Traduit de l’anglais par Ronald Creagh

GILES-PETERS, A. R. "Karl Korsch : Un ami marxiste de l’anarchisme"

Cet article est d’abord paru dans Red and Black n°5, Australie (avril 1973).

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)marxismePolitique. Ultra-gauche KORSCH, KarlGILES-PETERS, A. R.MATTICK, Paul

Karl Korsch (1886-1961), que la "nouvelle gauche" redécouvre aujourd’hui, fut l’un des principaux théoriciens majeurs du communisme de gauche. Des trois principaux théoriciens - Gramsci- Lukacs et Korsch - Korsch est à la fois celui qui présente le plus d’intérêt pour les anarchistes et aussi, je crois, le marxiste le plus remarquable.
Pour des anarchistes, les marxistes des années 1920 présentent un intérêt d’ordre tout-à-fait différent de celui de toute autre période. La raison en est que pour un bref moment après la Première Guerre mondiale, le marxisme fut une doctrine révolutionnaire, tel qu’il ne l’avait jamais été depuis Marx ni ne le serait de nouveau (mis à part son utilisation idéologique dans des révolutions nationalistes fondamentalement paysannes). Au cours de cette brève période, la Révolution russe servit de point de ralliement à toutes les variétés d’intellectuels de gauche, rouges ou noirs, et ceux-ci s’unirent aux ouvriers anarchistes et socialistes imprégnés d’anarcho-syndicalisme pour former la base des nouveaux partis de la Troisième Internationale.
Excepté en Espagne, les organisations anarchistes et anarcho-syndicalistes perdirent partout du terrain au profit de ces nouveaux partis qui évoluèrent rapidement en organisations bureaucratiques étatiques qui s’appliquèrent à contrôler le mouvement ouvrier. Au cours de cette évolution, ceux des anarchistes, anarcho-syndicalistes et socialistes de gauche qui étaient restés fidèles à la promesse initiale de la Révolution russe, se trouvèrent isolés, rejetés par les instances supérieures du parti et tenus à l’écart d’une classe ouvrière qui, seule, aurait pu soutenir un mouvement révolutionnaire. Karl Korsch fut l’une des victimes de ce processus.
Bien que Gramsci ait soutenu les conseils ouvriers, et qu’il tint en prison à s’associer à des anarcho-syndicalistes, il ne se fit pas un opposant de gauche au Komintern. Il semblerait que ce fut parce que, en premier lieu, le problème qui se posait en Italie n’était pas la révolution mais la défense contre le fascisme ; ensuite, Gramsci s’opposait au gauchisme abstrait de Bordiga, lequel était en liaison avec l’ultra-gauche allemande ; enfin, son emprisonnement le mit à l’abri de ceux qui causaient des dégâts et l’isola des convulsions du mouvement international. Les cas de Korsch et de Lukacs sont beaucoup plus clairs.
Lukacs était membre d’un groupe marginal bourgeois, l’intelligentsia juive, dans un pays semi-féodal, la Hongrie. Avant 1917, ses intérêts étaient essentiellement tournés vers la littérature, bien qu’il eut été influencé par Szabo, un intellectuel qui avait puisé dans le syndicalisme révolutionnaire de Sorel. Il n’est donc pas surprenant que sa position initiale de révolutionnaire était utopiste et abstraitement d’ultra-gauche ; son évolution ultérieure vers "l’aile droite", presque la social-démocratie (Thèses de Blum 1929) était tout-à-fait raisonnable étant donné que la Hongrie ne cessa de devenir féodale qu’en 1945. D’un autre côté, il est difficile de lui pardonner de s’être accommodé du stalinisme, aussi partial et "insincère" qu’il ait pu être comme on l’a prétendu.
