés », 1965, José Corti, 1986, dernière éd., Paris, éd. Mille et une nuits n°120, 1996, 64 p. Un extrait de ce texte est paru sous le titre « Poète, c’est-à-dire révolutionnaire » dans Le Libertaire du 14 décembre 1951.

[11Serge Ninn, « Surréalisme et liberté », Plus Loin n°1, mars 1946.

[12Le Libertaire n°44, 30 janvier 1947.

[13André Julien, « Le retour d’André Breton », Le Libertaire n°74, 24 avril 1947.

[14« Liberté est un mot vietnamien », Le Libertaire n°78, 22 mai 1947.

[15Cf. « Le surréalisme en 1947 », Le Libertaire n°86, 17 juillet 1947.

[16Cf. André Julien, « Position du surréalisme », Le Libertaire n°95, 18 septembre 1947 et Fontaine [Georges Fontenis], « A. Breton : Flagrant délit », n°194, 2 septembre 1949.

[17« Le surréalisme et la pensée anarchiste », le 6 février 1947, séance ouverte aux sympathisants.

[18« Le surréalisme et la liberté » et « Surréalisme et psychanalyse, auxiliaires de libération » le 28 mai 1948 à la Maison des sociétés savantes.

[19« Génératrices, constantes et variables du surréalisme » le 20 janvier 1949 par Henri Pastoureau.

[20« Discours d’André Breton », Le Libertaire n°199, 9 décembre 1949.

[21« Déclaration préalable », Le Libertaire n°284, 12 octobre 1951.

[22André Breton, « La peinture de Miguel G. Vivancos », Le Libertaire n°255, 21 avril 1950.

[23Benjamin Péret, « Les raisons de l’appel de David Rousset », Le Libertaire n°206, 9 décembre 1949.

[24« Une protestation justifiée », Le Libertaire n°261, 23 mars 1951.

[25« Haute fréquence », Le Libertaire n°276, 6 juillet 1951.