NOMAD, Max. "Le Socialisme des intellectuels"

Paru dans Gavroche n° 126 (nov-déc. 2002). Reproduit avec leur aimable autorisation

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)intellectuelsNOMAD, Max (Max NACHT) (1881-1973)

La signification profonde d’un événement historique est rarement comprise de ceux qui en sont les contemporains, ou même les auteurs. C’est ainsi que les facteurs économiques concrets qui se cachaient sous un verbiage religieux ou idéaliste lors des Croisades, de la Réforme ou de la Révolution française, ne furent à peu près pas aperçus des contemporains et des participants, bien qu’ils apparaissent maintenant clairement à tout étudiant, même superficiel, de l’histoire.
Il faut appliquer la critique socialiste au mouvement socialiste lui-même
Il n’est pas douteux que le mouvement socialiste des dix-neuvième et vingtième siècles ne marque le début d’une nouvelle période historique. Peu d’événements, dans l’histoire des hommes, furent d’une importance comparable. Ses premiers pionniers ne sont pas seulement parvenus à soulever la masse des exploités ; ils ont aussi amené leurs contemporains à une conception et à une interprétation plus réaliste de l’histoire. Comme de bien entendu, ils ont également appliqué cette interprétation à leur propre mouvement et ont fièrement déclaré que celui-ci est le premier à être, à une échelle mondiale, un mouvement conscient de sa propre signification historique. C’est une affirmation, qui, étant donné les remarquables connaissances de ceux qui la font, peut paraître à première vue justifiée.
Les critiques socialistes de la société actuelle ont en effet merveilleusement percé à jour toutes les fausses raisons dont celle-ci se pare ; ils ont mis en pleine lumière les vrais motifs qui font agir les défenseurs du privilège capitaliste, tout comme d’ailleurs l’avaient fait leurs prédécesseurs bourgeois à l’égard des apologistes du régime féodal. Ils discernent les intérêts généraux qui lient entre elles les classes privilégiées, de même qu’ils savent distinguer les différents sous-courants qui entraînent des conflits entre elles. Pareillement ces critiques pénètrent très bien le processus mental inconscient suivant lequel la bourgeoisie capitaliste a légitimé, du point de vue de la “ raison ”, à la fois ses luttes pour conquérir le pouvoir, et ses efforts pour le conserver, ce processus qui a permis aux bourgeois d’identifier leurs propres intérêts avec ceux de toutes les classes exploitées, de considérer les maux dont ils souffraient comme les maux du “ peuple ” en général, et de voir dans leur propre arrivée au pouvoir, la libération du “ pays ”.
D’après les socialistes (en entendant par là tous les courants classiques de protestation contre le capitalisme) une pareille chose ne saurait leur arriver. Car, à la différence de la classe régnante d’aujourd’hui qui ne cherchait que le butin, le socialisme — qui n’est le défenseur d’aucun privilège, mais seulement celui des intérêts généraux de la majorité du peuple, les travailleurs manuels et intellectuels — ne saurait aboutir à l’établissement d’aucun nouveau mode d’exploitation ; il n’a donc pas besoin de se créer de faux prétextes pour légitimer son action ; il est ouvertement et pleinement conscient de ses motifs et de ses buts.
La théorie de la communauté d’intérêts entre tous les travailleurs salariés, entre tous ceux qui travaillent pour un salaire, que ce soit de leurs mains ou de leur cerveau, a longtemps paru d’une vérité évidente, aussi évidente… qu’autrefois la théorie de la communauté d’intérêts entre tous les membres du Tiers Etat : bourgeois, paysans, ouvriers, intellectuels — à l’égard du seigneur féodal ; aussi évidente que la théorie de Thomas Jefferson sur la communauté d’intérêts de tous les “ producteurs ” : industriels, grands propriétaires fonciers et autres — à l’égard des “ spéculateurs ” ; ou celle de Henry George sur la communauté d’intérêts de tous — à l’égard des propriétaires du sol.
