SOMMERMEYER, Pierre et GOMEZ Freddy "L’Ultra-gauche, histoire et confusion"

MARX, Karl (1818-1883)DOMELA NIEUWENHUIS, Ferdinand (Amsterdam, 31/12/1846-18/11/1919)LÉNINE, Vladimir IliitchORA (Organisation révolutionnaire anarchiste)TROTSKI, Léon (1879-1940), trotskistes et trotskismesCASTORIADIS, Cornelius (1922-1997). PhilosopheMAO Zedong (1893-1976)LEFORT, ClaudePolitique. Ultra-gauche SOMMERMEYER, Pierre(1942 - )LYOTARD, Jean-François (1924-1998)RUBEL, MaximilienPANNEKOEK, AntonKORSCH, KarlRÜHLE, OttoGORTER, HermanGÓMEZ, Freddy

Christophe Bourseiller, Histoire générale de l’ultra-gauche, Denoël, Paris, 2003, 546 p.

AVEC la chute du mur de Berlin, le siècle des révolutions s’est s’achevé par l’effondrement de celle qui incarna longtemps, aux yeux du monde, son modèle le plus « réussi ». Les temps sont désormais venus de tirer les enseignements de cette histoire et de se consacrer à l’analyse méticuleuse de ce que fut cette « révolution socialiste ». Assez rares sont, pour l’instant, les auteurs qui se sont attelés à cette tâche et, s’il convient de saluer le travail de ceux qui, autour de Stéphane Courtois [1], éradiquèrent ce qu’il pouvait rester d’illusions sur le « bilan positif » du système totalitaire soviétique, la comptabilité de l’atroce - indispensable au demeurant - ne suffit sans doute pas. C’est au-delà qu’il faut mener la nécessaire réflexion sur ce que fut ce « socialisme réel » et sur les conséquences qu’il eut sur l’idée même de révolution.
Premier ouvrage sur l’ « ultra-gauche » publié depuis celui de Richard Gombin [2], le livre de Christophe Bourseiller arrive donc à point nommé. En s’intéressant à ce que pensèrent et firent certains des contemporains et acteurs de cette épopée tragique, il s’inscrit dans cette perspective historique [3], ce qui mérite d’être salué. Ceux que C. Bourseiller décrit par le menu formèrent une galaxie foisonnante qu’on appelle l’ « ultra-gauche », terme qui convient assez - sauf pour les anarchistes - à cette mouvance au sinueux tracé. Son complexe décryptage, C. Bourseiller l’entreprend avec, écrit-il, une « instinctive sympathie pour ces cherchants, partagés entre la quête de l’utopie et la lucidité la plus implacable ». On le croit sur parole, d’autant qu’il insiste et avoue même « certaines inclinaisons » pour « ces érudits éclairés », « ces théoriciens, ces activistes, ces incendiaires » d’une « ultra-gauche » qui, visiblement, le fascine. Le résultat forme une Histoire générale de l’ « ultra-gauche » aux intentions certes louables, mais pleine d’erreurs, d’approximations et d’interprétations douteuses, qui mérite un examen critique minutieux.

