WEBER, Suzanne. "Avec le temps..."

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1) L’âgisme .
Les discriminations dont sont victimes les personnes âgées dans les sociétés occidentales s’apparentent à une forme de racisme anti-vieux : l’âgisme.
Dans le contexte global déstabilisant de ces sociétés, la population âgée fait figure de bouc émissaire des difficultés du système des retraites, de celles de l’assurance-maladie…Leur longévité est considérée comme la seule cause du vieillissement de la population, alors que celui-ci dépend également d’autres facteurs, tels que la natalité et l’immigration, et de leur variation au cours du temps. Le vieillissement de la population étant l’augmentation du pourcentage des personnes âgées par rapport à la population globale, considérer ce facteur comme délétère revient à introduire tacitement une notion de seuil de tolérance – une logique purement raciste.
Les images sociales qui servent à stigmatiser les personnes âgées sont les négatifs des normes dominantes de la société, liées à son caractère marchand : normes de rentabilité, de compétitivité… Il faut être performant, offrir une bonne image. Ces normes secrètent le stéréotype du vieillard déficient : impotent, sénile, laid… On décrit son état en des termes très chargés affectivement : déchéance, décrépitude…
La fréquence de certaines maladies ou handicaps augmente avec l’âge. La démarche âgiste affuble a priori toute personne d’un grand âge de toutes ces maladies et handicaps à la fois. Elle uniformise, niant l’individu dans sa singularité au profit d’une sorte de portrait-robot, qui serait représentatif de sa classe d’âge. De plus, au grand âge, ces maladies sont considérées comme quasiment normales, ce qui implique un risque de démission médicale.
Les personnes très âgées sont a priori suspectes de sénilité. La présomption de lucidité n’existe pas, contrairement à la présomption d’innocence ! On les met sur la touche ; on guette la faille ; on interprète le moindre oubli en fonction du cliché du vieux gâteux. On n’accorde plus de crédit à leur propos, on bêtifie avec elles, les privant ainsi de communication authentique, d’où une forme de solitude particulière à leur âge : même entourées, elles vivent souvent dans un désert peuplé d’automates.
Les démences séniles sont considérées par la médecine classique sous un angle uniquement organique, ce qui exclut les approches psychosociales, comme celle de Louis Ploton, qui y voit des maladies de l’adaptation. La présentation déficitaire serait alors une façon, pour le malade, de se mettre hors jeu en termes de responsabilité, tout en adressant, sous forme de symptômes, des messages infra-verbaux à son entourage, qui l’assigne à la position de sortant . Jean Maisondieu qualifie les démences séniles de thanatoses, pour rendre compte du rôle joué dans leur genèse par l’angoisse de mort, déniée collectivement et rejetée sur les vieux. Ceux qui intériorisent ce processus en deviendraient les victimes expiatoires. Ils évolueraient vers une sorte d’effacement de soi, suicide en effigie en réponse au meurtre symbolique perpétré contre eux.
En effet, la mort est taboue dans les sociétés occidentales, car elle défie le fantasme d’une maîtrise absolue du monde et de la nature, alimenté par la progression exponentielle des sciences et des techniques. La mort des enfants et des femmes en couches étant pratiquement jugulée, les vieux sont devenus symboles de mort. La mort d’un jeune est considérée comme accidentelle, même si elle survient par suite de maladie : elle n’était pas au programme. La mort naturelle, c’est la mort du vieux qui a « fait son temps ». C’est la bougie qui s’éteint. C’est la mort de l’autre.
Ici apparaît l’aspect inconscient du racisme, qui est haine de l’autre, et peur de l’autre, car l’autre, c’est soi. Ce qu’on refuse de tolérer en soi, on le délimite et on l’expulse en le projetant sur l’autre. Ces mécanismes de défense (clivage et projection) sont inconscients ; le rejet (hors de l’humanité) de l’autre n’en est que plus virulent : il s’agit de bannir le danger qu’il y aurait à s’identifier à lui.
La lassitude de vivre des vieux est un cliché des plus courants. En favorisant leur mort, on ne ferait que respecter leur volonté. Quel alibi pour une société marchande qui aurait intérêt à se débarrasser de ses vieux !
