Entretien avec Cornelius CASTORIADIS. "Psyché et éducation"

Cornelius Castoriadis, Carrefours du labyrinthe, Volume VI, juin 1999, Seuil.

éducationpsychanalyseCASTORIADIS, Cornelius (1922-1997). Philosophe

L’entretien
J.A Cet entretien est destiné à un numéro de la Revue Pratiques de Formation/Analyses centré sur la multiréférentialité. Et à travers ce thème, tout ce qui touche à l’éducation puisque, ce qui nous réunit, c’est le problème de l’éducation.
R.B Effectivement, nous intervenons tous les trois parce que, en partie, nous avons la responsabilité d’un D.E.A. et d’un Doctorat en Science de l’Education et nous travaillons sur les notions de multi-référentialité et d’imaginaire. L’imaginaire étant une notion clef. Dans ce domaine, nous vous considérons comme un auteur de référence. Avec Florence Giust-Desprairies, nous travaillons tout particulièrement sur la question de l’imaginaire. Florence, comme vous le savez, a écrit un livre où elle articule l’imaginaire social et l’imaginaire psychique. Une des principales questions que nous désirons vous poser, concerne votre théorie de l’imaginaire et votre théorie de la psyché. Personnellement j’ai le sentiment qu’un point majeur n’est pas abordé dans cette théorie, peut-être à juste titre : la question de ce qu’on appelle méditation dans la tradition orientale. Quelque chose qui est un état d’être, un état de conscience, qui n’est pas "conscience de"quelque chose et qui se réalise à travers une expérience personnelle. Dans les phases ultimes de cette méditation, nous trouvons à la fois une extrême vigilance et une absence de représentation. Il n’y a ni concept ni image. C’est une zone de la psyché où l’imaginaire serait "silencieux". Or vous dites plusieurs fois dans votre oeuvre qu’il y a une sorte de flux continuel et ininterrompu d’images, de formes, de figures, etc... qu’en pensez-vous ?
C.C. Je connais, insuffisamment, la philosophie orientale, mais je n’ai aucune compétence sur les pratiques orientales de méditation.. Je ne crois pas que l’on puisse en parler sans en avoir l’expérience personnelle. Même ainsi, on peut se demander dans quelle mesure ceux qui ont traversé ces expériences peuvent en parler correctement. A part ce que l’on pourrait appeler un état-limite (non pas dans l’acception psychiatrique du terme), et encore, je ne vois pas comment un état psychique pourrait être autre chose qu’un flux représentatif/affectif/intentionnel. Que sait-on de ces états-liites ? Il y a ces millisecondes fugitives de l’orgasme - "petite mort" disaient les anciens, fading du sujet traduisait Lacan : moment de "disparition" du sujet habituel, évanescent et indicible. Il y a, dans la tradition occidentale, des "expériences" mystiques ; peut-être chacun peut éprouver des vécus analoques ("sentiment océanique" de Romain Rolland et de W. Reich ; on sait que Freud affirmait qu’il lui était inconnu). On pourrait dire, en première approximation, que ce sont des états sans représentations et sans intention - bien que non sans affect. Je ne sais pas ce qu’en dirait un méditant oriental qui serait aussi quelque peu familier avec nos notions. Pour ma part, je pense que cette description est insuffisante. Ces états me font penser beaucoup plus à un retour vers l’état monadique initial de la psyché : vers une sorte d’indifférenciation première, indifférenciation entre soi et l’autre, entre affects, représentations et désirs, caractérisée essentiellement par un conatus de continuation perpétuelle à l’identique, de permanence dans cet "être"-là. Cela est pour moi, vous le savez, l’état initial, originaire de la psyché humaine pour autant que nous puissions le reconstituer - ou le postuler - par une démarche régressive, à partir des traits fondamentaux de la psyché observable, ce qui n’est possible que parce que, précisément,elle a toujours déjà partiellement rompu cet état.
C’est ce que je crois trouver, sous une forme impure, mélangée à des "idées" de présence d’un autre (du Christ, de Dieu etc.) dans les textes mystiques occidentaux que je connais (Sainte Thérèse, Saint Jean de La Croix...) Il faudrait probablement rapporcher cela aussi des phénomènes de transe, sur lesquels j’avoue également mon incompétence et pour lesquels il faudrait consulter notre ami Lapassade. Mais il me semble probable que dans ceux-ci encore ce qui est en cause est la re-fusion des éléments habituellement distincts de la vie psychique tendant à revenir à l’ "unité primordiale". L’analogue le plus proche que je peux trouver dans mon expérience personnelle est l’écoute de la musique, pas n’importe laquelle, certes. Il y a là comme une absorption complète dans une autre chose que soi. (C’et du reste le sens initial du mot é-motion, ex-motus). Mais là encore, c’est dans un flux de représentations et d’affects que l’on est pris : représentations auditives, certes, qui présentent cette particularité extraordinaire d’être à la fois complètement distinctes (plus on connaît dans le détail la musique, plus on se perd en elle) et en fusion perpétuelle les unes dans les autres, à la fois verticalement et horizontalement. Mais aussi affects - même si ceux-ci, dès que l’on veut les nommer, trahissent la chose : car la musique, contrairement à ce que l’on croit, n’ "exprime" ni ne "représente" des affects connus par ailleurs, elle en crée. Il y a là un sens qui n’est pas discursif (c’est pourquoi les commentaires verbaux sur le "contenu" de la musique sont généralement inanes). Et il y a un désir, proche peut être du désir de l’état de nirvana (Schopenhauer, Wagner...) : que cela dure toujours ainsi - mais qui s’accomplit quand même, du moins dans la musique classique occidentale, dans et par un mouvement et un équilibre d’altération et de répétition non répétitive (il en va autrement pour le flamenco et le ganelan). C’est probablement ce qu’un occidental comme moi peut connaître comme analoque des états auxquels vousvous référez. Mais, encore une fois, a priori et jusqu’à preuve du contraire, je ne peux pas croire ceux qui disent que dans les pointes extrêmes de la méditation il n’y a plus représentation. S’il en était ainsi, je ne vois pas comment ils pourraient en parler après coup, en avoir même le souvenir.