Un témoignage de l’époque
EINSTEIN, Carl. "La Colonne Durruti"
révolutionGuerre civile en Espagne (1936-1939)DURRUTI, Buenaventura (1896-1936)CNT-FAIColonne Durruti EINSTEIN, CarlLa Colonne Durruti apprit la mort de Durruti pendant la nuit, sans beaucoup de paroles. Sacrifier leur vie est chose courante parmi les camarades de Durruti. Une phrase murmurée : "Il fut le meilleur parmi nous", un cri simultanément lancé dans la nuit : "Nous le vengerons", voilà ce que les compagnons exprimèrent. Le mot d’ordre fut : "Vengeance". [1]
Durruti avait profondément compris la force du travail anonyme. Anonymat et communisme ne font qu’un. Le camarade Durruti agissait en marge de toutes la vanité des vedettes de gauche. Il vivait avec les camarades, luttait comme compagnon à leur côté. Exemple lumineux, il nous remplissait d’enthousiasme. Nous n’avions pas de général, mais la passion de la révolution qui brillait dans ses bons yeux, inondaient nos cœurs et les faisaient battre à l’unisson avec le sien, qui continue à vivre pour nous dans la montagne. Toujours nous entendrons sa voix : " Adelante, adelante ! " Durruti n’était pas un général, il était notre camarade. Cela manque de décorum ; mais dans notre colonne prolétarienne on n’exploite pas la révolution, on ne fait pas de publicité. On ne songe qu’à une chose : la victoire et la révolution.
La colonne anarcho-syndicaliste Durruti naquit pendant la révolution. Elle se compose de travailleurs, de prolétaires des usines et des villages. Les ouvriers catalans partirent avec Durruti, rejoints bientôt par les camarades de la province. Les ouvriers agricoles et les petits paysans quittèrent leurs villages, opprimés et humiliés par les fascistes. Ils venaient à nous nuitamment en traversant l’Ebre. La colonne Durruti grandit à la mesure du pays conquis et libéré. Née dans les quartiers ouvriers de Barcelone, elle englobe aujourd’hui dans son sein toutes les couches révolutionnaires de la Catalogne et de l’Aragon, des villes et de la campagne.
Les camarades de la colonne Durruti sont des militants de la C.N.T.-F.A.I. Nombreux sont ceux qui payèrent en prison pour leurs convictions libertaires. Les jeunes se sont connus aux Jeunesses libertaires (Juventudes libertarias). Les prolétaires de la campagne et les petits paysans qui nous avaient rejoint sont des frères et des fils de ceux qui se trouvent encore sous le joug fasciste ; ils voient de nos positions leurs villages. Beaucoup de leurs parents, père et mère, frères et sœurs, furent assassinés par les fascistes. Les paysans regardent avec espoir et colère vers la plaine de leurs villages. Cependant, ils ne luttent pas pour leur bourg et leur propriété, ils combattent pour la liberté de tous. Des jeunes gens, presque des enfants encore, se réfugient parmi nous : des orphelinsdont les parents furent assasssinés. Ces enfants luttent à nos côtés. Ils parlent peu, mais ils ont compris beaucoup de choses. Le soir, autour du feu, ils écoutent leurs aînés. Certains d’entre eux ne savent ni lire ni écrire ; des camarades les instruisent. La colonne Durruti reviendra du front sans analphabètes : c’est une école.
L’organisation de notre colonne n’est pas militaire, ni bureaucratique. Elle naquit organiquement du mouvement syndicaliste. C’est une association révolutionnaire et non pas une troupe. Nous formons une association des prolétaires opprimés qui luttent tous pour la liberté. La colonne esr l’œuvre du camarade Durruti qui en a déterminé l’esprit et qui défendit usqu’à son dernier souffle son essence libertaire. Camaraderie et discipline volontaire forment sa base, et son but est le communisme, rien d’autre.
Nous tous haïssons la guerre, mais nous la comprenons en tant que moyen révolutionnaire. Nous ne sommes pas des pacifistes et nous combattons passionnément. La guerre – cette idiotie dépassée – n’est justifiée que par la révolution sociale.
