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DAVRANCHE, Guillaume. « Médias alternatifs : Les mots sont importants »

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Cet article est paru dans le mensuel Alternative libertaire de janvier 2004.


Publier tout et son contraire, est-ce faire de l’« information alternative » ? L’open publishing pratiqué par le réseau Indymedia, s’il est mal contrôlé, tourne à la boîte de Pandore. En France, le site Indymedia Paris a ainsi largement dérapé, ce qui a conduit Alternative libertaire et l’OLS-Paris (Offensive libertaire et sociale) à prendre leurs distances avec lui.
Alternative libertaire entretient depuis ses débuts des rapports cordiaux avec Indymedia, un réseau de sites Web de contre-information, de sensibilité anticapitaliste au sens large [1]. Lancé aux États-Unis à l’occasion de la « bataille de Seattle » en décembre 1999, le réseau a depuis essaimé et couvre désormais presque toute la partie « connectée » de la planète. Indymedia France a, pour sa part, explosé en juin 2002, pour renaître progressivement avec la création de collectifs Indymedia distincts à Nice, Paris, Lille et Nantes.
Un des concepts fondamentaux d’Indymedia est l’open publishing (« publication ouverte »), qui permet aux lecteurs et lectrices de contribuer au contenu du site, ou de commenter les articles publiés, depuis leur ordinateur, de façon anonyme. À côté des articles centraux (reportages et infos diverses), les contributions des internautes s’empilent donc à un rythme soutenu, telles les dépêches d’une agence de presse, cela va du pur informatif (« Action antipub à Rouen » ou « Pizza Hut en grève ») au réflexif (« Le mythe du développement durable »). Le collectif Indymedia, lui, « modère » les contributions, ce qui signifie qu’il supprime celles qui ne correspondent pas à l’éthique (antiraciste, antisexiste, antihomophobe, etc.) d’Indymedia.
L’open publishing donne aux sites Indymedia un caractère extrêmement vivant, c’est ce qui fait leur force... et leur faiblesse, quand cela permet à des militant(e)s d’extrême droite d’y exprimer leurs idées. C’est la mésaventure que vit Indymedia Paris depuis plusieurs mois. Commentaires à tonalité raciste, colonialiste et négationniste se sont mis à y pulluler pendant quelques mois à croire qu’Indymédia Paris était devenu le rendez-vous des fachos voulant toucher la mouvance altermondialiste !
Il faut préciser qu’il existe deux sortes d’open publishing : celui qui est « modéré a priori » et celui qui est « modéré a posteriori ». Les sites d’info qui pratiquent la modération a priori, comme Samizdat.net ou Indymedia Lille [2], contrôlent au préalable chaque contribution. Sur les sites qui pratiquent la modération a posteriori, ce qui est le cas de la très grande majorité des sites Indymedia, l’internaute peut poster n’importe quoi, son message est automatiquement mis en ligne et accessible. Ce n’est qu’après un laps de temps plus ou moins long, une fois que les modérateurs en ont pris connaissance, que la contribution peut éventuellement être censurée.

Une digue qui n’endigue rien
L’open publishing a posteriori donne donc la possibilité aux fachos de publier leur prose très officiellement, en profitant de quelques heures d’absence (la nuit notamment) des modérateurs d’Indymedia. Sur certaines périodes, le nombre de contributions et de commentaires racistes ou colonialistes sur Indymedia Paris devient inquantifiable.

À titre d’exemple, quelques phrases recueillies ici ou là, dont on ne sait ce qui chez leurs auteurs l’emporte, du racisme ou de la stupidité : « Le sionisme est bien plus dangereux [que le nazisme] parce qu’il est basé sur l’infâme Torah - le Mein Kampf des judéochristonazis - qui est basé sur la foi dans un dieu monstrueux [...] Ça fait 58 ans que la propagande judéochristonazi nous gonfle avec la dichotomie méchants Allemands versus pauvres victimes juives or, sans dénouer le racisme qu’il y a en Allemagne comme partout, incluant Israël, les vrais responsables de l’holocauste des Juifs comme de celui des Palestiniens sont à chercher à Wall Street. » (commentaires du 23 octobre, non cachés). Dans la veine inverse : « Tsahal est une armée composée de gens comme vous et moi et même souvent admirables d’humanité » (un commentaire non caché du 23 octobre). « Finkielkraut est un grand penseur, lucide et vraiment pas extrémiste, encore faudrait-il prendre le temps de l’écouter et de le comprendre. Quant aux Brauman et Rajsfus et les autres, ils sont la honte du peuple juif. » (un commentaire non caché du 1er décembre). Le sexisme est aussi présent : « Attac : la salope qui copule avec le pouvoir... », titre d’une contribution du 7 décembre, cachée au bout de dix heures !).
Mais que faire ? Que peut faire une équipe de modération réduite lorsque Indymedia est pilonnée par certains groupes de pression ? Ainsi un internaute anonyme le 11 novembre publiait, en commentaire d’un article sioniste indécent, le message suivant : « Indymédia laisse ce genre de torchon apparaître sur son site, alors que les articles de Israël Shamir [3] sont sanctionnés ???!!!!! Désormais, à chaque fois que vous sanctionnez un article que nous publions, il sera republié et à plusieurs reprises dans la même journée, et ce aussi longtemps que vous les sanctionnez. »