La connaissance que Korsch avait du mouvement ouvrier à la fin de la guerre était d’un ordre tout différent de celui de Lukacs. Formé dans plusieurs universités en économie, en droit, en sociologie et en philosophie, il devint docteur en jurisprudence en 1911 et se rendit en Angleterre où il rejoignit la Fabian society et étudia les mouvements syndicalistes et le Guild socialism [1] Il s’opposait déjà à l’orthodoxie marxiste qui définissait le socialisme comme négation du capitalisme grâce aux nationalisations ; il perçut l’arrivée du socialisme comme étant inévitable et le marxisme comme une "science" pure qui s’était séparée des pratiques du mouvement ouvrier. Son opposition à cette orthodoxie l’orienta vers la préoccupation des Fabiens qui voulaient préparer les individus au socialisme par l’éducation et vers celui des anarcho-syndicalistes qui mettaient l’accent sur l’activité consciente des ouvriers pour servir de fondement à la révolution et à l’administration de l’économie socialiste. Dès ses tout premiers articles, il souligna l’importance de la prise de conscience dans la lutte pour le socialisme etpour l’activité autonome de la classe ouvrière. Après la guerre il développa ses idées davantage en élaborant des plans de socialisation associés au contrôle ouvrier.
Au début de la guerre de 14-18, Korsch fut enrôlé dans l’armée allemande et partit pour le front, mais il était contre la guerre et, bien que blessé à deux reprises, ne porta jamais un fusil. Il accueillit favorablement la formation d’un mouvement socialiste contre la guerre et à la fin de celle-ci rejoignit le Parti socialiste indépendant (USPD). Toujours opposé au marxisme "orthodoxe" et "révisionniste", il croyait, à cette époque, qu’un troisième courant, "le socialisme pratique", se constituait et était représenté par Luxemburg et Lénine. Pour ce courant, la transition vers le socialisme était un "acte humain conscient". Korsch devint assez léniniste en 1924 pour concevoir l’acte révolutionnaire comme l’œuvre d’un parti révolutionnaire de masse, mais il continuait à considérer le parti comme un moyen au service d’une fin, qui consistait en une démocratie directe des conseils ouvriers. Bien qu’il rejoignit le parti communiste (KPD) avec la majorité de l’USPD, il refusa les onze conditions d’affiliation de Moscou ; en particulier, il s’opposa à l’exigence d’une organisation parallèle illégale qui échapperait au contrôle des masses du parti.
En dépit de ses réserves, Korsch atteignit rapidement une position de meneur du KPO. Il devint le rédacteur en chef du journal du parti et son député au Reichstag. Ceci était dû à sa supériorité en matière de réflexion théorique, car bien qu’ayant toujours rejeté le "marxisme" social-démocrate, il avait été entraîné par ses études de droit à voir la société et l’économie comme le fondement des systèmes légaux et, durant le bref affranchissement hors du marxisme orthodoxe, ses études philosophiques, sociologiques et économiques lui rendirent bien service.
Cependant la situation changea rapidement ; après 1923 il était manifestement dans l’aile gauche du KPD ; en 1924, son ouvrage de 1923 sur le marxisme et la philosophie fut dénoncé à la réunion du comité exécutif du communisme international et il fut congédié de sa position d’éditeur en 1925 ; en 1926 il fut exclu du KPD. Selon Mattick, Korsch avait toujours eu une attitude critique à l’égard de l’État russe émergeant mais, dans les débuts de la Révolution russe, quand toutes les forces de la réaction s’y opposaient, il croyait qu’un révolutionnaire devait la soutenir. De plus, bien que la Révolution russe devait être capitaliste, c’est-à-dire que sa mission serait de développer le capital et le prolétariat dans la Russie sous-développée, elle avait encore un sens révolutionnaire si la rupture dans le système mondial pouvait s’étendre à l’ouest vers l’Allemagne.
Une fois que la Russie se fut accordée avec l’Allemagne et les autres puissances capitalistes, et qu’elle ait converti l’Internationale communiste en instrument étranger de ses intentions nationales, un révolutionnaire se devait de rompre avec la Russie. Aussi en 1926 rejoignit-il son allié allemand, le KPD. Et même, plus tôt, il avait été en contact avec Sapranov du groupe du "centralisme démocratique" au sein du parti russe, groupe qui pensait que le prolétariat russe devait rompre avec les bolchéviques. (Les opinions de Korsch sur cette question peuvent être vues dans un article en français de Mattick. Des vues tout à fait semblables se retrouvent dans La Société du spectacle de Guy Debord, dans la section "Le prolétariat comme sujet et comme représentation".)
