COLSON, Daniel. "L’Anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire au Brésil".
PROUDHON, Pierre-Joseph (1809-1865)POUGET, Émile (1860-1931)féminismesocialismePolitique. Marxisme et marxistessyndicalisme : anarchosyndicalismemouvement ouvrierorganisation — (conceptions libertaires de l’organisation)Brésil.- Histoire de l’anarchismePartis communistesSao Paolo (Brésil)Rio de Janeiro (Brésil)enfants et enfancePopulation. Gens de couleurSociété. Classe ouvrière ALVES DE SEIXAS, JacyCOLSON, DanielPopulation. Esclaves VASCO, NenoDroit. UniversalismeDu 8 au 10 septembre à Sao Paulo et du 13 au 15 à Rio de Janeiro, se tient un colloque international libertaire sur l’histoire des mouvements ouvriers révolutionnaires Il est organisé par le collectif anarchiste Terre Libre de Sao Paulo et la Fédération anarchiste de Rio Janeiro, et fait suite à la traduction en portugais du livre publié en France, De l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire (CNT-Nautilus). L’histoire passée et récente de l’anarchisme au Brésil est mal connue en France et en Europe. Parmi les quelques ouvrages disponibles, et pour ce qui concerne le passé, on peut signaler un livre déjà ancien mais particulièrement intéressant, celui de Jacy Alves de Seixas : Mémoire et oubli : anarchisme et syndicalisme révolutionnaire au Brésil, (éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1992). Dans cet ouvrage J-A de Seixas fournit une analyse historique et théorique particulièrement utile pour tous ceux qui s’interrogent sur ce que furent les mouvements ouvriers libertaires au tournant du XIX et du XXe siècles.
L’originalité de la situation brésilienne
La spécificité du Brésil, au début du XXe siècle, c’est d’abord son immensité et son caractère ouvert contrairement aux vieux pays européens enfermés depuis longtemps derrière leurs frontières. D’où deux conséquences importantes aux yeux de J-A de Seixas. Fortement influencées par le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme français, les forces ouvrières libertaires brésiliennes font de l’action directe un concept essentiel à leur développement, mais elles ne se réclament pas de la grève générale et du Grand Soir qui, à la façon de la « marmite » des dynamiteurs, suppose sans doute un espace clos et saturé. Seconde conséquence paradoxale : l’internationalisme des mouvements ouvriers brésiliens ne revêt pas les formes externes d’une association comme l’AIT. La dimension internationale, le mouvement ouvrier brésilien du début du XXe siècle la trouve d’abord en lui-même, dans l’extrême diversité de ses composantes.
L’anarchisme au Brésil prend corps à la fin du XIXe siècle, à partir de deux principaux foyers : Sao Paulo et Rio de Rio de Janeiro. Comme le souligne J-A. de Seixas, la classe ouvrière qui se constitue alors a pour double caractéristique son extrême pauvreté, mais aussi sa très grande hétérogénéité d’origine, un cosmopolitisme que les noyaux naissants de l’anarchisme revendiquent aussitôt comme un atout décisif sur le terrain de l’internationalisme émancipateur. Immigrants italiens, portugais, espagnols, russes, canadiens, anglais, grecs, etc. rejoignent par flots continus, dans les favelas des deux grandes villes, une classe ouvrière locale composée en grande partie d’anciens esclaves noirs, mais aussi d’une forte proportion de femmes et d’enfants (en particulier dans le textile). Comme l’écrit J-A de Seixas :
« la classe ouvrière au Brésil s’est donc formée de et dans la diversité : ethnies, sexes, âges, cultures, coexistence de rapports de production divers ». [1]
Et c’est à juste titre, contre un marxisme abstrait et réducteur, mais avec Proudhon, que l’auteur parle « des » classes ouvrières au Brésil. Cette diversité, on la retrouve dans la formation et les conceptions des groupes anarchistes. Liés à l’anarcho-communisme malatestien à Sao Paulo, ils sont d’inspiration individualiste, stirnérienne et nietzchéenne, à Rio de Janeiro, mais avec tous comme points communs de surgir après l’échec du socialisme et surtout de s’investir aussitôt dans les luttes de résistance ouvrière de ces deux grands centres industriels. Y compris et surtout, paradoxe apparent, à Rio de Janeiro, là où les anarchistes stirnériens et nietzschéens invitent les ouvriers à promouvoir l’apparition de « surhommes », d’ « hommes-dieux », capables de sortir le peuple de sa léthargie et de libérer les forces révolutionnaires dont il est porteur.