La théorie du “ Tiers Etat ” ralliait l’ensemble des classes les moins favorisées autour du drapeau de la bourgeoisie capitaliste. La théorie de Jefferson aurait abouti au même résultat en mettant comme ennemi le banquier à la place du seigneur féodal, inexistant en Amérique. Et l’ “ impôt unique ” de Henry George ne fut en définitive, d’après les propres paroles de Marx, que “ le dernier espoir de sauver le système capitaliste ”. Mais, dans l’esprit de Marx — tout comme dans celui de tout autre penseur socialiste — il ne faisait point de doute que le directeur salarié, l’ingénieur, le professeur, et tous les autres innombrables travailleurs intellectuels salariés étaient, tout comme les travailleurs manuels, et quels que soient leurs salaires, des salariés, c’est-à-dire des sans propriétés, des prolétaires, qui tous appartenaient à la même classe ; la classe opposée à celle des capitalistes, propriétaires des moyens de production. Mais ce faisant, ils ne voyaient pas — ou ne voulaient pas voir — qu’il y avait là un mensonge, destiné à un but de classe : rallier les travailleurs autour d’une nouvelle classe bourgeoise naissante, celle des travailleurs intellectuels.

Les développements d’hier

Le développement de l’industrie moderne et de l’Etat moderne a rendu l’instruction supérieure accessible à un plus grand nombre de gens qu’aux époques précédentes. À l’origine, les gens instruits appartenaient principalement au clergé. Il y avait aussi quelques fils de familles qui, pour une raison ou pour une autre, désiraient d’occuper de politique, d’art ou de science, et le faisaient généralement en prenant place dans la cour de quelque roi ou seigneur. Les couches supérieures de cette “ intelligentsia ” féodale jouissaient des mêmes privilèges et du même bien-être que le seigneur propriétaire. Quant aux couches inférieures, représentées par les membres du bas clergé, elles avaient souvent des raisons de mécontentement. Aussi les éléments les plus énergiques et les plus hardis de ces couches inférieures se révoltèrent-ils souvent contre leurs supérieurs plus fortunés. Idéologiquement, ces révoltes s’exprimèrent sous la forme d’hérésies qui se référaient au communisme primitif de l’Evangile ; matériellement elles se manifestaient par le soutien donné aux soulèvements toujours renaissants des masses écrasées de la ville et de la campagne. Quelque ait été l’idéal conscient de ces hérétiques, leur but réel, subconscient, nous apparaît maintenant comme évident : ils cherchaient à établir le pouvoir théocratique du bas clergé.
Là où l’influence du clergé était, soit absente comme dans la Grèce antique, soit en voie de disparition comme dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, le mécontentement des intellectuels s’exprima sous la forme de descriptions, tantôt abstraites, tantôt romancées, d’un Etat parfait, qui constituèrent la protestation des possesseurs de l’intelligence et du savoir contre la prédominance des possesseurs de la terre, de l’argent, des serfs et autres biens matériels. Consciemment ou inconsciemment ces Utopies furent l’exutoire d’un groupe social qui était encore trop faible pour exprimer sous une autre forme ses désirs de domination.
Le socialisme “ conservateur ”
Les révolutions politiques et industrielles de la fin du XVIIIe siècle virent les intellectuels mêlés aux différents groupes de la bourgeoisie dans leurs luttes contre le passé féodal ainsi que dans leurs luttes intestines. Avec l’avènement du système capitaliste, entravé comme il l’était encore par pas mal de survivances féodales, les luttes des intellectuels en tant que groupe indépendant, commencèrent à paraître au premier plan.