La banalisation de la mort des vieux fait le lit de leur mise à mort criminelle.
2) Les vieux et la famille
Les violences à l’égard des vieux dans la famille sont largement méconnues, entre autres à cause du stéréotype du vieillard sénile. Sa plainte sera qualifiée d’affabulation.
D’ailleurs il se plaint rarement, par honte, et par peur d’être rejeté, car sa famille est souvent son seul investissement affectif. Il préfère se taire et subir (syndrome du dos rond)
On a invoqué l’alcoolisme, la toxicomanie. Il y a des familles où la violence, reconduite de génération en génération, tient lieu de langage. Mais stigmatiser les familles pathologiques, c’est montrer l’arbre pour cacher la forêt.
Car il existe une violence structurelle de la famille. Les vieux étaient relativement bien intégrés dans la famille traditionnelle, étendue, où les générations cohabitaient, car ils restaient là où ils avaient toujours vécu. Par contre, la famille nucléaire, issue de l’exode rural, ne comprend plus que les parents et les enfants mineurs. Si un parent âgé doit être réintégré dans sa famille, c’est au foyer d’un de ses enfants qu’il sera accueilli. Il subit donc une transplantation, dans un logement urbain souvent exigu, l’espace familial étant impérativement limité au palier. Cet accueil est d’autant plus difficile qu’il intervient souvent en réponse à une situation de crise, consécutive à une évolution de l’âgé vers la dépendance.
Par ailleurs, dans la famille étendue régnait une affectivité plus diffuse, diluée sur un plus grand nombre d’individus. En raison de l’écrasante mortalité infantile, on évitait de trop s’attacher au nouveau-né, dont l’existence était trop précaire. Dans la famille nucléaire, par contre, l’enfant-roi est d’emblée objet d’investissements affectifs intenses de la part des parents. Souvent il est porteur d’espoirs non réalisés, notamment de promotion sociale. Il se construit par identification avec ses parents – identification qui sera donc à la fois structurante et aliénante. Le huis clos de cette famille étroite (fratrie réduite ou enfant unique) favorise une exclusivité passionnée en même temps qu’une extrême ambivalence des sentiments. C’est ce caractère passionnel et ambivalent de ses relations avec ses parents qui va ressurgir plus tard, lors de l’entrée d’un parent dans la dépendance.
Il se produit alors un phénomène d’inversion des générations : l’enfant devient parent de son propre parent. De plus, le traumatisme (blessure narcissique pour le parent, coup de vieux pour l’enfant) engendre une double régression. L’hostilité oedipienne ressurgit, avec ses fantasmes et désirs inconscients de meurtre, alors que le pouvoir a changé de camp. L’enfant peut alors être tenté de régler d’anciens contentieux.
Lorsque le parent évolue vers la démence, l’enfant se trouve écartelé entre l’identification impossible au dément et celle, inéluctable, au parent. Les signes de l’évolution démentielle (défaillance des censures, propos orduriers, conduites agressives ou asociales) constituent une véritable effraction dans l’espace psychique de l’enfant, détruisant l’étayage qu’a pu représenter pour lui l’identification au parent – sorte de statue intérieure. L’image du parent – dans laquelle il voit une préfiguration de son propre sort – est devenue persécutrice. Les conditions de la maltraitance banale, ordinaire, sont réunies.
L’enfant peut réagir dans un premier temps par l’hyperprotection. Pour empêcher l’âgé de tomber, on l’attache ; pour éviter qu’il perde ses affaires, on les lui confisque… L’hyperprotection est une stratégie ambiguë, une défense contre les désirs inconscients de meurtre, qui se trouvent ainsi niés (en le protégeant on l’empêche de mourir), mais aussi réalisés plus sûrement (en le mettant sous cloche, sous châsse, on l’empêche de vivre). On ne lui permet plus de prendre le moindre risque, mais sans risque, il n’y a plus de vie. La momification des vieux est un meurtre déguisé dont la société entière est complice.
