KEUCHEYAN, Razmig. "L’Anarchisme aujourd’hui. Entretien avec Daniel Colson"

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)Philosophie. Anarchisme : témoignages, conceptions, questionnements, réflexions, philosophies, théoriesCOLSON, DanielKEUCHEYAN, Razmig

Nous nous sommes entretenus
avec Daniel Colson, professeur
de sociologie à l’université de
Saint-Etienne, et auteur
notamment de Petit lexique
philosophique de l’anarchisme.
De Proudhon à Deleuze
(Le livre
de poche, 2001), et de Trois essais
de philosophie anarchiste : islam,
histoire, monadologie
(Leo
Sheer, 2004). Daniel Colson est
l’un des animateurs de la
librairie libertaire lyonnaise « La
Gryffe ».

Pourrais-tu dresser un état des lieux
de l’anarchisme dans le monde à
l’heure actuelle ? Quels sont les pays
ou les régions dans lesquels la
tradition anarchiste demeure vivante,
soit sous forme de collectifs
organisés, soit du point de vue de la
production intellectuelle ?

A ma connaissance, l’anarchisme est
présent dans un grand nombre de
pays. On le trouve dans des pays
n’ayant pas ou très peu de traditions
anarchistes, comme en Turquie, en
Egypte ou en Iran par exemple, mais
aussi dans des pays où cette tradition
a été brisée par de longues décennies
de dictature, comme en Amérique
Latine où il est en train de connaître
une forte renaissance. Et on le trouve
évidemment de façon plus conséquente
dans des pays où cette tradition
s’est maintenue ou a ressurgi à
travers des événements majeurs. C’est
le cas de la plupart des pays européens.
En exagérant un peu, on pourrait
dire cependant qu’il n’est pas sûr
que l’anarchisme contemporain le plus
vivant se trouve dans les pays à forte
tradition anarchiste. La tradition c’est
parfois un poids. De ce point de vue,
l’anarchisme nord-américain, moins
dépendant des cadres et des représentations
du passé, constitue sans doute,
sur le terrain des idées tout au moins,
un des secteurs les plus vivants du
renouveau anarchiste dans le monde,
en particulier grâce à Internet et aux
rencontres qu’il rend possibles.
Quels sont les différents courants de
l’anarchisme, aussi bien
historiquement qu’aujourd’hui ? Est-il
par exemple juste de distinguer un
anarchisme syndicaliste d’un
anarchisme davantage porté vers
l’« autonomie » ? Sur quelles bases
théoriques et pratiques ces courants
se différencient-ils ?

L’autonomie, c’est-à-dire la différence
et l’indépendance absolues des êtres,
est au coeur du projet anarchiste,
quelles que soient ses formes. La distinction
et parfois l’opposition entre
l’anarchisme syndicaliste et les mouvements
« autonomes » s’explique par
trois principales raisons : par la rencontre
historique, durable (près d’un siècle)
et à grande échelle entre l’anarchisme
et des mouvements ouvriers
révolutionnaires le plus souvent à
caractère syndical, mais pas seulement
et dont le « syndicalisme » n’a, de
toute façon, pas grand-chose à voir
avec ce que ce mot recouvre actuellement ;par la transformation ultérieure
de cette expérience collective déterminante
en simple modèle extérieur et
intemporel ; par l’existence, historique
toujours, d’une forte dissidence dans
les mouvements ouvriers réformistes
et à hégémonie marxiste (au lendemain
de la Révolution russe), une dissidence
qui a conduit au développement
de courants très nettement
libertaires, mais s’efforçant de se penser
à l’intérieur du marxisme, à l’intérieur
d’un Marx anarchiste en quelque
sorte (comme l’affirmait Maximilien
Rubel) et contre un syndicalisme socialiste
ou social-démocrate, réformiste
et bureaucratisé, qui annonçait le syndicalisme
actuel et sans plus de points
communs avec l’anarcho-syndicalisme
ou le syndicalisme révolutionnaire.
Dans le contexte actuel, la distinction
entre « l’autonomie » et le « syndicalisme
 » ne doit pas masquer la « plasticité
 » du projet libertaire dont parlait
Pouget [1] à propos de l’action directe
ouvrière, une « plasticité » qui interdit
d’isoler et d’opposer deux formes
d’existence plus ou moins historiques,
mais qui impliquent et masquent une
multitude d’autres, effectives ou
potentielles, suivant les situations et
les contextes. Dans sa façon de penser
et de percevoir les rapports sans cesse
changeants entre la domination et la
liberté, l’anarchisme, comme projet
émancipateur n’est pas assigné à une
situation ou une forme donnée. Il est
présent, aujourd’hui comme hier, dans
la moindre réalité de notre vie, sans
reste ni exception, de la plus petite et
imperceptible interaction, aux mouvements
collectifs les plus vastes, à
l’échelle de la planète.
Quels sont les principaux concepts de
l’anarchisme, et qu’est-ce qui fait
leur originalité en regard d’autres
conceptions de l’émancipation,
notamment le marxisme ? Par ailleurs,
pourrais-tu évoquer quelques-uns des
événements historiques fondateurs
de l’anarchisme, et indiquer leur
importance dans le développement
de ce courant ?