Diversité des formes d’action et d’organisation
C’est donc sans surprise que cette double hétérogénéité des mouvements ouvriers libertaires brésiliens (dans la composition de la classe ouvrière comme dans les différences de conceptions des groupes et des journaux anarchistes) peut se retrouver dans le développement et les formes d’action et d’organisation des luttes ouvrières : depuis la grève des ouvriers du textile de Rio de Janeiro en 1903 jusqu’à la série de grèves générales de 1917-1920. Unions de métier, sociétés de secours mutuels, coopératives, « ligues de quartier », « commissions d’usine », avec leurs délégués, leurs coordinations, leurs commissions techniques, etc. Comme le souligne J-A de Seixas, cette souplesse et cette diversité des formes d’action et d’organisation se retrouvent, sur le terrain de la durée, dans le paradoxe d’une grande discontinuité des sigles et des organisations qui expriment pourtant, en même temps « une insistante et déconcertante continuité » [2]. Prenons l’exemple de Rio de Janeiro, l’union ouvrière générale de cette ville ne revêt pas moins de cinq dénominations successives de 1903 à 1920 (FAC, FORB, FORJ, UGT, FTRJ), avec parfois des « trous » où elle cesse d’exister (comme de 1910 à 1912).
Cette discontinuité apparente ne tient pas d’abord à une difficulté à s’unir à l’échelle de la ville, on la retrouve en effet pour chaque organisation d’industrie ou de métier, dans le textile par exemple (avec successivement trois appellations différentes : FOFT, SOFT, UOFT), chez les maçons (ACUP, SPS, UOCC) ou les peintres (CIP, UGP, UOCC). À l’inverse de ce que nous connaissons depuis trop longtemps, là où la multiplication des organisation est contemporaine et concurrentielle, en particulier sur le marché des élections, la multiplicité des sigles et des organisations brésiliennes du début du XXe siècle est l’expression d’un seul et même mouvement mais multiforme dont elle se contente de rythmer les phases, les reculs et les renaissances, les tournants et les changements. Cette transformation incessante dans le temps des sigles et des modes d’organisation est pensée et voulue par les militants anarchistes qui animent alors le mouvement ouvrier brésilien. Comme l’écrit l’un d’entre eux, Neno Vasco :
« Les organisations artificielles sont inutiles et nocives ; l’organe mort et vide de fonction, encombre. Mais le temps ne peut pas être un élément de discussion, l’organisation aura la durée d’une seconde ou d’un siècle, conformément aux besoins. [...] Le secret de la vitalité de l’association est précisément d’agir constamment, de maintenir vivant l’esprit d’initiative, l’activité des associés ». [3]
Sous la plume des libertaires brésiliens, le mot « organisation » ne doit pas prêter à confusion. Dans leur grande diversité de formes et d’équilibres, leurs changements incessant d’intitulés, les mouvements ouvriers de Sao Paulo et de Rio de Janeiro sont effectivement, comme l’écrit Vasco, des « associations », c’est à dire des agencements de forces émancipatrices dont la « vitalité » n’a rien d’organique ou de biologique, qui tiennent entièrement au « mouvement » qui, à un moment donné, les rend possibles et les exige, à la nature toujours changeante des forces qui s’associent, aux circonstances, aux rapports de forces induits par la situation économique et politique, et, en fin de compte, à l’ « action » et à l’ « esprit d’initiative » des forces « associées ». Comme le souligne J-A de Seixas, le « Mouvement » et l’ « esprit » (ou la raison) qui l’accompagne doivent être entendus ici dans une « acception matérielle, physique ; c’est ce qui bouge et peut faire bouger les hommes et les classes sociales, ce qui peut créer des pouvoirs. L’organisation, bien qu’essentielle, en est tributaire » [4]. En résumé et pour caractériser l’originalité des luttes libertaires, au Brésil comme en Europe, en Russie ou en Amérique du nord (avec les IWW), on pourrait dire qu’à un état des choses où les mouvements naissent et disparaissent alors que les sigles et les organisations demeurent (non sans fétichisme), les mouvements ouvriers libertaires brésiliens opposent un rapport au monde où ce sont au contraire les sigles et les organisations qui disparaissent alors que seuls comptent les « mouvements » et leur rythme, leur variation incessante de formes, de compositions et d’intensité émancipatrice.