Malheureusement les articles politiques de Korsch sur le bolchevisme ne sont pas encore disponibles en anglais [2] Par ailleurs, nous avons la plupart de ses articles sur la théorie marxiste et ceux-ci font bien comprendre pourquoi la rupture devait se produire. Dans son œuvre de 1923, Marxisme et Philosophie, Korsch se déclara en train de "restaurer" la position marxiste correcte sur le sujet, de la même manière et dans les mêmes intentions révolutionnaires que Lénine avait restauré la position marxiste au sujet de l’État à l’intérieur de l’État et de la Révolution (brochure dénoncée comme "anarchiste" par les autres bolchéviques). Ce qu’il fit en réalité fut de montrer comment le marxisme était devenu une idéologie du mouvement ouvrier : pour Korsch, le marxisme n’était ni une science ni une philosophie, tant dans sa forme "philosophique" d’avant 1848 que dans sa forme "scientifique" postérieure à cette date. C’était ou bien une conscience théorique de la pratique prolétarienne révolutionnaire ou bien une idéologie "marxiste" non liée à la pratique ou dissimulant une pratique contre-révolutionnaire. Tout ceci fut resitué dans le contexte d’une attaque violente contre le marxisme orthodoxe de Kautsky ; et de ce fait, disait Korsch, contre la Deuxième et la Troisième internationale. Par ces affirmations, Korsch piétinait toute l’orthodoxie marxiste chèrement maintenue, qu’elle fut allemande ou russe, social-démocrate ou bolchévique.
En 1930, lorsque Korsch revint sur le sujet pour écrire une contre critique, il s’expliqua clairement sur ce qui était advenu. A son insu, il avait été "coupable" de dévier de l’orthodoxie marxiste-léniniste émergente, fondée sur Kautsky et Plekhanov. Ainsi pour les Russes y avait-il une philosophie marxiste matérialiste (donnée dans Matérialisme et empiro-criticisme de Lénine) et aussi une science marxiste qui, selon Kautsky, devait être introduite de l’extérieur au sein du prolétariat par des intellectuels bourgeois (comme exposé dans le Que faire ’ de Lénine). Ainsi ce que Korsch avait pensé être un nouveau et troisième courant au sein du marxisme n’était juste qu’une nouvelle variante idéologique de la vieille orthodoxie marxiste. Les caractéristiques spéciales du bolchévisme étaient un simple reflet des tâches particulières que l’idéologie avait à réaliser dans la Russie sous-développée. La découverte de la nature idéologique de la théorie communiste et l’effondrement de tous les mouvements ouvriers marxistes révolutionnaires affrontés à la contre-révolution impliquaient une réévaluation du marxisme.
Pour Korsch la théorie marxiste était l’expression générale du mouvement révolutionnaire existant. Lors de périodes contre-révolutionnaires le marxisme pouvait être davantage développé dans son contenu scientifique, mais aussitôt que le marxisme était développé comme une pure science séparée de sa connexion avec le mouvement prolétarien, il tendait à devenir une idéologie. Ainsi le lien entre la théorie et la pratique n’avait rien à voir avec l’application d’une science mais signifiait simplement que la théorie était la conscience articulée d’un mouvement révolutionnaire pratique. Ré-établir le lien requérait l’existence d’un mouvement révolutionnaire prolétarien et la purge du marxisme de tous ses éléments idéologiques et bourgeois. Le seul mouvement qui répondait à la description dans
l’Europe des années 30 était le mouvement anarchiste espagnol ; aussi Korsch, tout en continuant son travail sur la théorie marxiste, étudia également Bakounine et le mouvement anarchiste.
Dans son ouvrage de 1923 Korsch avait insisté sur le fait que le marxisme primitif était une continuation, dans un contexte nouveau, de la théorie révolutionnaire de la bourgeoisie, principalement de la tradition idéaliste