Souvent, l’enfant désinvestit le parent « déchu » au profit de celui qu’il a été jadis ; c’est le deuil anticipé. Il le place en institution, ne lui rend plus visite, « pour garder une bonne image, un bon souvenir de lui ». Le langage des funérailles… Le deuil anticipé, non seulement prive le vieux parent de l’amour de ses proches, mais il le dépouille aussi des repères identitaires par lesquels il aurait pu « se perpétuer à travers sa descendance ». C’est bien la névrose familiale à l’œuvre dans la famille nucléaire, en fonction du contexte social, qui fait du vieux dément « un immigré dans le temps », selon l’expression de Louis Ploton.
3) Les vieux et l’argent
Au cours du vieillissement s’opère un glissement insidieux de la notion de propriété (individuelle) vers la notion de patrimoine (attaché à la famille). Plus une personne avance en âge, plus ses biens sont considérés comme appartenant d’ores et déjà à ses héritiers. Cette « loi » implicite, mais consensuelle, est proprement âgiste, la vieillesse étant la seule période de la vie d’un majeur où, en dehors de toute mesure légale, la jouissance et la disposition de ses biens lui sont systématiquement contestées.
Il en découle que tout ce qui sort du patrimoine de l’âgé est considéré comme volé aux héritiers. Si l’âgé se montre trop généreux envers une tierce personne, il sera déclaré faible d’esprit et mis sous protection juridique. La tutelle est une mesure vexatoire, infantilisante, qui prive l’âgé de ses droits civiques – une étape décisive vers la marginalisation.
Autre conséquence : les maltraitances financières dans la famille, qui peuvent déboucher sur des maltraitances psychologiques (chantage, menaces) ou même physiques.
Ce que l’âgé consomme est considéré comme lui étant accordé par ses héritiers pour sa survie. Les vieux, qui ont intégré cette façon de voir, sont culpabilisés pour leur longévité, surtout en cas de dépendance coûteuse. Et que dire de ces vieux qui, en raison de leur pauvreté, n’ont pas pu économiser, et qui expriment leur honte de ne pas laisser d’héritage… Recalés à l’examen de la vie…
La vieillesse est un révélateur de l’absurdité d’un système dont l’argent est un référent majeur. Un système qui conditionne les jeunes à la course au pouvoir économique, à l’accumulation de biens, dont ils seront dépossédés plus tard. La vieillesse témoigne, non seulement de la maltraitance que le règne de l’argent inflige aux vieux, mais aussi de l’aliénation qu’il impose à tous.
4) Solitude et identité
Le sentiment douloureux de solitude, plainte lancinante des vieux, ne résulte pas de l’isolement (on peut se sentir seul dans une foule ou en couple), mais de la privation de relations authentiques, et aussi de la dépendance affective. Celle-ci est la recherche d’une relation fusionnelle, un agrippement à la présence physique des autres, par manque d’espace intérieur, et surtout, d’objets intérieurs. La plupart des personnes âgées n’ont pas accès à une forme structurante de solitude, qui suppose une certaine distance par rapport à soi-même permettant d’être avec soi-même en bonne compagnie, une capacité de mentaliser, c’est-à-dire d’élaborer psychiquement ses vécus, d’intérioriser ses objets d’amour. La raison en est culturelle : les rêveurs sont déconsidérés ; on fait du bruit pour couvrir les silences ; la course à la réussite empêche de faire un retour sur soi-même ; l’impératif de fonder une famille entretient l’idée que la condition normale de l’être humain est d’être toujours entouré .

5) Réhabiliter la vieillesse.
Notre culture valorise uniquement la fonction instrumentale de l’être humain, visant la maîtrise de l’environnement. Une culture qui ferait une place à la fonction expressive, qui rechercherait l’harmonie avec l’environnement, favoriserait l’empathie, le jeu, la créativité, l’activité fantasmatique. Elle permettrait d’apprécier la saveur de l’instant, le simple plaisir de se sentir exister. La vie serait conçue, non plus comme une progression vers toujours plus, qui implique la chute finale, mais comme une suite d’ajustements de l’individu à son milieu, tantôt en le transformant, tantôt en s’y adaptant. La vieillesse ne serait plus en rupture avec les phases antérieures de la vie, et n’entraînerait plus la désocialisation.