Une partie des enfants instruits des classes propriétaires alimentèrent les fonctions d’Etat et les professions libérales, sans parler du clergé et de la caste des officiers. Ceux-là se contentaient évidemment de l’” ordre établi ”, et le défendirent contre les critiques de ses adversaires. Les industries étaient encore en grande partie dirigées par leurs propriétaires, mais une classe distincte de directeurs, ingénieurs et autres “ techniciens ” était en train de devenir progressivement de plus en plus indispensable au développement croissant de l’économie. La part des richesses qui allait à ce dernier groupe n’était cependant pas très considérable, de sorte que beaucoup de ses membres commencèrent à envisager la possibilité d’un système social qu’ils commanderaient eux-mêmes et d’une manière plus efficace et plus scientifique que ne pouvait le faire le parvenu capitaliste, trop souvent ignorant, et dont la rapacité aveugle, la barbarie avec laquelle il exploitait le travailleur, n’allaient pas sans quelque risque. D’autre part, ils se souvenaient de la période troublée qui avait suivi le déclenchement de la Révolution française, et ils désiraient en éviter le retour. Ces aspirations trouvèrent leur expression dans les idées et les projets issus de ces courants variés et souvent divergents, qui sont désignés sous le nom d’“ utopisme ”, de “ philanthropie ”, de “ socialisme chrétien ”.
Leurs vocabulaires et leurs points de départ étaient différents, mais ils avaient cependant tous beaucoup de caractères communs avec les socialistes d’aujourd’hui. Appartenant à la bourgeoisie et même à la haute bourgeoisie par leur situation sociale ou leurs sympathies, ils craignaient un soulèvement imminent des masses populaires. En dehors de quelques rêves de fraternité humaine à réaliser par la bienveillance des classes privilégiées, leurs projets consistaient en des améliorations pratiques, d’application immédiate, et tendant à une extension des propriétés de l’Etat. Leur Etat hiérarchisé devait faire équilibre à la puissance du capital, récompenser les hautes capacités des gens “ instruits ”, directeurs et organisateurs de la vue économique et culturelle, d’autre part perpétuer la même condition sociale des travailleurs manuels. Leur demande de régulariser la production afin de régler l’exploitation des travailleurs et de maintenir l’inégalité économique, se montre ouvertement chez les disciples de Saint-Simon et dans les théories du “ socialiste conservateur ” Rodbertus. Voulant avant tout conserver les privilèges existant, les représentants de ces idées finirent finalement comme les plus solides soutiens du césarisme de Napoléon III et des principes monarchiques de l’Allemagne des Hohenzollern.
Mais les temps n’étaient pas encore mûrs, en cette première moitié du XIXe siècle, pour que de telles idées puissent être adoptées. Le capitalisme privé n’était encore qu’au début de sa carrière, et le danger d’“ en bas ” pouvait encore être écarté par d’autres méthodes que celles de l’étatisation de la propriété ou autres mesures analogues.
Blanquisme et Chartisme
Ce danger “ d’en bas ” ne provenait pas seulement des travailleurs manuels, avec leurs salaires de famine. Il provenait également de nombreux groupes d’intellectuels appartenant aux couches inférieures de la bourgeoisie : étudiants n’ayant pas la perspective d’une “ situation ” suffisante après avoir obtenu leurs diplômes, professeurs sans élèves, journalistes sans acheteurs, et toutes les autres variétés de travailleurs intellectuels, chômeurs ou faiblement payés, pleins d’appétit et l’estomac vide.
Au début du XIXe siècle, Napoléon, avec ses promesses sur “ les carrières ouvertes au talent ”, sans distinction d’origine ou de richesse, fut longtemps l’idéal de ces jeunes générations instruites et… dépourvues d’avenir. “ Napoléon fut vraiment un envoyé de Dieu pour aider la jeunesse de France ”, soupire le héros de Stendhal, Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir. “ Qui prendra sa place ? Que deviendront sans lui les pauvres bougres qui ont juste les quelques billets nécessaires pour leur procurer une bonne instruction, mais qui, ensuite n’ont pas assez d’argent pour les lancer dans la carrière ? ”
Mais Napoléon ne devait pas revenir, et les jeunes gens instruits durent se rabattre sur un autre héros de la grande Révolution à son déclin : Babeuf, l’organisateur de la “ Conjuration des Egaux ”, première tentative d’un groupe d’intellectuels communistes pour s’emparer du gouvernement avec l’aide des travailleurs. L’Evangile de Babeuf fut repris quelques dizaines d’années plus tard et baptisé d’abord du nom de Bakounine, puis de celui de Blanqui, son plus remarquable apôtre et martyr. Durant toute une génération, des intellectuels pauvres s’occupèrent à organiser des conspirations et des coups de mains, tendant à l’établissement d’une dictature révolutionnaire [1] .