Les concepts d’action (ou de « pratique
 »), d’action directe, de groupes
d’affinité, d’autonomie, d’association,
de fédéralisme sont les plus
connus. Mais le concept central (si on
peut dire) de la pensée libertaire c’est
évidemment le concept d’anarchie
que Deleuze et Guattari définissent
ainsi : « l’anarchie, cette étrange unité
qui ne se dit que du multiple ». L’anarchie
c’est à la fois un concept philosophique
extrêmement puissant et une
idée pratique qui ne l’est pas moins,
c’est l’affirmation du multiple, de
l’autonomie et de la singularité absolues
des êtres et de leur capacité – à
partir de cette autonomie et de cette
singularité – à s’associer et à
construire des êtres toujours plus
vastes, un « faisceau d’autonomies »
dit Proudhon, la « libre association de
forces libres » dont parle Bakounine. A
ta question sur le marxisme, on pourrait
dire que l’anarchisme n’a rien à
voir avec lui. Ils se sont croisés (et
opposés) au sein des mouvements
ouvriers, mais tout les sépare : sur la
question du déterminisme, du sens de
l’histoire, du rôle de la théorie, de
l’importance de l’éthique, du caractère
composé d’une réalité où (pour
l’anarchisme) le moindre détail, le
moindre événement est porteur de sa
propre détermination et, suivant les
situations, de la capacité à transformer
la totalité de ce qui est. Le
marxisme a croisé l’anarchisme, soit
en se ralliant provisoirement à lui et à
sa manière de voir, au moment de la
Commune de Paris ou des débuts de la
Révolution russe par exemple, soit, le
plus souvent, pour le liquider, en Russie
justement, en Espagne et (avec
moins de moyens répressifs) dans la
plupart des pays où il existait des
mouvements ouvriers révolutionnaires.
Anarchisme et marxisme se
sont donc rencontrés mais finalement
assez peu, le marxisme se cantonnant
longtemps aux secteurs les moins
révolutionnaires du prolétariat (la
social-démocratie), pour ensuite, à
l’ombre illusoire de la Révolution
russe, fleurir très peu de temps sur les
ruines des mouvements ouvriers révolutionnaires,
avant de renaître, au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
mais à partir de la passivité instrumentalisée
de mouvements
ouvriers ayant renoncé depuis longtemps
à toute perspective révolutionnaire.
Ce que je viens de dire répond en partie
à ta seconde question. Des grands
moments de l’anarchisme on retient
généralement les conflits au sein de la
Première Internationale, le mouvement
makhnoviste ou la Révolution
espagnole. A juste titre, mais à travers
une illusion d’optique, qui s’explique
par l’importance du marxisme
dans la façon dont les militants, les
intellectuels et les historiens de
gauche ont longtemps perçu le passé
et l’histoire en train de se faire. Avec
du recul on perçoit mieux en quoi
l’anarchisme ne s’identifie pas à
quelques rares moments, bizarres et
accidentels en quelque sorte, au
regard du marxisme et du déterminisme
historique. L’anarchisme
ouvrier est bien une exception, historiquement,
au regard du réformisme
et du désir d’intégration des classes
ouvrières, là où elles étaient les plus
nombreuses et les plus modernes, en
Angleterre, en Allemagne ou aux
Etats-Unis principalement. Mais il faut
bien voir que justement cette exception
libertaire s’identifie à l’ensemble
des mouvements ouvriers révolutionnaires,
ces mouvements qui, durablement
ou conjoncturellement ont
menacé – pendant presque un siècle –
le capitalisme naissant.
La grande mystification du marxisme
et du communisme c’est d’être arrivé
à faire croire d’une part que c’était
eux qui incarnaient ces mouvements
ouvriers révolutionnaires, d’autre part
que même le réformisme et le conformisme
ouvriers étaient également
révolutionnaires, par essence en
quelque sorte, et pour peu qu’ils
autorisent ainsi une soumission sans
faille à la direction éclairée des partis
marxistes. Avec du recul, mais je n’ai
pas le temps de le montrer, on peut
dire que l’espérance émancipatrice
produite par les mouvements ouvriers
et populaires pendant plus d’un siècle,
est de part en part libertaire,
relève de l’originalité d’un projet
anarchiste qui n’a rien à voir avec les
schémas et les représentations
marxistes.
Le mouvement altermondialiste a
repris à son compte certains aspects
de l’anarchisme. Comme tu le
montres dans ton Lexique, les
« groupes d’affinité » ou l’« action
directe » sont centraux dans la
tradition anarchiste. En même
temps, les anarchistes se montrent
souvent critiques à l’égard de
l’altermondialisme, nombre d’entre
eux refusant par exemple de prendre
part aux Forums sociaux mondiaux.
Quel est ton sentiment à propos de
ce mouvement ?