L’action directe
Cette prééminence du mouvement et de l’action sur les organisations et les sigles, leur pouvoir de « sélectionner », de « recomposer » et d’unir des forces et des réalités multiples, leur capacité à permettre l’ « unité plurielle du mouvement ouvrier » (p. 142) les libertaires brésiliens lui donnent un nom qu’ils empruntent au syndicalisme révolutionnaire français, un nom qui s’enracine dans l’origine même du mouvement anarchiste (la propagande par le fait) et qui caractérise l’ensemble des mouvements libertaires d’alors. Ils l’appellent l’action directe, ce « processus actif » qui « implique une dimension assimilatrice des réalités multiples » [5], cette « force plastique » diraient Proudhon et Pouget, qui « traverse et légitime entièrement » [6] la multiplicité des formes d’action et d’association. « Centres d’action » (ibid), le « syndicat », la « ligue de quartier », la « commission d’usine », comme le groupe anarchiste lui-même, ne sont que l’autre face des forces et des agencements émancipateurs qui les produisent et qu’ils rendent possibles sous des formes multiples et changeantes. En aucun cas ils trouvent en eux-mêmes leur justification sauf à se transformer en fétiches ou en idoles, en puissances dominatrices substancialisées, visant d’abord à leur propre reproduction et finissant toujours par craindre et combattre les mouvements qu’ils prétendaient d’abord incarner et servir, comme trop d’exemples permettent de le montrer.
Mais l’action directe et les mouvements qu’elle exprime ne permettent pas seulement d’unir de l’intérieur la grande diversité des forces et des agencements de forces qui caractérise la situation brésilienne, sous la forme d’une
« liberté dans l’unité [...] un océan remué dans toutes ses vagues » [7].
Ils ne s’opposent pas seulement à la permanence, à la fétichisation et à l’auto-reproduction des organisations. L’action directe constitue également le principe interne de distinction et d’évaluation du caractère émancipateur ou dominateur des forces en présence. Dans des termes très proches de Griffuelhes, un des leader de la CGT française, les courants ouvriers libertaires brésiliens n’attachent jamais, - comme ce sera le cas par la suite, en particulier dans le cadre du communisme autoritaire -, la dimension révolutionnaire des ouvriers à l’appartenance à telle ou telle organisation, ou à la classe ouvrière elle-même, mais uniquement à leur capacité à se mettre en « mouvement », à « agir » par eux-mêmes pour leur émancipation. Le clivage n’est ni idéologique, ni la conséquence d’un déterminisme économique. Il oppose apathie et action, soumission et révolte. Et, dans le contexte ouvrier d’alors, c’est la grève qui sert de principe sélectif entre le révolutionnaire et
« celui qui refuse l’action de classe, celui qui refuse de faire grève. Le briseur de grève, le crumiro (kroumir), voilà le traître » [8].
Contre la morgue et l’esprit obtus de tous ceux qui pensent dans les catégories étroites de l’ordre existant, J-A. de Seixas contribue ainsi à mettre à jour la richesse et la signification de mouvements certes passés et oubliés, ayant laissé bien peu de traces, mais qui, au même titre que toute autre révolte face à l’injustice, mais aussi l’art ou toute forme de création, toute autre tentative d’exprimer la puissance de vie que chaque être porte en lui-même, nous redisent ce que peut la lutte émancipatrice, quelles que soient les circonstances. Comme l’écrit J-A. de Seixas, à propos du mouvement ouvrier brésilien mais d’une façon qui pourrait s’appliquer à l’ensemble des expériences libertaires :
« L’histoire ouvrière s’exprime sous des formes baroques : discontinuités, mouvements brusques et inattendus, vides, chocs entre zones de lumière et d’ombre ; mais aussi continuité, harmonie et unité qui ne se dégagent que du conflit. Et si la comparaison ne s’avère pas trop impertinente, je dirais que le premier mouvement ouvrier brésilien garde en lui quelque chose des prophètes du maître Aleijadinho [un sculpteur brésilien baroque connu sous le nom de l’"Estropié"] qui avec leurs formes tordues et expressives, lourdement plantées sur des socles de pierre, tournent leurs regards visionnaires vers l’horizon » [9].