La dépression économique du commencement du XIXesiècle qui inspira à la partie la plus désespérée de l’intelligentsia française des idées assez semblables à celles des communistes russes de trois générations plus tard, eut également ses effets en Angleterre. Un puissant mouvement radical, connu sous le nom de Chartisme, fut mis sur pied de l’autre côté de la Manche. Conduit par des intellectuels de la petite bourgeoisie, il entraîna les masses travailleuses dans une lutte pour plus de démocratie par l’établissement du suffrage universel. Ce mouvement servit de modèle en beaucoup de points à ceux des partis socialistes du Continent, dans leurs luttes pour le suffrage universel, quelque cinquante ans plus tard.
Bien que différant grandement les uns des autres dans leurs manifestations extérieures et leurs vocabulaires, les “ extrémistes ” de France et d’Angleterre de cette époque, soit il y a près d’un siècle, possédaient en commun deux traits importants. Conduits tous deux par des intellectuels de la petite bourgeoisie, les deux mouvements visaient à changer la forme politique du système existant, et non à exproprier et nationaliser immédiatement le capital. Le socialisme, bien que généralement professé par les conspirateurs français, et assez courant chez les Chartistes, était envisagé comme ne devant être réalisé que dans un avenir plus ou moins éloigné, mais, s’emparer du pouvoir, participer au gouvernement grâce au mode de suffrage démocratique, cela était un objectif immédiat. Le pouvoir pour les intellectuels, l’espérance pour les travailleurs, tel est entre eux le partage… jusqu’à aujourd’hui.
Le marxisme
Blanquisme et Chartisme disparurent tous deux sous l’influence de nouvelles conditions. La poussée économique qui se produisit en Angleterre vers le milieu du XIXe siècle amena les syndicats à jouer un rôle de premier plan dans l’amélioration de la situation immédiate des travailleurs. Durant plusieurs décades, le trade-unionisme pur et simple régna souverainement dans l’esprit des travailleurs britanniques. Un processus analogue, bien que sous d’autres formes, se produisit en France, où une semblable réaction contre le radicalisme purement politique, conduisit au développement de la coopération sous ses diverses formes. Dans les deux pays c’était le travailleur manuel doté d’une certaine teinte d’instruction qui se substituait ainsi à son concurrent à faux-col, comme conducteur d e la classe ouvrière.
La conjonction entre le radicalisme politique des intellectuels petits-bourgeois et les aspirations syndicalistes des couches supérieures des ouvriers manuels fut réalisée grâce à un groupe d’hommes d’origine germanique, rassemblés autour de Karl Marx et de Frédéric Engels. Leurs idées inspirèrent trois générations de socialistes, appartenant à différentes écoles. Les socialistes “ orthodoxes ” du type allemand, les communistes du genre russe, les syndicalistes français et américains (I.W.W.), et même les anarchistes, au moins ceux de la tradition de Bakounine, furent tous sous l’influence de la théorie de la lutte de classes formulée par Marx et Engels. Cette théorie proclamait l’existence d’un antagonisme insurmontable entre le prolétariat et la bourgeoisie, antagonisme qui devait aboutir finalement à l’expropriation des classes propriétaires, et à l’établissement d’une forme collectiviste de la production.
