SHALAZZ. "Terre libérée, Luynes (Indre-et-Loire), 1923-1949".- 02. Le projet d’une cité végétalienne

"Centre libre de Pratique Végétalienne. Oeuvre de Retour à la Terre, de Régénération et de Libération individuelle"

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Terre Libérée, Luynes, 1923-1949.

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 01. Anarchisme, illégalisme et végétalisme

Le projet d’une cité végétalienne
Dans les milieux anarchistes, Georges Butaud et Sophia Zaïkowska sont les premiers à ériger en théorie la réduction des besoins individuels comme moyen de s’affranchir de la logique de production et de consommation. Le végétalisme devient leur principal cheval de bataille. Dès 1917, ils animent une école pratique végétalienne à Bascon dans l’Aisne (à l’endroit même où ils avaient déjà tenté plusieurs milieux libres), à laquelle Rimbault et sa compagne Clémence participent. Rimbault s’occupe même des relations entre Paris et Bascon par la réception de matériel et l’organisation d’excursions.
En 1922, toujours avec Butaud et Zaïkowska, mais aussi avec des naturiens comme Henri Zisly ou Henri Le Fèvre, Rimbault collabore au journal le Néo-naturien qui prône un retour à la nature. Il commence à écrire et faire des conférences en faveur du végétalisme (il fait notamment une tournée de conférence en collaboration avec Hervé Coatmeur, rédacteur du Sphinx à Brest). Enfin, il fréquente le foyer végétalien rue Mathis. Proche des milieux naturistes, il est désormais un fervent végétalien comme en témoigne le récit suivant : « Au foyer végétalien, un nommé Rimbault était encore plus entier que Butaud et ne pouvait souffrir la société de ceux qui n’étaient pas végétaliens, les « carnivores » ou les « cimetières ambulants », comme il les appelait. Malgré l’alimentation rationnelle qui était sa règle, il attrapa un jour un phlegmon et bon gré mal gré fut obligé de se rendre à l’hôpital pour y subir une opération. Mais se posait le problème de manger : le végétalisme, on ne connaissait pas cela à l’Assistance publique. Rimbault accepta du bouillon de légumes, s’en délecta et lorsqu’il eut tout avalé, l’aveu lui fut fait que ce bouillon de légumes était de la soupe aux choux. Il y avait eu du cadavre dans ce qu’il avait ingurgité ! Quelle horreur ! Rimbault était en ébullition. Jamais les infirmières n’avaient contemplé une telle explosion d’indignation. Vingt jours après sa sortie d’hôpital. Rimbault était encore malade de cette soupe aux choux qu’il avait mangée. Ils ont voulu m’empoisonner tonitruait-il au milieu du Foyer végétalien » [1].
Outre la création des foyers végétaliens, de nouveau, dans les années 20, l’idée circule de fonder des milieux libres. Et Rimbault ne sera pas en reste... "Le Néo-Naturien, l’en-dehors, précédés déjà de Par delà la Mêlée, le Plagiaire, les Vagabonds, le Réveil de l’Esclave, pour ne citer que la France ont consacré quelques trop courtes lignes aux études des plans d’évasion raisonnée" [2]
. Seulement, les milieux anarchistes sont faibles et divisés à la fois par la guerre puis par la Révolution russe. Ceux qui en ont les moyens préfèrent alors quitter la France, l’Europe pour partir au loin, vers des terres qui leur semblent plus clémentes. De nombreux camarades partent pour l’Amérique du Sud dans l’espoir de fonder des colonies naturistes, caractérisée par une vie simple et végétalienne. Mais, raconte Rimbault "beaucoup de nos amis s’embarquent à Nantes, à Bordeaux pour gagner les "terres promises" d’Amérique du Sud ou d’ailleurs et disparaissent sans qu’aucun contrôle ne puisse nous renseigner sur ce qu’ils furent, sur ce qu’ils devinrent, sur leurs fins, malgré les recherches qu’on fit pour retrouver même leurs traces" [3]. En effet, un certain nombre d’entre eux vont finir misérablement, trop démunis pour pouvoir rentrer. Un petit nombre, peut-être, du moins c’est ce que soupçonne Rimbault, se transforment en nouveaux exploiteurs, en nouveaux colonisateurs, usant de leur argent pour faire travailler les autochtones à leur place. D’où l’idée de Rimbault de créer, en France, un lieu, une "Cité" pouvant être une étape avant un départ plus lointain : "Nous aurons probablement le bonheur, à Tours, d’arrêter un instant ces hommes dans leur course inconsciente vers l’inconnu et leur donner ce qui leur manque pour apporter, à tout milieu, où ils feront escale, une garantie de leur désir de fraternité" [4]. Et effectivement, des camarades, une fois "Terre Libérée" sur pied, demanderont à faire des "stages" avant de partir pour l’Amérique du Sud !
