DOMMANGET, Maurice. 4. La « Lyre des travailleurs »
Lille (France) et Région Nord-Pas de CalaisGand (Belgique)POTTIER, Eugène (4/10/1816 - 1887)ZEVAÈS, AlexandreDEGEYTER, Pierre (Gand, Belgique 8/10/1848 – Saint-Denis, France 26/9/1932) DOMMANGET, Maurice (1888-1976)POF (Parti Ouvrier Français)Chapitres précédents :
Préambule
La "Marseillaise" chant de guerre
Du Second Empire à la Commune
Rouget de Lisle et Eugène Pottier
La "Lyre des travailleurs"
Nous sommes alors en janvier 1888. Cinq mois encore et l’Inter, – comme la nomment aujourd’hui familièrement les ouvriers – sortira de l’obscurité, grâce au compositeur Pierre Degeyter. Elle entrait dans une nouvelle phase de son histoire.
Malgré son grand talent de poète, Pottier n’a jamais été un professionnel de la poésie. De même, Pierre Degeyter, le musicien de l’Internationale, malgré ses capacités musicales ne fut qu’un amateur de musique. C’est ce qui le différencie de Dalayrac, l’auteur de l’opéra Sargines (1788) d’où Rouget de Lisle a pris, sauf une petite ritournelle, les motifs harmoniques de la Marseillaise [1].
Il a fallu le milieu prolétarien et l’ambiance guesdiste du Nord pour donner toute sa plénitude au chant composé par Pottier dans le Paris de la Commune. Il a fallu que sur les vers d’un artisan français, membre de la Ire Internationale, se greffât la musique d’un ouvrier d’usine, d’origine belge, membre de la IIe Internationale. Ainsi, par un concours de circonstances et par une combinaison de lieux admirables, l’hymne de la classe ouvrière mondiale s’est formé sous le triple signe de la Révolution, du Prolétariat et de l’Internationalisme.
Les « gars d’ch’Nord » ont toujours eu un faible pour la musique. Il y a eu, à la fin du XIXe siècle, – comme l’a rappelé Alexandre Zévaès, – toute une pléiade de chansonniers populaires et révolutionnaires à Lille, Roubaix, Tourcoing, Dorignies, etc. Les noms de Jules Delory, Wartel dit G. de Brenne, Capart, Catrice, Lefebvre, sont particulièrement connus. Il est donc tout naturel que la propagande par la chanson ait été fort en honneur dans la Fédération du Nord du P.O.F. (Parti Ouvrier Français), la plus puissante de l’organisation politique guesdiste.
La section lilloise du P.O.F. possédait, en 1888, une chorale La Lyre des Travailleurs qui se réunit d’abord rue de Béthune, puis rue de la Vignette, à l’estaminet de la Liberté, chez Gondin père.
C’était un foyer de bons chanteurs et de bons musiciens : les frères Pierre et Adolphe Degeyter, les frères Henri et César Ghesquière, Gustave Delory, Blondel, Cassoret, etc. Ainsi, Henri Ghesquière, apprécié par ses chants dans les congrès, composa l’une des musiques de Jean Misère et mit un air à l’Insurgé. Son frère César, mort en septembre 1935, à Arnouville-les-Gonesse, était doué, lui aussi, d’une fort belle voix. Cassoret jouait de l’harmonium. Blondel mit l’Internationale en pas redoublé.
Fait à mentionner : trois députés socialistes sortirent de cette chorale : Delory et Henri Ghesquière, aujourd’hui décédés puis Raoul Evrard, qui en fit partie un peu plus tard que les deux premiers, vers 1896.
La Lyre comptait aussi parmi ses membres l’ancien ouvrier fileur, Louis Bergot, fondateur du Syndicat des Textiles et de la coopérative l’Avenir. Il est mort à 83 ans, au mois de novembre 1936. C’est même lui, « moustache relevée, yeux vifs, quelque chose de militaire dans son allure », qui aurait chanté l’un des premiers l’Internationale.
