COLSON, Daniel. L’anarchisme ouvrier et la violence extrême (Texte)

Conférence à l’Université Populaire de Lyon

PROUDHON, Pierre-Joseph (1809-1865)DELEUZE, GillesBAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)action directeviolencemarxismenon-violenceJAMES, William (1842-1910). Philosophe pragmatiste américainPhilosophie. PragmatismeBENJAMIN, WalterCOLSON, DanielARENDT, Hannah (1906-1975)SIMONDON, Gilbert (1924-1989)BERGSON, Henri (1859-1941)Société. Conflits CERTEAU, Michel de (1925-1986)WILCKENS, Kurt (Bramsted, Allemagne 3/11/1886 - Buenos-Aires, Argentine 16/6/1923)HOTTOIS, Gilbert (29/3/1946 - )

En résumé, et pour ce qui concerne cette première séquence de la violence propre à l’anarchisme ouvrier on pourrait donc dire ceci :

Comme toute chose, comme tout être, la violence propre à l’anarchisme ouvrier est une violence originaire ou générique, une nouveauté radicale, qui ne s’autorise que d’elle-même dirait Lacan.

C’est pourquoi la violence qui caractérise les mouvements ouvriers à caractère libertaire est toujours une violence entièrement assumée. L’anarchisme ouvrier ne dit jamais "c’est de ta faute si je te frappe ou si je te tue". Il assume entièrement sa propre liberté, l’affirmation de sa propre volonté.

