SHALAZZ. "Terre libérée, Luynes (Indre-et-Loire), 1923-1949".- 06. Anarchisme, révolution et évasion

"Centre libre de Pratique Végétalienne. Oeuvre de Retour à la Terre, de Régénération et de Libération individuelle"

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Terre Libérée, Luynes, 1923-1949.

Chapitres précédents
 01. Anarchisme, illégalisme et végétalisme
 02. Le projet d’une cité végétalienne
 03. Terre Libérée, les buts
 04. Terre Libérée, historique
 05. Des anarchistes, des naturistes, des végétaliens...

Anarchisme, révolution et évasion

Critique envers le naturisme et le végétarisme, Rimbault ne l’est pas moins envers l’anarchisme. Il faut bien dire que Rimbault se proclame contre toutes les chapelles, religieuses ou non, et même anarchistes et s’en prend à tous les "conducteurs de troupeaux blancs, rouges ou noirs" [1]. S’il a été plus particulièrement attiré par l’anarchisme individualiste, c’est sans doute par son côté constructeur, mise en pratique : vivre l’anarchie, sa révolte au quotidien sans remettre au lendemain. Ce qui rebute Rimbault par dessus tout, c’est l’idéalisme et tous ceux qui ne parlent que de leur idéal sans jamais passer à l’action.
D’autant que pendant l’entre-deux-guerres, la mouvance anarchiste (du moins du côté "orthodoxe") s’enlise dans des querelles théoriques à propos de l’organisation. Ces anarchistes orthodoxes reprochent à Terre Libérée un végétalisme exclusif. "Le Libertaire s’est refusé à publier nos articles cependant sollicités parce que nous faisions « double emploi » parce que nous faisions « déviation » parce que nous faisions des « éclaircies dans les rangs de l’organisation »". Jusque là rien de bien surprenant puisque les individualistes sont peu à peu relégués des groupes anarchistes en mal d’organisation...
Mais même Armand, pourtant plus proche des idées naturistes que le Libertaire lui reproche d’être peu dangereux pour l’ordre social ou bourgeois ! A cela Rimbault lui répond :

"Il n’y a qu’E. Armand, cependant du métier, pour ne pas voir que le végétalisme n’est pas qu’une question d’hygiène alimentaire pour constipés comme le végétarisme (avec lequel il ne faut pas le confondre) pour ne pas voir que c’est une pratique de non-coopération formelle et absolu contre toutes les forces sur lesquelles repose l’Etat et ses satellites : Eglise, Argent, Salariat, Armée, Justice."

Tout l’anarchisme de Rimbault repose sur ce principe de non-coopération. Les végétaliens sont "des anarchistes en actions, qui ne coopéreront en rien que ce soit, par notre méthode de vie, aux forces sur lesquelles reposent le principe d’Etat ou de simple autorité ; c’est ainsi que font les végétaliens qui cependant ne se réclament pas de l’anarchie : un mot pour tant de dillettantes" [2]. Car ce qu’il reproche à Armand, en particulier mais qui s’applique également à d’autres, c’est assurément son manque de passage à l’acte.

"L’abruti individualiste vaut l’abruti de l’église, tous deux cotisent et usent leurs fonds de culottes pendant 2 ou 3 ans sur des bancs de bois pour entendre les menus boniments sans jamais se libérer de leurs curés qui se garderaient bien de les sevrer de leurs vices les soudant aux abrutissoirs. Bien mieux, pour ce qui te concerne tu as le courage de diviniser le vice quel qu’il soit et c’est du reste ce qui t’a enfin fait connaître le succès ! Le végétalisme libéré, ta philosophie vit des chaînes subtiles dont elle entortille tous ceux qui aiment à composer avec leurs vices, leurs défaillances et satisfaire à leurs appétits déchaînés au détriment de ceux qui sont condamnés à ne pouvoir penser et se défendre." [3]

Il est fort probable que Rimbault était agacé par le manque de mise en acte de ses idées par Armand, et par bien d’autres. Dès avant 1914, dans les milieux individualistes, Armand fait plus figure d’intellectuel avec ses parutions, tandis que Rimbault est plus un réalisateur.

