UTCL. "SNCF : Train d’enfer !"

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Article publié dans l’hebdomadaire de l’UTCL, Lutter ! n°18 (janvier 1987). Il s’agissait d’un numéro spécial sur la grande grève des cheminots, marquée par l’apparition en force des coordinations de travailleurs.


« Nous avons perdu une bataille, mais pas la guerre. » C’était l’état d’esprit des cheminots après une grève longue et dure. Ils n’ont pas gagné. Ils n’ont pas non plus essuyé un échec total. Ils ont imposé certains reculs, pas vraiment négligeables en eux-mêmes, mais bien sûr très nettement insatisfaisants si on les met en rapport avec les motifs du mouvement. Ils ont suspendu la grève. Mais pas baissé les bras. Les actions se poursuivent, contre la répression qui frappe maintenant de nombreux grévistes. Ils continuent à se battre. Si la direction SNCF n’en tient pas compte, si, dans un délai de trois mois, elle n’a pas tenu ses engagements de faire avancer les conditions de travail, elle s’expose à de nouvelles explosions.
Ils n’ont pas gagné cette bataille, mais les cheminots ont contribué, après les étudiants, à faire perdre la face au gouvernement. Et les enseignements de la grève sont immenses pour tous les travailleurs. Pour la première fois depuis de nombreuses années, et à une telle échelle, la question de la démocratie directe, de l’autogestion de la lutte, a été concrètement posée avec à la base le pouvoir aux assemblées générales de grévistes, la constitution de nombreux comités de grève, et la coordination nationale des agents de conduite. Le syndicalisme traditionnel et bureaucratique est ébranlé par un mouvement qui met aussi à l’ordre du jour la question d’une transformation radicale du syndicalisme. Face à cette poussée, que trouve à dire la direction de la fédération CGT ? Que pendant le mouvement (qu’elle a pourtant rejoint après l’avoir combattu), la véritable coordination nationale c’était... elle !
Edmond Maire [1], déjà nullissime face au mouvement étudiant, a cette fois-ci, à la fin du mouvement, appelé à la reprise du travail contre la position des cheminots CFDT.
Nouveau dans sa forme, et d’autant plus inquiétant pour le pouvoir qu’il n’était contrôlé que par sa base, le mouvement a aussi contribué à casser l’auréole factice du libéralisme, en s’opposant à la logique autoritaire et inégalitaire contenue dans le projet de nouvelle grille des salaires. Comme les instituteurs en lutte contre le projet de statut de directeur d’école. Comme hier les étudiants. Comme demain à leurs exemples et avec eux un nombre toujours plus grand de jeunes et de travailleurs avec ou sans emploi...
Lutter !