Dès qu’un mouvement émancipateur
ressurgit, il retrouve spontanément
des modes d’être et des formes
d’existence libertaires, qu’il se dise
ou non anarchiste, qu’il connaisse ou
non les expériences libertaires. C’est
également vrai des mouvements
altermondialistes, mais avec trois originalités :
le fait que ces pratiques et
ces modes d’être libertaires sont pensés
pour eux-mêmes, non seulement
comme moyens, mais comme expression,
dès maintenant, de l’alternative
à l’ordre existant dont ces mouvements
altermondialistes sont potentiellement
porteurs (entre autres
choses), dans un rapport où la « fin » et
les objectifs de ces mouvements sont
entièrement contenus dans les
moyens, sans reste, dans un rapport,
essentiel pour comprendre l’anarchisme,
où fin et moyens sont très
précisément identiques ; le fait que
cette pensée à la fois théorique et
pratique commence à découvrir ses
liens avec le bref,mais immense héritage
théorique et pratique des expériences
libertaires passées, en particulier
sous leur forme ouvrière, sous
une forme très différente des mouvements
altermondialistes, mais qui,
grâce à cette différence justement,
permet, paradoxalement, de saisir
l’originalité et le caractère commun
de la logique libertaire, quelle que
soit les situations, les contextes et les
forces qui se mettent en mouvement ;le fait que la pensée et les pratiques
libertaires dans l’altermondialisme
soient liées à des situations et des
techniques nouvelles, non de « communication
 », non des moyens, mais
des possibilités (et donc des modes
d’être) de mise en rapport immédiate,
à l’échelle de la planète tout
entière, à travers la sélection et la
constitution d’une multitude de
groupes d’affinités possibles. Ce que
la Première Internationale avait tenté
si difficilement dans les conditions de
l’époque, l’anarchisme contemporain
a la possibilité de le faire. Du coup on
comprend les critiques libertaires visà-
vis de l’altermondialisme, des
forums et autres tentatives traditionnelles
de structuration par le haut de
ce mouvement, à travers la représentation
et sur le modèle des nombreux
et énormes appareils internationaux.
Les pratiques libertaires visent toujours
un fonctionnement horizontal,
la constitution d’un « plan d’immanence
 » dirait Deleuze, et tendent
donc sans cesse à rabattre l’action et
les mouvements collectifs sur ce plan
horizontal, cette anarchie positive
que l’historien François Godicheau
décrit bien (non sans étonnement),
dans son livre sur la guerre civile espagnole,
à propos de la CNT et de son
fonctionnement collectif, jusqu’en
1937, avant que cette organisation ne
cesse d’être anarchiste et s’intègre
(très peu de temps, il est vrai), sous la
forme d’appareil (les « comités supérieurs
 ») dans les structures verticales,
représentatives et répressives de
l’Etat républicain. La CNT espagnole,
au moment de sa plus grande puissance,
c’est un mouvement de
« masse », mais qui passe par une multitude
de groupes affinitaires, autonomes
et égaux, où chacun peut développer
ses propres qualités et sa propre
puissance, à travers un mouvement
d’une grande richesse et d’une
grande résistance, comme il le montrera,
dans les pires conditions de la
guerre civile et face à la répression de
l’antifascisme et de l’Etat républicain.

Y a-t-il une conception
spécifiquement anarchiste de la
révolution, qui serait distincte de ce
que l’on entend par ce terme dans la
tradition marxiste ? Il semble
notamment que les anarchistes
n’accordent pas à la lutte des classes
la même importance que les
marxistes dans leur conception des
rapports sociaux. Pourrais-tu préciser
ce point ?