Face à la désillusion quant au grand soir, Rimbault semble ne jamais cesser sa poursuite d’une libération immédiate, dans les milieux libres, par l’illégalisme puis par le végétalisme : "Quand l’homme a compris que le milieu économique, social, ne peut être transformé par son vouloir ; que son idéal ne peut y être réalisé, de ce jour il doit chercher à s’en évader. Il ne se considère plus que comme un prisonnier, comme un pauvre, comme un misérable isolé qui veut se libérer de l’oppression, de la misère, de la solitude. Il n’est plus solidaire du reste du monde bourgeois ou ouvrier, il prépare son évasion pour gagner un terrain sec où il ait le pied sûr pour qu’il puisse fonder sur le roc l’association économique, sociale, résultat du groupement des évadés" [4]
Ce qui ne veut pas dire qu’il a abandonné l’idée de révolutionner la monde... Rimbault attend le changement de l’évolution des individus, voilà son individualisme. Il n’attend plus rien des masses et a abandonné le combat révolutionnaire et l’action directe.

"Les plus belles pages de l’histoire révolutionnaire n’ont été inspirées que par l’acte individuel ; il n’y a rien à attendre des foules. Travailler à la régénération de l’individu pour l’amener à la perfection de son être et du milieu, voilà le seul acte révolutionnaire qui compte" [5].

Seule l’éducation et la propagande comptent désormais pour lui. Un éducation par le vécu. Rimbault est un "exemplariste". Et par la diffusion du végétalisme, et la remise en cause des faux besoins, l’Etat et le capitalisme seraient de fait mis en danger, par la perturbation des systèmes de consommation et de production. L’homme ayant besoin de peu, plus de moyens de l’exploiter !
Pour finir, quelques mots d’Armand :

"La tendance "naturienne" et "néo-naturienne" apparaît sympathique en tant que considérée comme réaction contre le surmenage fiévreux, insensé de l’industrialisme et du commercialisme spéculateurs et rationalisés. Mais que cette tendance prétende représenter l’individualisme anarchiste, c’est ce qui ne saurait se concevoir ! (...) Ce que les individualistes entendant par naturisme, c’est la réalisation de leur nature individuelle ; c’est la faculté, la possibilité – la liberté – de vivre, chacun d’eux, selon leur nature ou, ce qui revient au même, selon leur conception particulière et personnelle du "naturel" (...) Il y a un naturisme individualiste qui revendique pour chacun de ceux qui le veulent "le droit" de vivre sa vie selon sa nature (tempérament, instincts, goûts, imagination, etc.), à ses risques et périls, sous réserve de la réciproque à l’égard d’autrui et sans empiéter sur la façon de vivre de cet autrui (...) sans se soucier si cela ne concorde pas avec le critère moral des salariés de la haute ou basse police des sociétés – sans se soucier si c’est ou non d’accord avec le naturisme des ascètes, des abstinents, des réformateurs des moeurs publiques ou privées, dont le moins qu’on puisse dire est qu’on ne les voit jamais désavoués par les dirigeants politiques et les profiteurs économiques" [6].

F I N

[1RIMBAULT L., "Libération économique", Le Néo-Naturien, n° 16, février 1924

[2Lettre de Rimbault à Armand, 18 août 1926, I.F.H.S., Fonds Armand, 14 AS 211

[3Ibid.
Lettre à laquelle Armand aurait sans doute répondu que les vices et les vertus restent pour l’individualistes des conventions arbitraires..."Les Individualistes pour décider si tel geste de consommation (...) leur est nuisible, etc., ne s’en rapporteront ni à la morale sociale ni à des théories aprioristiques ; ils décideront, chacun pour soi, selon leur expérience, ou leur capacité d’assimilation ou encore leur degré de résistance individuelle. Il s’agit pour eux d’une question de tempérament, non d’une question de règlement. (...) les campagnes menées en vue d’obliger l’individu de s’abstenir de tel soi-disant "vice" n’intéressent pas plus les Individualistes que les propagandes qui visent à amener, par suggestion, les individus à renoncer à telle "passion". Les Individualistes veulent la vie passionnée, ardente, surabondante en expériences de toutes sortes, dionysiaques"...Le Naturisme individualiste, in Sa vie, sa pensée, son oeuvre, La Ruche Ouvrière, Paris, 1964, p. 362-367

[4BUTAUD Georges cité par RIMBAULT L., "Le Problème de la viande", Le Néo-Naturien, n° 4, avril 1922

[5RIMBAULT L., "Libération économique", Le Néo-Naturien, n° 16, février 1924

[6E. ARMAND, Le Naturisme individualiste, (suppt à l’En-dehors, n° 212-213, 15 août 1931) in Sa vie, sa pensée, son oeuvre, La Ruche Ouvrière, Paris, 1964, p. 362-367