Dans le courant de 1888, on exécutait à la Lyre, Le bûcheron et la Fournaise, Le Forgeron de la Paix, divers hymnes démocratiques et socialistes, ainsi que des couplets locaux. Mais Gustave Delory, le futur maire de Lille, l’âme du P.O.F. dans la région, se souciait de renouveler ce répertoire, tenant surtout à lui donner un caractère plus socialiste. Or, précisément, Delory avait entre les mains les Chants révolutionnaires de Pottier, parus l’année d’avant et qu’il avait rapportés, dit-on, de Pais. Il feuilleta le recueil, y trouva des chants conformes à ses vues mais, malheureusement, dépourvus de musique. Il s’en ouvrit à Bergot et à Pierre Degeyter dans l’espoir de trouver un compositeur. C’est de cette confiance équivalent à une suggestion, que le chant de l’Internationale allait naître.
Jusque-là, les faits sont établis sans contestation possible. Mais, à partir de ce moment, commence la série des versions contradictoires en raison du différend qui opposa devant la justice bourgeoise les deux frères Pierre et Adolphe Degeyter, réclamant chacun la paternité de la musique.
Aujourd’hui, après plus de vingt ans d’un conflit pénible, la cause est entendue. C’est Pierre Degeyter qui est l’auteur de la musique de l’Internationale. Néanmoins, l’animosité des deux clans rivaux et les témoignages plus ou moins entachés de sectarisme, ont compliqué à ce point la question des circonstances dans lesquelles naquit cette musique qu’en renouant un peu plus loin les fils de la trame, nous ne ferons que reconstituer approximativement les faits.
Pierre Degeyter
Pierre Degeyterest né à Gand, le 8 octobre 1848. Son père, ouvrier de fabrique, gagnait cinquante sous par jour pour nourrir huit enfants.
La famille vint à Lille en 1855. Presque aussitôt, le jeune Pierre entra en usine comme petit rattacheur. C’était l’exploitation éhontée de l’enfance. Pour neuf heures de travail on donnait au gamin un salaire de dix centimes, qui monta graduellement jusqu’à un franc.
Pierre, tout le jour enfermé à l’usine, ne peut aller à l’école : il est sans instruction. Mais il a soif d’apprendre. Rentré à la maison, il lit, il étudie, s’orientant plutôt vers les arts. A seize ans, il apprend le dessin aux cours du soir de l’Académie de Lille, ce qui lui permettra de devenir modeleur sur bois. Mais c’est la musique qui l’attire plus spécialement, surtout qu’il est doué – comme ses frères – d’une voix juste et agréable.
Pierre suit les cours du Conservatoire de Lille – qui passe déjà pour le meilleur de la province – de 8 à 9 heures du soir la première année, de 9 à 10 heures la seconde année. Il est élève du cours de solfège de Larseneur et obtient, en 1866, le premier prix de l’Académie de Musique de Lille. Il chante dans les chœurs du théâtre, s’essaie au saxophone, à la basse et à plusieurs instruments à vent. A ses heures, il compose des chansons et orchestre des morceaux.
De retour du service militaire, Degeyter devient militant socialiste et, comme tel, consacre ses loisirs à la propagande. Tout naturellement, il met ses capacités musicales au service de la cause qu’il épouse. Il est trésorier de la musique de la grande coopérative L’Union pendant quatre ans. Il est parmi les créateurs de la Lyre des Travailleurs. Infatigable, il organise des soirées musicales, dirige des orphéons et des fanfares populaires, chante dans les réunions au profit du P.O.F. On l’a vu bien des fois avec son jeune frère Adolphe, ouvrier forgeron, avec son beau-frère Cassoret – qui traîne un harmonium sur une voiture à bras – parcourir les cités et les corons. Le trio exécutait des morceaux, après quoi une quête était faite soit pour des grévistes, soit pour des chômeurs, soit pour la caisse électorale du Parti.
Chapitres suivants :
"L’Internationale" dotée de musique
Lente expansion de "L’Internationale"
L’essor en France de "L’Internationale"
Lent cheminement de "L’Internationale" sur le plan mondial
L’essor mondial de "L’Internationale" après guerre
[1] Georges Quertant, Annales Soc. Cannes, t. IV, 1932 et Chabaud, Annales hist. Rév. Fr., t. XIII, p. 461.