La révolution anarchiste diffère radicalement
de la conception marxiste,
de sa vision déterministe et historique
où l’on retrouve en fait le schéma religieux
et providentiel des monothéismes.
Contrairement au schéma
marxiste, la révolution anarchiste
n’est pas liée à l’avenir, à des changements
à venir qui n’existeraient présentement
que comme promesse utopique
dont la conquête du pouvoir
serait la garantie, qui confierait au
pouvoir le soin de lui donner une réalité
à venir. La radicalité de la révolution
libertaire est toujours liée à une
antériorité et à une puissance accumulée
où passé et avenir se confondent
avec le présent (le seul moment
existant), l’état actuel des choses et
ses possibilités émancipatrices. Alors
que la révolution marxiste est pensée
sous la forme d’un point de départ,
d’une transformation à venir, la révolution
libertaire est pensée comme un
aboutissement, l’aboutissement d’une
transformation déjà réalisée, une
« résultante » dirait Proudhon. Parce
qu’elle embrasse la totalité de ce qui
est, la multitude infinie des rapports
qui constituent la réalité, l’idée révolutionnaire
anarchiste est toujours
liée à une transformation immédiate
où chaque situation, chaque moment,
est porteur de la totalité des transformations
révolutionnaires à venir.
Chaque lutte, chaque décalage,
chaque faille, chaque pas de côté
aussi minuscule qu’il puisse être,
répètent et expriment l’idée révolutionnaire.
Cette idée révolutionnaire
les anarchistes ouvriers l’appelaient,
non sans humour, le « Grand Soir », car
il s’agit effectivement à la fois d’un
soir et d’un matin, d’un crépuscule et
d’une aube, de la transmutation
immédiate et sans cesse recommencée
de l’ordre existant, là où dans ses
failles on devine un autre monde possible,
présent dès maintenant dans le
ventre des choses.
Dans cette conception, la « lutte des
classes » ne constitue qu’un aspect,
important, mais seulement un aspect
des luttes pour l’émancipation qui
traversent tous les aspects de la vie,
toutes les transformations des conditions
de lutte et qui surtout n’obéissent
en rien à un devenir historique
inéluctable sur lequel les « révolutionnaires
 » pourraient se reposer et, surtout,
justifier leurs innombrables turpitudes,
au nom de l’« Histoire », du
« Prolétariat », du « Socialisme », ces
nouvelles figures de la transcendance
divine.
Un philosophe contemporain occupe
une place prépondérante dans la
forme d’anarchisme que tu défends,
à savoir Gilles Deleuze. Pourrais-tu
présenter en quelques mots ses idées
politiques, et préciser en quoi elles
relèvent de l’anarchisme ?
C’est difficile de le présenter en
quelques mots. Deleuze parle peu de
l’anarchisme, mais c’est lui qui donne
la meilleure définition de l’anarchie,
« cette étrange unité qui ne se dit que
du multiple », une définition qui n’a
rien d’anodin puisque c’est exactement
la même que Deleuze donne
d’un de ses propres et principaux
concepts, « l’être univoque », mais
aussi de la « volonté de puissance » de
Nietzsche. Pour Deleuze, être univoque,
volonté de puissance et anarchie
sont homologues, visent à dire la
même réalité. Et ça change tout pour
le projet libertaire. De philosophie
politique plus ou moins farfelue,
indigne de ce nom de toute façon,
l’anarchisme devient, entres autres
grâce à Deleuze, la principale expression
d’un puissant courant philosophique
et sociologique, de Spinoza à
Whitehead, en passant par Leibniz,
Nietzsche, Gabriel Tarde, Gilbert
Simondon et beaucoup d’autres.
Mieux encore, le mouvement anarchiste,
avec ses propres expériences
et ses propres auteurs (Proudhon,
Bakounine, Déjacques, etc.) donne
sens à son tour à cette puissante tradition philosophique, la rend capable
de produire tous ces effets pour notre
vie. Ce lien, ou cet écho, entre l’anarchisme
théorique et pratique et ce
qu’il est convenu d’appeler la pensée
« postmoderne » est actuellement l’objet
de vives discussions au sein de
l’anarchisme historique. Des discussions
importantes pour l’avenir des
différents mouvements libertaires et
pour ce que nous pouvons attendre
d’eux face à ce que le monde est en
train de devenir. Pour ma part, j’ai
essayé, à travers différentes
recherches, de montrer l’évidence de
ce lien, dans les textes des anarchistes,
comme dans les expériences,
souvent tragiques, des différents
mouvements ouvriers libertaires.
D’autres se sont mis au travail, en
France, en Amérique du Nord, en Turquie
ou au Brésil par exemple, et j’espère
que de nombreuses publications
(certaines sont en cours) viendront
renforcer un point de vue, si évident
et porteur de tant d’espoirs qu’il ne
devrait pas manquer de constituer
bientôt une véritable alternative au
monde répugnant qui, un peu partout,
tente de s’imposer à nous.
L’un des mots d’ordre anarchistes les
plus connus est Ni Dieu, ni maître.
Or, on assiste aujourd’hui à un retour
du religieux dans la sphère politique.
Crois-tu qu’il est important
aujourd’hui, comme le pense par
exemple le philosophe Michel Onfray,
de réactiver un athéisme militant ? La
ligne de fracture qui sépare
l’athéisme de la croyance religieuse
est-elle politiquement pertinente
pour toi ?