L’action des « guichettiers »
Fin novembre, la CFDT dénonce un projet SNCF qui vise à supprimer les indemnités touchées par de nombreux agents travaillant sur terminaux informatiques. Montant de l’ordre de 150 à 300 francs, pour des paies d’une moyenne de 5000 à 6000 francs.
La température monte très vite dans les recettes voyageurs, sur la Région parisienne (en pleine effervescence étudiante). La CFDT le 5 décembre dépose un préavis de grève mais, sans attendre, les assemblées générales de Paris-Saint-Lazare et de Paris-Gare-de-Lyon démarrent le 8 décembre une action originale : « puisqu’on nous retire l’indemnité de saisie informatique, on ne fait plus cette saisie ! »
Utilisant les terminaux ordinateurs pour véhiculer l’information, les grévistes avec la CFDT (puis, deux jours après, la CGT) étendent le mouvement en paralysant ainsi le réseau informatique.
Vers le 18 décembre les menaces de la direction sur cette action illégale et les manœuvres de la CGT qui fait reprendre tous les petits centres détruisent ce mouvement, mais c’est le même jour le début de la grève des agents de conduite (ADC).
Grève générale de la SNCF
Une assemblée générale des agents de conduite avec participation du responsable nationale CFDT de cette catégorie [2] décide un appel à la grève pour le 18 décembre. Le comité de grève et la CFDT font immédiatement une vaste campagne d’information des autres dépôts sur le cahier revendicatif et la décision de grève.
Une réunion nationale des agents de conduite CFDT et des assemblées générales à l’initiative de la CFDT et de la FGAAC (autonomes) sont convoquées. Le 18 décembre la grève démarre sur le Nord, s’étend sur le réseau Nord dans son entier (Lille, Amiens...), sur la gare de Lyon, puis au plan national.
La CGT organise d’abord des piquets anti-grève pendant plusieurs jours puis cède devant la pression de la base et se joint au mouvement quand elle constate, le 20 décembre, que 83 dépôts sur 94 sont en grève.
Le 22 décembre d’autres secteurs de la SNCF (les contrôleurs, les ateliers, puis les agents des gares) élargissent le mouvement. Le 23 décembre la direction (et le gouvernement) sont face à une grève générale de la SNCF, dont le noyau dur est constitué par les roulants ..
Alchimie d’une extension réussie
Les cheminots sont attaqués depuis plusieurs années sur l’emploi et le pouvoir d’achat (moins 10 000 emplois par an en 1985 et 1986 et le blocage des salaires dans la même période). Un climat de grogne commun à beaucoup de secteurs. S’y ajoute une offensive patronale depuis le 16 mars où tous les chefs d’établissements SNCF prennent l’initiative de mesures de réduction d’effectifs.
La tension à la SNCF s’était exprimée dans la grève du 21 octobre, avec de forts taux de participation. Comment cette combativité pouvait-elle déboucher ? Rien n’était évident alors. Parmi les verrous à faire sauter : la division entretenue par le premier syndicat de l’entreprise, la CGT.
En novembre et décembre le mouvement étudiant et lycéen ajoutera au climat, galvanisant les jeunes cheminots les plus radicalisés, et montrant à tous que gagner est possible. Enfin la direction mettra le feu aux poudres par des mesures applicables au 1er janvier, celle de la suppression déjà évoquée de la prime de saisie informatique, et la mise en place d’un centre de contrôle médical qui systématisera ce qui est déjà engagé depuis 1986 : la, multiplication de « réformes » d’agents de conduite qui (ils sont une vingtaine en moyenne chaque mois) doivent devenir sédentaires, avec en conséquence une réduction du pouvoir d’achat de moitié, et une réduction masquée d’effectifs. Mesure prise au lieu d’améliorer des conditions de travail désastreuses. Avec le projet de nouvelle grille des salaires pour 1988, basé sur le mérite, tout était là pour que ça explose.
Dans « l’alchimie de l’extension » il manquait encore l’ingrédient de l’unité. Les travailleurs de Paris-Nord l’ont trouvé en s’auto-organisant. L’assemblée générale s’est adressée directement aux roulants de toute la France en dépassant les divisions de boutiques. Finalement le soutien de la FGAAC et celui, très net depuis le début, de la fédération CFDT (confortée par son récent congrès qui a adopté une orientation combative), ont offert l’outil syndical nécessaire pour renforcer Cet appel de l’assemblée.
Le rôle des organisations syndicales et l’auto-organisation des travailleurs
La forme d’organisation adoptée par le mouvement remet en question la tradition syndicale majoritaire de la CGT à la SNCF. Elle n’est pas calquée sur le modèle étudiant même si l’exemple a été un encouragement. Depuis plusieurs années le rôle des assemblées est souligné dans de nombreux conflits cheminots locaux ou dans celui de 1985 (où il n ’y a pas eu de comité de grève mais où le mouvement est parti de la base syndicale) même si jamais le mouvement n’a pris cette ampleur. Ampleur significative du rapport des travailleurs aux organisations syndicales aujourd’hui : à la fois, elles sont jugées nécessaires ; c’est ce qui explique la participation massive aux élections syndicales et ici, à la SNCF, l’appel fait dès le début par ceux de Paris-Nord pour que les fédérations déposent un préavis, appuient l’extension, fassent circuler l’information. A la fois, on ne leur reconnaît plus un rôle de direction du mouvement, celle-ci revenant de droit à la collectivité des grévistes. Le syndicat devient alors un outil aux mains des travailleurs, ce qui répond à son rôle originel, à une certaine tradition syndicaliste révolutionnaire ; mais ce qui n’est pas du tout en harmonie avec les orientations et les pratiques des appareils dominant, traditionnellement les cheminots, à commencer par la CGT et par le PCF pour qui la SNCF est un bastion historique.
À travers le mouvement, les travailleurs de la SNCF expérimentent un rapport syndicat/base nouveau qui peut avoir des conséquences importantes dans l’avenir, un jalon pour une recomposition du paysage syndical à la SNCF en faveur des équipes qui se sont engagées le plus résolument et honnêtement dans le processus.
La question catégorielle
Le « corporatisme » de la catégorie des agents de conduite s’est exprimé. Ainsi la coordination nationale qu’ils ont mis en place est très représentative de la base, mais aussi d’un certain repli sur le corps de métier. L’ouverture de la coordination aux autres catégories y a été posée par des roulants mais a été repoussée. Donc un vrai problème. Pas simple, parce qu’il y a aussi dans ce « corporatisme » un des ressorts de la combativité et de l’unité des roulants. La très forte identification des travailleurs au métier soude le groupe face à la direction. L’auto-organisation et l’autonomie face aux fédérations puisent ici aussi des raisons d’exister. S’ajoute un très lourd contentieux entre la catégorie et la direction SNCF, autour de la question des accidents, de la responsabilité et des causes (la grève de 1985 avait été un mouvement des travailleurs pour leur dignité collective). La grille des salaires au mérite en introduisant la concurrence entre salariés est senti comme une menace contre la cohésion du groupe. L’enjeu de la lutte est donc en quelque sorte « surdéterminé » par des motivations culturelles et humaines qui expliquent aussi pourquoi les roulants sont prêts à aller très loin. S’ajoute enfin le sentiment de pouvoir faire plier seuls la direction pour ceux qui bloquent effectivement tout le réseau. Pour certains roulants, l’extension peut être vécue comme un risque de dilution de leurs propres revendications et d’un affaiblissement du rapport de force général, les autres personnels ne participant pas également à la grève.
Rien de simple donc : côté pile un risque d’isolement, côté face un facteur de combativité ; avec ce paradoxe que cette lutte d’une catégorie au départ est aussi la lutte pour toutes les catégories de la SNCF, leurs revendications étant généralisables avec des adaptations pour les conditions de travail.
L’extension à toute la SNCF était en fait nécessaire pour construire le rapport de force en entravant toute l’entreprise : l’objectif de la grève générale à la SNCF était juste. Grâce à lui, plusieurs gares sont totalement paralysées, et de nombreuses catégories du personnel contribuent au rapport de force.
Paris, le 10 janvier 1987 [3]
UTCL-Cheminots


Lire également :

[1Secrétaire général de la CFDT à l’époque

[2En fait Michel Desmars, militant UTCL, NDLR.

[3les derniers foyers grévistes s’éteindront le 14 janvier, NDLR.