Dans cette doctrine, couramment acceptée par toutes les fractions du socialisme moderne, on comprend sous le nom de prolétariat, à la fois tous les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels : tous ceux qui gagnent leur vie en recevant un salaire ou un traitement. Dans son Manifeste communiste, Marx trouva de vigoureuses paroles pour décrire le sort misérable de ces travailleurs intellectuels obligés de devenir les esclaves salariés de la classe capitaliste. Telle avait été en effet leur situation durant la première moitié du XIXe siècle, et Marx — qui était lui-même l’un d’eux — ne pouvait manquer d’assimiler leur condition à celle des travailleurs manuels. Cependant, si pauvres qu’ils fussent, il y avait une différence importante entre leur misère et celle des travailleurs manuels. Leurs familles — bourgeoises ou petites-bourgeoises — avaient dépensé un certain capital “ pour leur procurer une bonne éducation ”, ce qui leur donnait, bien que sous une forme invisible, la propriété de leurs moyens de production. Ce placement ne rapportait pas encore alors de dividendes, mais un changement de l’armature politico-administrativepouvait y remédier, sans entraîner de modifications essentielles dans la condition des travailleurs manuels. Avec les possibilités qu’elle offre au talent insuffisamment payé ou inemployé, la démocratie politique signifiait non seulement des “ dividendes ” pour le capital employé à l’instruction, mais était aussi une base d’où pouvait partir une intelligentsia mécontente pour conquérir le contrôle des affaires de la nation, en dépossédant les capitalistes, et en prenant à leur place la charge du gouvernement et de la direction des industries qu’on nationaliserait. En langage marxiste, cela s’appelait la “ conquête du pouvoir politique ” par… le prolétariat.
Le réformisme
La seconde moitié du XIXe siècle vit la démocratie politique, ou une semi-démocratie, s’installer dans la plupart des pays occidentaux. Pour conquérir la démocratie, l’intelligentsia radicale s’était assurée l’aide des travailleurs manuels, qu’elle aida en retour, dans ses luttes pour le pain.
Il était prévu qu’à cette première étape succèderait une seconde : la lutte révolutionnaire pour la destruction du capitalisme et l’établissement du socialisme. Etablir le socialisme cela signifiait naturellement une chose pour les intellectuels et les anciens travailleurs “ instruits ” qui dirigeaient le mouvement, et une tout autre chose pour les travailleurs manuels qui les suivaient. Ces derniers voyaient dans le socialisme la réalisation de leurs aspirations à l’égalité économique, tandis que pour les conducteurs le socialisme n’était qu’un euphémisme servant à désigner le Capitalisme d’Etat, c’est-à-dire un système où le gouvernement est propriétaire des industries, celles-ci étant dirigées par une bureaucratie composée d’intellectuels, d’anciens ouvriers “ instruits ” et d’anciens capitalistes.
Mais même sous cette forme, la seconde étape ne fut pas effectuée, dans l’Europe démocratique occidentale tout au moins. La Commune de Paris de 1871 ne fut, en dépit des rouges souvenirs qui y sont associés, qu’une aventure dans le radicalisme démocratique, plutôt que dans le socialisme. L’avènement de la démocratie, conjuguée avec une grande poussée du développement industriel, avait refroidi l’ardeur de ceux qui étaient autrefois les ennemis implacables de l’ordre établi. Les intellectuels affamés, qui, au milieu du XIXe siècle, étaient prêts à combattre sur les barricades côte à côte avec les ouvriers des usines, pour la démocratie, ou même pour une dictature qui serait le prélude au socialisme, ne crevaient maintenant plus de faim. Il y avait abondance de situations bien payées à leur disposition, et, dans l’ensemble, ils étaient devenus des bourgeois parfaitement respectables.
Une certaine portion des intellectuels continua néanmoins à se mêler à la politique “ ouvrière ”. C’étaient des hommes ambitieux qui voyaient dans le mouvement socialiste et ouvrier une carrière leur offrant des possibilités illimitées. Il y avait aussi, naturellement, quelques idéalistes qui se joignaient au mouvement parce que l’idéal socialiste répondait à leurs sentiments de justice ; et aussi, bien entendu, les habituels chercheurs d’aventures qui infestent tous les mouvements hérétiques.
