PASSEVANT, Christiane et PORTIS, Larry. "Fast food Nation" de Richard Linklater

Le prêt à penser chahuté

Communication. FilmsalimentationconsommationPORTIS, Larry (3 juillet 1943, Bremerton, Washington, USA, – 4 juin 2011 à Soudorgues, Gard, France)PASSEVANT, Christiane

Fiction-documentaire sur une chaîne de production de fast food, ce film risque de ne pas plaire aux critiques de cinéma frileux dès la remise en question des fondements de notre way of life . L’engagement, ça dérange, c’est « primaire » et c’est pas du cinéma quoi ! Mais que faisait Capra pour ne citer qu’un cinéaste classique ?

Dès le début de Fast Food Nation se pose la question de la manipulation par le système et, peu à peu, l’évidence des liens entre « culture de masse » et marché se renforce dans cette démonstration efficace de la fabrication du fast food. C’est d’abord une réunion de la section marketing du « Big One » où chacun se complaît dans un jargon connu du succès du produit et de la réussite du slogan pour gogos. Puis passage au laboratoire qui choisit les parfums chimiques à ajouter à la viande industrielle, histoire d’accrocher les client(e)s et tout serait parfait dans le meilleur des mondes si… Si un petit problème ne jouait les grains de sable dans la machine programmée pour le profit : un concurrent dérobe une palette des fameuses galettes de viande et découvre que les conditions hygiéniques de l’usine d’abattage laisseraient à désirer, autrement dit : « il y a de la merde dans le Big One ! »
Le jeune cadre dynamique, bon père de famille, est alors dépêché pour une enquête sur les lieux du massacre, à Cody (Colorado), petite ville typique d’ennui et de laideur, entièrement dédiée à l’abattage des bovins destinés à la fabrication des fameux Big One. Parallèlement, à l’autre bout de la chaîne, sur la frontière mexicaine les candidat(e)s à l’immigration clandestine se préparent. Une main d’œuvre bon marché espère venir se faire exploiter au pays des dollars au risque de perdre la vie car le passage de la frontière est dangereux.
Sans papiers, sans droits et sans connaissance de la langue, la main d’œuvre clandestine est exposée aux pires conditions de travail, aux accidents fréquents, au droit de cuissage… Bienvenu dans le cauchemar de l’univers des conserveries de viande si bien décrit dans le roman d’Upton Sinclair. Un siècle sépare les deux constats, celui de La Jungle et de Fast Food Nation, mais finalement rien n’a changé, le profit prime sur toutes les autres considérations, et l’exploitation se fait encore sur le dos des immigré(e)s.
Qu’est-ce que le système capitaliste dans le contexte de cette petite ville du Colorado qui n’existe que grâce à l’industrie agro-alimentaire ? Le film en fait une démonstration remarquable grâce aux témoignages et aux « cobayes » filmés au quotidien. Une véritable leçon sur le terrain : focaliser sur les seules sociétés Mac Donald, Burger King, Quick et autres, est un leurre car le nœud du problème se trouve dans le système de production érigé sur des investissements. Ce sont les banques et autres compagnies financières qui gèrent les conserveries, les abattoirs et, enfin, toute l’infrastructure de distribution et de marketing.
Or, de tels investissements nécessitent des appuis politiques, la pression des lobbies, les pots-de-vin, le contrôle des médias, le financement des campagnes électorales. L’emploi d’espions à tous les niveaux de cette chaîne de commande capitaliste assure une « intelligence » capable à préempter des problèmes de contrôle éventuels.
Le coût de la main d’œuvre est comme toujours essentiel dans ce système et il est normal que la trame du film s’appuie sur les conditions de l’exploitation des travailleurs dociles et au rabais.
Aubaine pour les capitalistes, la frontière mexicaine n’est pas loin. Au Sud des grands ranchs et des abattoirs, le Mexique regorge de candidat(e)s à l’exploitation. En dépit de la « lutte contre l’immigration clandestine », la population mexicaine fournit plus que jamais une manne humaine à tout faire. Le capitalisme a besoin de ces travailleur(se)s sans papiers et les gesticulations des politiques à leur égard ne sont qu’un écran de fumée destiné à amadouer la galerie des votant(e)s, quelques excité(e)s de l’extrême droite et les syndicats.
N’oublions pas qu’aux Etats-Unis, on peut aussi utiliser la réserve de chair à usine pour la chair à canon (les « cartes vertes » sont offertes aux soldats sans papiers au retour du service en Irak), et qu’une autre « chair humaine » alimente les industries de la pornographie et de la prostitution. Business is Business !
Le film se termine par les abattoirs où le traitement des bovins est abominable bien que conforme aux méthodes classiques : le coup de massue est remplacé par un « stun gun » qui émet une décharge électrique plus forte que pour un être humain, « émeutier » de préférence. Un film efficace et un pamphlet contre le système capitaliste.

Christiane Passevant et Larry Portis