Nous sommes des syndicalistes communistes, mais nous connaissons la valeur de l’individu, c’est-à-dire que camarade a les mêmes droits et remplit les mêmes devoirs, tous sont égaux. Chacun doit développer et apporter toute sa personnalité. Les techniciens militaires conseillent, mais ils ne commandent pas. Nous ne sommes peut-être des stratèges mais certainement nous sommes des lutteurs prolétariens. Notre colonne est forte ; elle constitue un facteur important du front parce qu’elle est composée d’hommes qui , depuis longtemps, ne poursuivent qu’un seul but : le communisme ; parce que ses membres sont des militants syndicalistes de longue date et travaillent révolutionnairement. La colonne est une communauté syndicale combattante.
Les camarades savent que, cette fois, ils luttent pour la classe travailleuse et non pour une minorité capitaliste ennemie. Cette certitude impose à tous une auto-discipline sévère. Le milicien n’obéit pas : il poursuit en commun avec ses compagnons la réalisation de son idéal, d’une nécessité sociale.
La grandeur de Durruti résidait précisément dans son pouvoir de ne presque jamais commander et d’éduquer toujours. A ses retours du front, les camarades se réunissaient sous sa tente. Il leur expliquait la signification de ses mesures et discutait avec eux. Durruti ne commandait pas, il convainquait. Seule la conviction du bien-fondé d’une mesure garantit une action claire et décidée. Chez nous, chacun connaît les raisons de son action et s’identifie avec elle. Et, à cause de cela, chacun amènera à tout prix le succès de cette action. Le camarade Durruti nous en a donné l’exemple.
Le soldat obéit par un sentiment de peur et d’infériorité sociale, il lutte par manque de conscience. C’est ainsi que les soldats luttèrent toujours pour les intérêts de leurs adversaires sociaux, les capitalistes. Les pauvres diables luttant aux côtés des fascistes en sont un exemple pitoyable. Le milicien lutte avant tout pour le prolétariat, il veut réaliser la victoire des classes laborieuses. Les soldats fascistes combattent pour, en faveur d’une minorité décadente, leurs ennemis. Le milicien, pour l’avenir de sa propre classe. Ce dernier semble donc être plus intelligent que le soldat. La colonne Durruti est disciplinée par son idéal et non par la marche au pas de l’oie.
Partout où la colonne pénètre la collectivisation se fait. La terre est donnée à la collectivité. Des serfs des caciques, qu’ils étaient les prolétaires agricoles deviennent des hommes libres. On passe au communisme libertaire. La population est ravitaillée par la colonne en nourriture et en vêtements. Celle-ci s’incorpore à la communauté villageoise pendant son séjour dans une localité.
La révolution impose à la colonne une discipline plus sévère que pourrait le faire la militarisation. Chacun se sent responsable de la réussite de la révolution sociale, qui est au centre de notre lutte, et qui la déterminera à l’avenir et dans le passé. Je ne crois pas que les généraux ou le salut militaire nous inculqueraient une attitude plus conforme aux nécessités actuelles. En disant cela, je suis convaincu d’interpréter la pensée de Durruti et des camarades.
Nous ne renions pas notre vieil antimilitarisme, notre saine méfiance contre le militarisme schématique qui n’a toujours apporté des avantages qu’aux capitalistes. C’est précisément à la faveur de ce schématisme militariste qu’on a empêché les prolétaires de s’éduquer, qu’on les a maintenus dans une infériorité sociale ; le schématisme militaire devait briser la volonté et l’intelligence de sprolétaires. En fin de compte, nous luttons contre des généraux rebelles. Cela démontre par soi-même la valeur douteuse de la disciplinaire. Nous n’obéissons à aucun général, nous poursuivons la réalisation d’un idéal social qui permettra, à côté de beaucoup d’autres innovations, précisément cette éducation maximum de la personnalité prolétarienne. La militarisation, par contre, fut et reste un moyen favori d’amoindrissement de cette personnalité. Nous tous remplirons de toutes nos forces les lois de la révolution.
On saisit l’esprit de la colonne Durruti quand on comprend qu’elle restera toujours la fille et le défenseur de la révolution prolétarienne. La colonne incarne l’esprit de Durruti et de la C.N.T. Durruti continue à vivre par elle ; sa colonne conservera fidèlement cet héritage. Elle combat en commun avec tous les prolétaires pour la victoire de la révolution. C’est ainsi que nous honorons la mémoire de notre camarade mort, Durruti.
[1] Article aimablement communiqué par Charles Jacquier.