Mais ces leaders n’étaient plus des révolutionnaires. Ce capital particulier qu’ils possédaient, le privilège d’une plus grande instruction, les mettait au-dessus des masses travailleuses, et leur permettait de s’installer comme l’un des nombreux groupes privilégiés du monde bourgeois. Il y eut des journalistes, des politiciens, des organisateurs, prêcheurs du nouvel Evangile : un royaume prolétarien qui n’était pas de ce monde, au moins avant plusieurs générations. Cela ne gênait pas ces hommes, car ils avaient le temps d’attendre… Une transition tranquille, progressive, vers le Capitalisme d’Etat était le maximum de leurs espoirs révolutionnaires. En attendant, ils étaient prêts à défendre le système social existant contre toute intervention non autorisée dans le cours normal des affaires. Et ils étaient soutenus en cela par une partie de la classe ouvrière, les travailleurs hautement qualifiés qui, dans une certaine mesure, pouvaient participer aux profits du développement industriel et de l’exploitation coloniale.
Cependant ils ne dormaient point sur un lit de roses ; beaucoup de dangers les menaçaient. D’abord les carriéristes trop enragés toujours prêts à sortir de leurs rangs pour faire ouvertement la politique du capitalisme, ce qui affectait le “ moral des masses ”. Il y avait aussi de jeunes leaders qui avaient peur que la modération de la politique suivie par les officiels du parti ne finisse par indisposer les éléments les plus impatients de la partie ouvrière de leur parti ; ceux-là aimaient à parler de révolution dans l’intention d’enlever la direction aux “ fossiles ” du parti. Il y avait aussi continuellement des frictions et des jalousies entre les messieurs élevés au collège, et les anciens travailleurs autodidactes qui dirigeaient les syndicats en coopération avec le parti. Enfin, il y avait les anarchistes et les syndicalistes hérétiques qui aspiraient aussi à la conduite des masses travailleuses.
Avec le temps cependant, les lois inexorables de la vie en régime démocratique se chargeaient de faire disparaître les intransigeants, aussi bien ceux du parti, que ceux en dehors du parti. Dès qu’on les admettait à leur tout au sein des plus hauts conseils de la grande organisation, les oppositionnels du parti devenaient très raisonnables. Quant aux intellectuels anarchistes qui parvenaient souvent à attirer à eux les éléments les plus hostiles au système existant, ils ne pouvaient tout de même point constituer une sérieuse menace pour les politiciens socialistes ; avec leur idéal si lointain, et leur refus d’accepter la lutte de classes (ou ne l’acceptant que dans un but de propagande) [2] ils étaient destinés à devenir une secte insignifiante de prédicateurs pacifiques, démolissant l’ordre existant… en esprit seulement. Les syndicalistes étaient pareillement destinés à perdre leur esprit révolutionnaire. Partout où ils parvinrent à obtenir le contrôle des syndicats, ils succombèrent peu à peu à la tentation d’être des chefs de syndicats bien réguliers, avec tous les avantages que cela comporte. En France, son pays classique, le syndicalisme a fait la paix avec l’ordre existant, malgré les protestations indignées de groupes sans influence. Le syndicalisme espagnol, pourvu d’une longue tradition de luttes héroïques sous le régime semi-absolutiste des Bourbon, est entré peu après la chute de ces derniers, dans une évolution vers la respectabilité .
De plus en plus les possibilités qu’offre la démocratie dans les pays les plus avancés ont permis aux intellectuels, semi-intellectuels et anciens travailleurs autodidactes qui sont les leaders des différentes formes du mouvement ouvrier, de profiter du mécontentement révolutionnaire des masses, en le déviant vers de futiles campagnes politiques, ou vers un syndicalisme tranquille, ou vers le culte de quelque utopie.

La situation d’aujourd’hui et les perspectives pour demain

Mais l’idylle démocratique ne pouvait pas durer toujours. Il vint un moment où le développement industriel cessa de marcher de pair avec l’extension croissante de l’insurrection. Alors, une fois de plus, il n’y eut plus assez de “ situations ” pour tous. Les colonies ne pouvaient absorber qu’une partie du surplus instruit de la population, et même tous les pays n’avaient pas ce débouché. En outre il y avait deux grands pays d’Orient qui n’avaient pas encore passé par le stade démocratique : la Russie et la Chine. N’étant pas encore développés ni économiquement, ni politiquement, ces deux pays possédaient une armée immense d’intellectuels affamés, qui ne participaient pas au revenu national.