allemande. Dans ses Thèses sur Hegel et la révolution de 1930, il revint sur cette question et il réévalua à la fois les théories hégéliennes et marxistes. La philosophie hégélienne n’était pas que la philosophie révolutionnaire de la bourgeoisie ; c’était la philosophie de la phase finale de la révolution bourgeoise et cette théorie révélait ses origines : elle était encore teintée de théorie bourgeoise révolutionnaire, c’est-à-dire de jacobinisme. Ce qui signifiait que la politique marxiste demeurait dans l’orbite de la politique bourgeoise. Comme Korsch le dit explicitement en 1950, dans ses Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui, le marxisme adhère inconditionnellement aux formes politiques de la révolution bourgeoise. La rupture avec la politique bourgeoise n’a été menée que par les mouvements anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, sous la forme d’une rupture avec la politique comme telle.
Seuls ses mouvements étaient encore révolutionnaires en pratique. Pour Korsch, leur importance venait de ce qu’elles maintenaient l’idéal de solidarité de classe au-dessus des intérêts matériels, alors que partout ailleurs celui-ci était sacrifié, et elles se fondées sur l’activité autonome de la classe ouvrière exprimée dans le principe d’action directe.
Quand la guerre civile espagnole éclata en 1936, Korsch soutint les tentatives des militants de la CNT pour introduire l’autogestion ouvrière en opposition avec la
ligne politique des socialistes de droite, des staliniens et des républicains bourgeois. Ce développement d’une position syndicaliste opposée à l’orthodoxie socialiste marxiste était parallèle à une réinterprétation du
marxisme.
Bien que Korsch demeura marxiste, sa vision du marxisme devenait de plus en plus critique. En 1960 il avait complètement rejeté le marxisme comme seule théorie de la révolution prolétarienne et avait fait de Marx l’un, parmi
d’autres, des nombreux précurseurs, fondateurs et promoteurs du mouvement socialiste ouvrier. En 1961 il travaillait sur une étude de Bakounine et croyait
alors que la base d’une attitude révolutionnaire à l’époque bourgeoise moderne serait une éthique que Marx aurait rejeté comme « anarchiste ». Dans ses « Dix
thèses » de 1950 il avait aussi critiqué la surestimation marxiste de l’Etat comme instrument de la révolution sociale et la théorie des deux phases du socialisme qui renvoyait dans un avenir indéfini l’émancipation réelle de la classe ouvrièrei. Ainsi rejetait-il explicitement les éléments du marxisme qui séparaient celui-ci de l’anarchisme.
L’œuvre de sa vie est à la fois une exposition et une critique du marxisme à partir d’une position politique proche de l’anarchisme. Bien que, comme Korsch lui-même l’a montré, le marxisme ne soit pas suffisant pour un mouvement révolutionnaire moderne, une étude du marxisme propre à Korsch permet de préserver les meilleurs éléments de l’héritage du mouvement ouvrier classique.

Bibliographie

GERLACH, Erick : "Karl Korsch’s Undogmatic Marxism," International Socialism, V, 19, Winter 1964/5.
HALLIDAY, Fred : "Introduction" in Karl Korsch, Marxism and Philosophy. (New Left Books edition, 1970).
KORSCH, Karl : Karl Marx, Chapman and Hall, 1938. (Reprinted Russel & Russel, 1963).
Ten Theses on Marxism Today. Translation to appear in Arena 29.
MATTICK, Paul : "The Marxism of Karl Korsch." Survey, 1964, pp 86-97. "Karl Korsch," lnstitut de Science Economique Appliquée Cahiers, Séries 7, Supp. 140, August 1963.

[1mouvement politique de Grande-Bretagne, fortement inspiré par les corporations artisanales, qui préconisait le contrôle ouvrier de l’industrie.

[2Depuis la parution de cet article plusieurs collections d’articles de Korsch ont été publiées en anglais. Voir particulièrement le numéro spécial de TELOS consacré à Korsch et l’anthologie sur Korsch de Douglas Kellner, qui était encore disponible en 1997.- note de CAN.