Objet et carences d’une recherche
Le gauchisme historique n’a rien à voir avec ce que Mai 68 fit émerger sous ce terme. Ces gauchistes-là s’inspiraient pour l’essentiel du trotskisme ou du maoïsme. Les gauchistes historiques, en revanche, sont ceux que Lénine dénonça en son temps - 1920 - dans un libelle fort connu et souvent réédité, la Maladie infantile du communisme (le gauchisme). Le leader bolchevique y dénonçait ceux qui remettaient en cause sa pratique politique, sa conception de l’avant-garde et le rôle donné au parti. Les gauchistes pris pour cible provenaient du même milieu que lui, le mouvement ouvrier dit « marxiste », et ses principaux représentants vivaient en Hollande et en Allemagne. A ce moment-là, Lénine a déjà fait le sort que l’on sait aux anarchistes russes : la prison, l’exil ou la mort. C’est l’histoire de ces gauchistes historiques, du labyrinthe que formèrent les multiples groupes qui s’en revendiquèrent, mais aussi de leurs héritiers, que tente de retracer C. Bourseiller. Elle couvre un siècle et elle épouse les heurs et les malheurs du mouvement ouvrier.
Les jeunes générations n’ont sans doute jamais entendu parler - ou très peu - d’Anton Pannekoek, d’Herman Gorter, d’Otto Rühle, de Karl Korsch et encore moins d’Amadeo Bordiga. Certains étudiants - ou simples curieux - qui se seront intéressés à Marx auront peut-être rencontré Maximilien Rubel, mais davantage en tant qu’éminent marxologue ayant établi l’édition de ses œuvres à la Pléiade [4] qu’en tant que militant et théoricien du socialisme des conseils. Le nom de Socialisme ou barbarie aura traversé le temps, mais surtout pour avoir été une étape du parcours intellectuel de Cornélius Castoriadis, Jean-François Lyotard et Claude Lefort. Le terme de « situationniste », tout en gardant encore une odeur de scandale, demeure indissolublement lié à la Société du spectacle, de Guy Debord, plus encore qu’à l’Internationale situationniste.
C. Bourseiller fait donc œuvre utile en établissant une généalogie militante et intellectuelle de cette « ultra-gauche » mal connue. Au sein du mouvement ouvrier, un certain nombre de révolutionnaires d’origine « marxiste » [5] refusèrent très tôt la conception développée par Lénine et ses amis d’un parti fortement centralisé et seul apte à diriger le prolétariat vers sa libération. En même temps, ils rejetaient le parlementarisme et la social-démocratie co-gestionnaire du capital. En matérialisant l’idée pratique des conseils, la révolution allemande de 1918 accéléra le clivage entre « socialisme de conseils » et « socialisme de parti ». Cet attachement aux « conseils ouvriers » fait, à l’exception notable des bordiguistes, le lien de l’ « ultra-gauche ». Sa revendication resurgira, après la Seconde Guerre mondiale, au sein du groupe anti-stalinien Socialisme ou barbarie. Elle sera au cœur de la démarche de Maximilien Rubel et de quelques-uns de ses amis. Elle sera reprise, à sa façon, par l’Internationale situationniste et cheminera jusqu’à nos jours. C’est précisément ce cheminement - dans le temps et dans l’espace - que C. Bourseiller tente de suivre, en inventoriant les principaux promoteurs de cette idée des « conseils » [6] et en scrutant leurs quelques points de convergence et leurs nombreux points de divergence. Car, libertaire par essence quand elle est « conseilliste », l’ « ultra-gauche » - les « ultra-gauches » conviendraient mieux - couvre un très large spectre de positions où le pire léninisme n’est pas absent, particulièrement chez les bordiguistes.
L’auteur, journaliste, n’est ni un militant ni un sympathisant des « ultra-gauches », ce que, bien sûr, on ne lui reprochera pas. En revanche, on contestera ses prétentions historiennes, même si ce « travail, précise-t-il dans son introduction, se veut avant tout un bilan historique ». L’incroyable accumulation d’erreurs qui parsèment son livre et nombre de propos que tient son auteur prouvent que, manifestement, C. Bourseiller n’a rien compris à ce dont il parle et aux gens dont il parle.
Le travail de C. Bourseiller aurait été impossible sans celui d’un historien, Philippe Bourrinet, spécialiste des « ultra-gauches » - germano-hollandaise et bordiguiste -, sur lesquelles il a écrit deux ouvrages essentiels [7]. C. Bourseiller s’y réfère plusieurs fois, mais on peut douter qu’il les ait toujours bien lus ou bien compris.

Un double exemple, parmi beaucoup d’autres, illustrera cette assertion. En 1920, a lieu à Amsterdam une conférence communiste internationale. Comme dans toute l’histoire du mouvement ouvrier, des suspicions d’agent double traînent ici et là. C. Bourseiller met en cause Louis Fraina, qu’il présente comme l’assistant du représentant américain, alors que P. Bourrinet fait, lui, référence à l’assistant de Fraina, représentant le Parti communiste des Etats-Unis et fort influencé par A. Pannekoek. Par ailleurs, Clara Zetkin qui n’a pu, selon P. Bourrinet, assister à la conférence parce qu’elle a été arrêtée dès son arrivée à Amsterdam, sera, pour C. Bourseiller, arrêtée à la sortie de la conférence. Sur le même sujet, P. Bourrinet évoque un peu plus loin la question du financement du bureau amstellodamois par l’Internationale communiste sous la forme de diamants d’une valeur de 20 millions de roubles, en précisant bien « selon un journal hollandais représentant les milieux d’affaires ». C. Bourseiller reprend, lui, cette information - donnée sous condition - comme une certitude, sans indiquer pour autant la valeur réelle de ce financement ni l’origine contestable de la source. On avouera qu’on fait mieux dans le domaine de la rigueur.
Au même chapitre - et sans traquer la coquille car l’espace manquerait -, on citera deux bourdes grossières. La première : Juan (pour Julián) Gorkín tout au long du livre - ce qui anéantit l’hypothèse de la coquille hasardeuse. La seconde : un Gérard (pour Pierre) Monatte, qui laisse à penser que l’auteur a confondu le syndicaliste révolutionnaire historique (Pierre Monatte) avec le dirigeant « socialiste » d’un syndicat policier impliqué dans l’affaire Urba (Gérard Monate). Une bévue, quoi, mais qui fait désordre ! Par ailleurs, on reste pantois de lire que Pavel et Clara Thalmann - qui ont rejoint le POUM en Espagne et participé à la colonne Durruti - « ont connu les geôles, comme les pro-soviétiques en 1937 »... Il faut sûrement lire « anti-soviétiques », du moins on l’espère. Enfin, C. Bourseiller qualifie sommairement Paul Frölich, dirigeant d’un petit parti de gauche allemand en exil - le SAP (Parti socialiste ouvrier) -, « d’exégète de Rosa Luxemburg ». Ce faisant, il omet de signaler que P. Frölich fut surtout, en tant que représentant de l’IKD (groupe des radicaux de Brême), un des cofondateurs du Parti communiste d’Allemagne, avec R. Luxemburg précisément, ce qui l’autorisait à écrire sur elle [8]. On s’arrêtera là pour ne pas accabler le lecteur.