Bolchevisme et fascisme
De nouveau, comme au début du XIXe siècle, le monde civilisé eut alors affaire à une foule d’intellectuels petits-bourgeois, désespérés et sans argent, dont le seul espoir était dans un renversement violent de l’ordre établi. La guerre et les troubles qui suivirent donnèrent à cette partie de l’intelligentsia l’occasion de s’affirmer. Tandis que les partis socialistes officiels représentés par les politiciens ouvriers les mieux nantis et les plus posés, ainsi que les leaders des syndicats, se ralliaient à la défense des conditions existantes et devenaient les membres les plus choyés de divers gouvernements de coalition, ou bien adoptaient, dans le meilleur des cas, une attitude expectante, à demi agenouillée, les éléments désespérés défièrent ouvertement, sous une forme ou une autre, l’ordre existant. Le retour communiste à la tradition blanquiste de la dictature révolutionnaire, et le retour fasciste à une sorte de dictature militaire de la tradition napoléonienne, représentèrent le stade final des développements révolutionnaires de la guerre et de l’après-guerre.
En Russie, cette partie des intellectuels et semi-intellectuels (en y comprenant un nombre important d’anciens travailleurs qui se sont instruits eux-mêmes) — qui est organisée dans le parti communiste, est parvenue à éliminer les capitalistes et les grands propriétaires fonciers ; elle a imposé au reste de la population, y compris les autres intellectuels. Elle travaille sans relâche à établir un système bien coordonné de capitalisme d’Etat commandé par une bureaucratie toute puissante. Dans les autres pays les dirigeants communistes représentent le groupe le plus jeune et le plus allant des politiciens socialistes. Ils s’occupent principalement de recueillir l’héritage des partis socialistes décadents et discrédités. Dans des cas très graves, et particulièrement dans les pays dépourvus de libertés politiques comme l’Italie ou la Pologne, certains d’entre eux peuvent essayer d’imiter l’exemple russe. Mais dans les pays démocratiques leur politique ressemble plus ou moins à celledel’ailegauchedes partis socialistes d’avant-guerre avec plus de mots révolutionnaires que d’action, du fait particulièrement que les communistes russes, dont ils dépendent, ont abandonné l’idée de la “ révolution mondiale ” — beaucoup plus intéressés qu’ils sont maintenant à industrialiser leur pays et à éviter des complications internationales.

Ceux des intellectuels qui sont passés au fascisme en Italie et en Pologne sont surtout de simples transfuges, enquête d’un chemin plus court pour arriver au pouvoir. En Allemagne et ailleurs, ce sont principalement les rejetons des bourgeois ruinés : les “ nouveaux pauvres ”. Leur terminologie et leurs “ principes ” varient de pays en pays et… d’une réunion à l’autre ; mais sur leur but il est impossible de se méprendre : il s’agit pour eux d’acquérir autant de puissance que possible, à la fois en aidant les capitalistes à dompter les travailleurs et en forçant à l’occasion les capitalistes à faire des concessions aux autres classes de la population. Ils trouvent leur principal soutien dans les couches instruites de la moyenne et petite bourgeoisie dont la sécurité économique et l’avenir ont été détruits par les événements d’après-guerre.
Vers le capitalisme d’Etat
En même temps que luttent ainsi pour le pouvoir et l’influence les différentes parties de la petite bourgeoisie instruite, un sentiment de révolte bout dans les profondeurs des masses travailleuses qui continuent à penser, plus ou moins consciemment, en d’autres termes que leurs chefs. Quelques théories et panacées qu’on puisse leur proposer, elles “ sentent ”, pour ainsi dire, en termes de salaires et de conditions de travail, et, de temps en temps, leur désir inexprimé d’être émancipées — elles — éclate en violents soubresauts.