Universalisme abstrait du socialisme et pluralisme concret de l’anarchisme
Une dernière remarque. Dans son livre, J-A de Seixas montre bien ce qui sépare l’anarchisme du socialisme d’inspiration marxiste, mais aussi les raisons du succès de l’anarchisme au Brésil, pendant cette courte période (une vingtaine d’années) où les classes ouvrières de cette région parviennent à se mettre en mouvement et à se constituer en force émancipatrice. Elle cite tout d’abord un texte significatif de la Seconde Internationale dominé par le marxisme et qui, en devenant politique, homogène et uniforme, sous la forme des partis sociaux démocrates, venait d’expulser de ses rangs les forces libertaires et leur diversité :
« Pour atteindre le but, il est nécessaire et indispensable que le prolétariat s’organise avant tout et que les travailleurs au Brésil, sans distinction de nationalité, de couleurs ou de sexe, se constituent en parti, en vue de l’émancipation de leur classe » [10].
La divergence entre libertaires et socialistes (puis « communistes ») ne porte pas seulement sur l’importance déterminante que le socialisme marxiste accorde à l’ « organisation », là où sous la direction des savants et des intellectuels, le socialisme scientiste se donne durablement les moyens de diriger des masses abstraites et universalisées, réduites à la puissance uniforme du nombre et de la foule, et en attendant que l’ « organisation » conquierre l’État, son homologue, cet instrument suprême du socialisme dont le « parti » n’est qu’une figure provisoire d’opposition. La divergence porte aussi sur le refus logique du socialisme autoritaire de prendre en compte la diversité et donc la réalité des composantes de la classe ouvrière (sexes, âges, métiers, nature et taille des lieux de production, couleurs de peau, origines linguistiques et nationales, traditions locales et communautaires, etc.). La divergence porte sur la volonté du socialisme autoritaire de transformer (à l’instar du libéralisme économique) la multiplicité et les singularités de cette réalité, en individus et en masse universels abstraits.
Partout où ouvriers et ouvrières prenaient leur destin en mains, à travers l’infinie diversité de leurs conditions et de leurs formations, de l’East End juif de Londres aux groupes anarchistes tchétchènes, russes, arméniens et juifs d’Odessa, en passant par les paysans ukrainiens et la multitude des métiers et des conditions de travail et de vie des différents pays en voie d’industrialisation, l’universalisme abstrait du socialisme autoritaire n’avait effectivement que peu de chance d’imposer ses moules uniformateurs, comme le montre l’exemple brésilien décrit par J-A. de Seixas :
« Quel aurait pu être, pour les jeunes classes ouvrières, l’attrait d’un tel discours, qui soulignait l’homogénéité alors qu’elles étaient plurielles, qui songeait à gommer les différences plutôt qu’à les prendre en considération. » [11]
Il est vrai que le marxisme autoritaire devait finir par triompher, au Brésil comme ailleurs et au même moment (au début des années vingt). Mais cette victoire s’identifie à l’effondrement des mouvements ouvriers, à leur perte d’autonomie, une victoire à la Pirrhus qui, dans le cas du Brésil, comme en Allemagne, en Italie ou en Russie et dans tant d’autres endroits, devait se traduire par la victoire des dictatures fascistes ou communistes. Là encore J-A. de Seixas analyse bien, pour ce qui concerne le Brésil, les caractéristiques de cette victoire communiste sur l’autonomie émancipatrices des forces ouvrières.
« Répétitions de mots, opiniâtreté à l’égard de ce qui est tenu pour essentiel : l’unité-un(iniformité) du mouvement ouvrier international » [12].
Une unité et une uniformité que l’on retrouve sans cesse réaffirmées sous la plume des dirigeants communistes brésiliens :
« Il n’y a pas un parti communiste [...] sans la base fondamentale de l’homogénéité doctrinaires entre tous les adhérents. » [13]. « Les intérêts et les aspirations du PC ne sont pas différents des intérêts et des aspirations du prolétariat en général. Au contraire, le PC est l’unique parti ouvrier qui représente véritablement les intérêts globaux de la classe ouvrière. [...] Tous les intéressés devront s’unifier et concentrer leurs efforts dans un bloc unique qui aille vers le combat en rangs serrés, obéissant à un plan commun unique. » [14]
[1] p. 21
[2] p. 181
[3] cité p. 183
[4] p. 176
[5] p. 42
[6] p. 177
[7] A Terra Livre, 1906, cité p. 142
[8] p. 169
[9] p. 188
[10] cité p. 48, souligné par nous
[11] p. 48.
[12] p. 250.
[13] (Movimento Communista, 1922, cité ibid.
[14] cité ibid.