Dans les expériences menées avant-guerre, que Rimbault a connues - à Bascon, Pavillons-sous-Bois ou encore à "La Ruche" - le végétalisme existait déjà mais sans avoir une place centrale : "On verra, à la "Ruche" de Rambouillet, une végétarienne recevoir à bout portant et en plein visage, un coup de revolver pour le crime de végétarisme !" [5] raconte-t-il.
Et pour ce qui est des expériences en 1923, il y a bien « l’Intégrale », créée un an plus tôt par Victor Coissac, que Louis Rimbault a connu à Tours avant guerre, "se débattant dans un fatras de chiffres que, seul, un équilibre peut échafauder, empilant dettes sur dettes, ne vivant que de pitoyables tapages (ceci dit sans aménité, rien que pour en souligner la misère)" [6]. On relève dans le budget "1100 francs de vin et une suite de dépenses stupides, qui ne peuvent être dictées que par des appétits de bourgeois mal éduqués" [7]... Coissac et Rimbault seront donc solidaires dans leurs réalisation, ce dernier souhaitant "sceller une amitié efficace entre les deux îlots d’idéal flottant sur l’Océan désemparé des douleurs humaines" [8] ! Et cela bien que leurs conceptions soient contradictoires : Coissac souhaite que chacun puisse jouir des charmes de l’existence bourgeoise, alors que Rimbault veut réduire les besoins pour se libérer au plus vite...
Enfin, il y a Bascon, dont il a déjà été question plus haut : "Bascon, m’a-t-on dit, est une belle oeuvre ; beaucoup lui doivent le bien-être, la santé, la liberté et d’autres la vie, mais elle s’adresse plus spécialement à ceux qui s’initient au végétalisme ; les hommes qui, déjà depuis sa fondation, y ont apportés un concours actif, demandent pour l’individu en voie d’accomplissement, la création d’une oeuvre sérieuse et durable, sans tendance, consacrée à l’étude de la libération individuelle la plus entière et la plus immédiate" [9] Terre Libérée viendra donc compléter et achever l’oeuvre de Bascon : mener à la libération réelle les végétaliens déjà initiés, pour ne plus se contenter de propager l’idée mais la mener à sa fin. "Bascon est une école où l’on passe, et Tours, c’est la sélection, permettant un recrutement de choix, parmi les hommes ayant déjà profité de l’enseignement végétalien [...] Bascon et Tours seront solidaires dans la besogne, éducatrice et régénératrice, que ces deux institutions poursuivent conjointement" [10]
C’est ainsi que Louis Rimbault décide de passer à l’action à son tour : en 1923, il annonce dans le Néo-Naturien son idée de fonder une Cité végétalienne. De ce projet naîtra "Terre libérée" à Luynes, à 11 kilomètres de la ville natale de Rimbault. Durant une dizaine d’années ce dernier va multiplier écrits et réunions pour répandre ses conceptions, tout en accueillant à « Terre libérée » les adeptes de son végétalisme.
Suite :
 03. Terre Libérée, les buts
 04. Terre Libérée, historique
 05. Des anarchistes, des naturistes, des végétaliens...
 06. Anarchisme, révolution et évasion

[1LEFEBVRE André, Le Milieu libre de Bascon, texte dactylographié de la conférence faite à la Société historique de Château-Thierry, septembre 1963

[2RIMBAULT L., "Libération économique", Le Néo-Naturien, n° 16, février 1924

[3Ibid.

[4Ibid.

[5Ibid.

[6Lettre de Rimbault à Armand, [1929-1930 ?], I.F.H.S., Fonds Armand, 14 AS 211

[7RIMBAULT L., "Libération économique", Le Néo-Naturien, n° 16, février 1924

[8RIMBAULT L. Cité dans L’Exercice du Bonheur. Ou comment Victor Coissac cultiva l’utopie entre les deux guerres dans sa communauté de l’Intégrale, Champ Vallon, Seyssel, 1985, p. 188

[9RIMBAULT Louis, "Coopérative : "La Terre Libérée"", Le Néo-Naturien, n° 14, octobre-novembre 1923

[10RIMBAULT L., "Libération économique", Le Néo-Naturien, n° 16, février 1924