Il est sûr que toute demande d’augmentation de salaires marque un pas dans la voie de l’égalité économique. Parvenue aux dimensions d’une grève générale de tous les travailleurs manuels, qualifiés et non-qualifiés, la lutte pour des salaires plus élevés et du travail pour tous, peut aboutir à absorber totalement le profit et à réduire les traitements excessifs des salariés “ supérieurs ”. En face de demandes auxquelles elles seraient incapables de satisfaire, les entreprises capitalistes privées pourraient être forcées de céder la place à une forme plus haute d’organisation industrielle, le système de la propriété gouvernementale, ou Capitalisme d’Etat, que les socialistes appellent parfois “ Socialisme d’Etat ”.
Cette forme plus élevée de l’organisation industrielle a cessé d’être la simple fantaisie théorique qu’elle était au début du siècle passé lorsqu’elle fut proposée pour la première fois par les différentes écoles socialistes. Pour éviter son violent avènement, ou une graduelle désintégration économique, des hommes, qui par ailleurs sont des conservateurs, ont cessé de “ regarder avec effroi ” l’idée d’un contrôle de l’Etat sur la vie économique nationale. Se souvenant des services rendus par les partis et les ministres socialistes à la cause de la paix sociale durant et après la guerre, le monde bourgeois, troublé et effrayé, songe à confier à ses anciens soi-disant ennemis le soin de le réorganiser.
Que le nouveau système soit introduit au moyen de paisibles réformes effectuées sous la pression continue et menaçante des masses mécontentes ou qu’il soit le résultat d’un violent cataclysme ; que la nouvelle machine gouvernementale soit commandée par des socialistes modérés et des néo-libéraux ou par des “ extrémistes ”, l’inégalité des revenus perpétuée par de plus hauts gages assignées au travail intellectuel, reste la caractéristique fondamentale du Capitalisme d’Etat. Sur ce point au moins il n’y a aucune différence d’opinion entre communistes et socialistes, entre les ennemis les plus violents (et les plus pauvres) du privilège capitaliste et ses critiques plus patients (et plus satisfaits). Ce principe d’inégalité a été proposé par leur maître commun Karl Marx, dans ses fameuses propositions sur la “ première phase du communisme ” — euphémisme sous lequel est désigné le Capitalisme d’Etat sous la direction de l’intelligentsia socialiste (Lettre sur le Programme de Gotha).
La lutte continuera…
Socialistes et communistes affirment également que les progrès du développement économique amèneront automatiquement la disparition totale de ces inégalités de la “ première phase ”, mais, comme leur maître, ils relèguent la “ phase supérieure du communisme ” dans un avenir nébuleux et lointain. Oubliant leur réalisme marxiste, ils attribuent candidement aux bénéficiaires instruits et privilégiés de la “ première phase ” un désintéressement inacceptable. Ceux-ci abaisseraient volontairement leurs revenus au niveau de ceux des travailleurs manuels, créant ainsi d’égales possibilités d’instruction pour tous, détruisant leur monopole intellectuel et leur prédominance de classe.
Il est peu probable qu’une telle promesse suffise à maintenir les travailleurs en paix. La lutte continue des masses pour des salaires de plus en plus élevés restera l’accompagnement du Capitalisme d’Etat ( ” première phase du Communisme ”), comme elle l’est du capitalisme privé. Des groupes mécontents d’intellectuels continueront à embrasser la cause des travailleurs manuels et à les aider dans leurs luttes, poussés soit par l’amour héroïque du bon combat, soit par l’ambition.
Avec l’obtention de l’égalité des salaires entre travailleurs manuels et intellectuels, une haute instruction deviendra accessible à tous ; ensuite, une nouvelle page de l’histoire humaine s’ouvrira…
Max NOMAD

[1L’auteur, qui sans doute avait des comptes à régler avec les anarchistes, pratique l’amalgame : on serait bien en peine de trouver un anarchiste, intellectuel ou non, qui préconiserait la dictature révolutionnaire. (Ronald Creagh)

[2Ce qui est méconnaître, une fois de plus, des personnalités aussi éminentes que Johann Most ou Galleani. Pour Nomad, les intellectuels anarchistes sont ou des idéalistes ou des manipulateurs : il n’y a pas d’autre possibilité (Ronald Creagh).