Une impasse théorique
La pratique de l’open publishing modéré a posteriori interdit donc, de fait, un vrai contrôle éditorial. Et, en devenant structurelle, la publication du n’importe quoi rend absconse la prétention d’Indymedia à être le « canal d’expression militant de la contestation de rue » [4]. Les justifications théoriques sur les « bienfaits » de l’open publishing modéré a posteriori sont généralement de trois ordres :
 La liberté d’expression. La modération a priori est considérée comme de la censure paternaliste et autoritaire, et toute opinion doit pouvoir s’exprimer.
 C’est bien que des fachos s’expriment sur Indymedia, ça permet de connaître son ennemi. La publication de textes racistes, colonialistes, sexistes et négationnistes aurait donc une vertu pédagogique. « Ce n’est pas grave, on sait que ce sont des fachos, arrêtez de prendre les gens pour des cons. », lit-on souvent.
 De toute façon, l’addition de textes contradictoires s’annule. C’est croire que le principe mathématique négatif moins négatif = positif s’applique en matière d’argumentation politique. L’addition d’un texte judéophobe et d’un texte islamophobe permettrait donc d’atteindre le juste milieu...
Chacune de ces théories mène droit à l’impasse l’équipe d’un site se réclamant justement de l’antifascisme.
Mettons les choses au point.
 Alternative libertaire est pour la liberté d’expression, dans le sens où nous ne pensons pas qu’il faille voter une loi pour bâillonner les fascistes, en tant que fascistes. Nous pouvons nous appuyer sur les lois permettant de poursuivre en justice les propos racistes ou homophobes, mais il ne faut pas perdre de vue que, fondamentalement, les idées se combattent par d’autres idées, pas par des lois les interdisant. En revanche, il y a une incompatibilité totale entre combattre les idées d’extrême droite d’une part, et les aider à se faire connaître d’autre part, en leur offrant un support éditorial. Cette exigence a été très bien résumée par un militant de Samizdat.net lors du débat sur les médias alternatifs au Forum social libertaire (FSL) : « Les fachos, ils ont tout l’Internet pour s’exprimer, mais pas sur mon site ! »
 Sur la vertu pédagogique de tendre le micro aux fachos, à présent. Les gens qui veulent réellement lire de la prose négationniste ou ultrasioniste peuvent aisément la trouver ailleurs que sur Indymedia. Il est faux de croire qu’aider les fachos à s’exprimer est sans conséquence, qu’il ne « faut pas prendre les gens pour des cons ». Patrick Sébastien avait employé le même argument pour inviter Le Pen dans son émission de variété « Osons » en septembre 1997.
 Pour finir, croire que l’addition d’idées contradictoires est positive en soi, c’est de la soupe postmoderne flairant bon la « fin des idéologies ». N’en déplaise aux naïf(ve)s, il y a une hiérarchie des valeurs. Toutes les idées ne se valent pas. Les polémistes d’extrême droite jouent d’ailleurs souvent de cette tolérance timorée, pour suggérer qu’il n’y a pas d’idées meilleures que les autres (racisme = antiracisme, etc.), et que tout serait bon à dire...

La nécessaire responsabilité politique
Un contentieux a, courant novembre-décembre, opposé le collectif Indymedia Paris aux organisations partie prenante du Forum social libertaire de Paris-Saint-Ouen (11-16 novembre 2003). Indymedia Paris était invitée à intervenir dans un débat au FSL, mais il lui a été signifié le 10 novembre que ce ne serait possible que si Indymedia nettoyait son site Web de tous les commentaires scandaleux qui y pullulaient.
Indymedia Paris n’en a rien fait, ce qui a conduit, après le FSL, Alternative libertaire et l’OLS-Paris à publier un communiqué signifiant à Indymedia Paris qu’« aucune collaboration ou relation » ne serait plus possible tant qu’Indymedia Paris n’aurait pas nettoyé son site et pris les mesures nécessaires (modération a priori) pour ne plus publier de textes contraires à sa charte. Les autres organisations libertaires du FSL n’ont pas souhaité se joindre à cette mise au point.
Mais l’équipe d’Indymedia Paris était bien consciente du problème puisque le soir même de l’envoi du communiqué d’AL et de l’OLS-Paris, le 3 décembre, elle décidait de suspendre la publication des commentaires. « Le site Indymedia-Paris n’est pas un forum de discussion, nous n’avons pas à assumer le service public de la parole libérée, expliquait Indymedia dans son annonce. [...] Jouer aux censeurs de service n’est pas la motivation qui nous anime. Il y a d’autres choses plus intéressantes et plus utiles à faire (rassembler les infos, développer le site...) que nous ne pouvons entreprendre tant nous sommes occupés par la modération des commentaires. »
Indymedia Paris semble donc évoluer vers une conception plus saine et plus responsable de l’open publishing. On ne peut que s’en réjouir. Car si le réseau Indymedia cesse d’être utile aux réactionnaires, il n’en sera que plus utile aux anticapitalistes sincères.
Guillaume Davranche (AL Paris-Sud)

[1Lire « Indymedia, des caméras au milieu des lacrymos », Alternative libertaire n° 99, septembre 2001. Alternative libertaire collabore régulièrement avec des photographes d’Indymedia Argentine.

[2Il faut signaler la politique éditoriale d’Indymedia Lille. « Une fois envoyée, la contribution est d’abord placée dans une zone d’attente, jusqu’à ce qu’un membre du collectif IMC-Lille l’examine. Cette zone d’attente reste accessible. Si l’article est validé, il est aussitôt publié dans le "fil de presse". [...] Les contributions exposant des éléments xénophobes, homophobes, racistes, diffamatoires (i.e. infondés et non argumentés), théologiques ou mystiques, sexistes ou révisionnistes [...] ne seront pas validées et seront stockées avec un commentaire dans le "donjon". Le donjon demeure un espace accessible. » Les contributions censurées restent donc accessibles et Indy Lille prend la peine de justifier et d’assumer politiquement sa censure. Les commentaires en revanche font l’objet d’une modération a posteriori.

[3Israël Shamir est un intellectuel juif converti au christianisme orthodoxe et devenu un judéophobe fanatique.

[4Extrait de la charte d’Indymedia Paris.