BAKOUNINE, Michel. Le principe de l’Etat

État et étatismeBAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (Premoukhino, gouvernement de Tver, aujourd’hui Kalinine, Russie 18 mai 1814 - Berne, Suisse, 1/7/1876)

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Il est dans la nature de l’Etat de se poser aussi bien pour lui-même que pour tous ses sujets comme l’objet absolu."

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Au fond, la conquête n’est pas seulement l’origine, elle est aussi le but suprême de tous les Etats, grands ou petits, puissants ou faibles, despotiques ou libéraux, monarchiques, aristocratiques, démocratiques, et voire même socialistes, en supposant que l’idéal des socialistes allemands, celui d’un grand Etat communiste, se réalise jamais.
Qu’elle ait été le point de départ de tous les Etats, anciens et modernes, cela ne pourra être mis en doute par personne, puisque chaque page de l’histoire universelle le prouve suffisamment. Nul ne contestera non plus que les grands Etats actuels n’aient pour objet, plus ou moins avoué, la conquête. Mais les Etats moyens et surtout les petits Etats, dira-t-on, ne pensent qu’à se défendre et il serait ridicule de leur part de rêver la conquête.
Ridicule tant qu’on voudra, mais néanmoins c’est leur rêve, comme c’est le rêve du plus petit paysan propriétaire de s’arrondir au détriment de son voisin ; s’arrondir, s’agrandir, conquérir à tout prix et toujours, c’est une tendance fatalement inhérente à tout Etat, quelle que soit son extension, sa faiblesse ou sa force, parce que c’est une nécessité de sa nature. Qu’est-ce que l’Etat si ce n’est l’organisation de la puissance ; mais il est dans la nature de toute puissance de ne point pouvoir souffrir ni de supérieure ni d’égale, - la puissance ne pouvant avoir d’autre objet que la domination, et la domination n’étant réelle que lorsque tout ce qui l’entrave lui est assujetti. Aucune puissance n’en souffre une autre que lorsqu’elle y est forcée, c’est-à-dire que lorsqu’elle se sent impuissante à la détruire ou à la renverser. Le seul fait d’une puissance égale est une négation de son principe et une menace perpétuelle contre son existence ; car c’est une manifestation et une preuve de son impuissance. Par conséquent, entre tous les Etats qui existent l’un à côté de l’autre, la guerre est permanente et leur paix n’est qu’une trêve.
Il est dans la nature de l’Etat de se poser aussi bien pour lui-même que pour tous ses sujets comme l’objet absolu. Servir sa prospérité, sa grandeur, sa puissance, c’est la vertu suprême du patriotisme. L’Etat n’en reconnaît point d’autre : tout ce qui lui sert est bon, tout ce qui est contraire à ses intérêts est déclaré criminel, telle est la morale de l’Etat.

[1Ce texte (écrit en 1871) est extrait du volume 7 des Œuvres complètes de Bakounine (La guerre franco-allemande et la révolution sociale en France, 1870-1871), éditées en 1979 chez Champ Libre (textes annotés par Arthur Lehning).
Max Nettlau a publié ce manuscrit, avec beaucoup d’erreurs, dans La Société nouvelle, novembre 1896 (Année 12, n° 143), pp. 577-595.