Il faut réaffirmer l’athéisme, le refus
de Dieu et de toute transcendance.
Pour l’anarchisme, la figure de Dieu,
et plus particulièrement le Dieu des
monothéismes (avec ses prêtres, ses
pasteurs et ses imams), sert de clé de
voûte à toutes les formes de domination,
du Capital (et la divinité du Marché),
de l’État (le bras armé et le
frère jumeau de Dieu), du Patriarcat
(avec tous ses pères et ses grands
frères despotes), de la Science (avec
ses experts humainement décervelés,
mais en blouses blanches), du Socialisme
et du Communisme (avec leurs
partis, leurs bureaux politiques et
leurs « grands timoniers »). Le combat
contre l’idée de Dieu et donc contre
tout ce qu’il exprime et justifie, est
au cœur du projet libertaire. Pour
l’anarchisme il ne suffit pas de se
réfugier dans un vague et prudent
agnosticisme, mais, au contraire d’affirmer
nettement (avec Bakounine)
que si, par un grand et incompréhensible
malheur, Dieu existait vraiment il
faudrait aussitôt entreprendre de s’en
débarrasser.
L’athéisme militant est donc au
coeur même du projet libertaire,
mais à une condition : ne pas réduire
cet athéisme militant au rationalisme
étroit de la modernité et des
« Lumières », là où la croyance (tout
aussi absurde et aliénante) dans la
science, le progrès et la technique
vient remplacer les croyances religieuses,
là où les laboratoires, les
savants et les experts remplacent les
temples et les prêtres, mais à travers
une même logique. De la même
façon que le projet libertaire s’inscrit
dans une tradition philosophique
qui le déborde de toute part, historiquement
et géographiquement, et à
qui il donne sens, de la même façon
il s’inscrit dans l’ensemble de l’histoire
de l’humanité et dans l’ensemble
des différentes civilisations qui
forment cette histoire. La lutte pour
l’émancipation n’a pas attendu, pour
exister, que l’anarchisme surgisse,
quelque part en Europe, il y a cent
cinquante ans. Bien loin de faire
table rase du passé (comme le dit
malencontreusement l’hymne de
l’Internationale, plus inspiré dans
ses autres couplets), l’apparition de
l’anarchisme donne sens, au
contraire, à des milliers d’années
d’existence humaine, sur tous les
continents et dans toutes les civilisations.
Dans l’anarchisme, il faut toujours
revenir aux origines, de notre
vie, de l’histoire. Parce qu’aux yeux
des anarchistes les expériences religieuses
sont de part en part
humaines et matérielles, sans Dieu ni
transcendance, elles sont également
porteuses, à côté de beaucoup d’oppression
et de domination, de pratiques,
d’aspirations et d’expérimentations
pleinement émancipatrices
qu’il s’agit de mettre à jour,
de se réapproprier et de sauver pour
notre propre salut, notre propre
émancipation présente, comme le
montre bien Walter Benjamin.
L’anarchisme ne détruit pas le passé,
un passé qui ne passe jamais et qui
revient sans cesse sous de nouvelles
formes. Il le répète et le recompose
autrement, en permettant ainsi à
chaque tradition linguistique, nationale
et religieuse d’être partie prenante
d’une lutte pour l’émancipation
qui ne dépend ni d’un temps ni
d’un lieu, qui au contraire embrasse
la totalité des expériences et des
situations humaines, c’est-à-dire la
diversité infinie des événements et
des acteurs qui composent ces expériences
et ces situations.

[1Emile Pouget (1860-1931), syndicaliste
révolutionnaire français de tendance
anarchiste, responsable notamment, dès
1907, du journal La Voix du peuple édité
par la CGT.