A charge pour lui, du même coup, sans la moindre excuse possible, parce qu’il refuse toute excuse, de montrer comment ses actes, même les plus violents ou les plus étranges sont porteurs ou non d’émancipation, en quoi ils sont porteurs ou non de davantage de joie et de liberté. C’est ce que nous examinerons plus tard : la valeur intrinsèque, la valeur propre, en bon comme en mauvais, sans justification extérieure, des pratiques libertaires, y compris dans les moments de la plus extrême des violences.
Mais il y a ici un point délicat à considérer : la violence de l’anarchisme ouvrier est une violence entièrement assumée, sans restes, sans excuses ou justifications, mais cette violence n’est pas pour autant un acte volontaire ou conscient, un acte calculé.
Voilà ce qui est dur de comprendre, un point où se noue toute l’originalité de l’anarchisme, en particulier dans son rapport à la violence. Ce point on pourrait le résumer ainsi en trois propositions apparemment contradictoires ou paradoxales et sur lesquelles nous pourrons revenir dans la discussion si vous le souhaitez :
1) l’anarchisme assume entièrement ses actes, sans reste, sans préalables ni justifications ; je ne reviens pas sur ce point
2) Mais ces actes il ne les vit pas comme la conséquence d’une prise de décision consciente, volontaire ou voulue, calculée. Il les vit comme un événement, une situation imprévue et imprévisible, inconsciente.
Il les vit comme un autre, comme un autre que soi. Un peu comme lorsque vous vous précipitez au secours de quelqu’un, au péril de votre vie et que l’on vous félicite ensuite, alors que vous expliquez que vous ne savez pas pourquoi vous avez fait cela, que vous n’avez pas réfléchi, que justement, si vous aviez réfléchi vous ne l’auriez pas fait, que vous avez foncé, que ça été plus fort que vous, etc. On peut noter cette autre très belle expression ordinaire : "c’est plus fort que moi" ou, pour ce dont il est question ici, "ça a été plus fort que moi", il fallait que j’y aille, que je fonce, au risque de mourir.
Cet énoncé "ça a été plus fort que moi" est un énoncé philosophique d’une très grande importance, qui vise à dire une idée philosophique essentielle difficile à saisir, et sur laquelle vous allez trouver que j’insiste trop, que je me répète, mais justement parce que c’est une idée difficile et très importante qu’il ne faut pas évacuer tout de suite, sur laquelle, comme beaucoup d’autres idées il faut sans cesse revenir. Revenir sur un idée importante ce n’est pas répéter du même, c’est répéter du différent, voilà ce qu’il faut comprendre, avec Deleuze entre autres, mais aussi avec Manet peignant inlassablement de nouveaux nymphéas. Ici réside la grande idée de Deleuze sur l’éternel retour nietzschéen, pas le retour du même, mais le retour du différent, d’un même qui est sans cesse différent, comme les nénuphars de Manet.
Donc, je suis toujours dans le second point, on pourrait dire que l’anarchisme ouvrier tend sans cesse à assumer des actes qui lui sont radicalement autres, qui s’imposent à lui comme une altérité absolue, comme l’acte de courir au secours de quelqu’un que l’on ne connaît pas, où l’on se risque entièrement, où l’on risque sa vie, ce que l’on ne ferait pas si on réfléchissait une minute, parce qu’il faut agir dans l’instant et qu’attendre ne serait-ce qu’une seconde risque de rendre cet acte inutile, mais surtout parce qu’on réaliserait alors qu’on n’a aucun intérêt, aucune raison raisonnable de risquer sa vie pour un inconnu, pour quelque chose qui ne vous concerne pas et qui va éventuellement entraîner pour vous ses conséquences tout aussi imprévisibles ou trop prévisibles [exemple téléfilm, cette femme qui fait rentrer chez elle un enfant juif au moment de la raffle du Vel d’Iv]. 3)
3) Troisième point, cette altérité absolue de l’acte, cet événement qui nous sort de nous mêmes, produit en même temps un autre soi-même. On devient autre dans cet acte, on découvre en soi des potentialités et des subjectivités impensables et imprévisibles, étonnante, en bon comme en mauvais. On devient un autre soi-même.
Cette analyse un peu difficile, est porteuse d’un grand nombre de conséquences, en particulier sur le terrain de la violence.
Première conséquence. Elle est d’ordre politique, sur le terrain de la philosophie politique. Les actes de violence de l’anarchisme ouvrier n’ont rien à voir par exemple avec les décisions mûrement réfléchies de la lutte armée de certains mouvements anti-colonialistes ou révolutionnaires, comme en Algérie, la veille de la Toussaint 1954 ou à Cuba quelques années plus tard. Ils ne s’inscrivent pas dans un espace et une analyse politiques, à l’intérieur d’une stratégie préalable dont dépendraient ensuite les différentes modalités tactiques, à la façon des appareils politiques et militaires par exemple, à travers une chaîne de commandement, du plus grand au plus petit, du haut vers le bas, du centre vers la périphérie. Parce qu’elle est liée à la révolte, la violence anarchiste vient toujours d’en bas et de partout, de la multitude infinie des situations, du jeu infini des circonstances qui font la trame du réel. Elle vient de la base comme on dit, mais une base sans sommets, à l’intérieur d’une réalité où il n’existe que des bases, que ce soit dans un bidonville misérable ou un bureau présidentiel, là où des secrétaires prennent des notes et des présidents grattent discrètement des démangeaisons d’eczéma. Pour l’anarchisme il n’existe pas de sommets, mais un seul plan de réalité, ou plus précisément une multitude infinie de plans, de bases donc, qui se chevauchent, se confondent, s’ignorent et se contredisent.
Seconde conséquence. Nous venons déjà de la décrire, mais j’y reviens malgré tout. Parce qu’elle vient d’en bas et de partout et qu’elle est liée à la révolte, cette violence revêt toujours les traits de la spontanéité. Elle surgit. Elle n’est pas déterminée, ni par une cause extérieure, on l’a vu, mais pas davantage par un acteur libre qui interviendrait pour poser un acte libre. Elle ne dépend pas principalement de la volonté et de la conscience, pas plus qu’elle ne dépend d’une cause ou d’un déterminisme. La critique anarchiste des causes et du déterminisme que ces causes impliquent n’est pas une justification du libre arbitre supposé, des acteurs pris dans une situation. L’anarchisme récuse toute idée d’agents ou d’acteurs, qu’ils soient présents ou passés, humains ou non humains. Et c’est pourquoi, pour l’anarchisme, la révolte et la violence qui l’accompagne surgissent uniquement des situations et des circonstances, de façon imprévue et nouvelle, spontanément. Si je peux me permettre une formule ordinaire un peu ridicule et réductrice, mais dont on retrouvera le sens ultérieurement, en particulier avec Michel Certeau, on pourrait dire que l’anarchisme ouvrier a pour devise l’idée que "l’occasion fait le larron".
Une formule très intéressante qui renverse l’ordre habituel des choses. Ce n’est pas le larron, le voleur, l’acteur donc, le sujet habituel, le sujet humain, qui fait l’occasion, qui fait la situation. C’est l’inverse. C’est l’occasion qui fait le larron. Le terme "faire" étant à prendre dans toute sa signification. L’identité du larron est "faite" par l’occasion ou la situation où il vole. Si l’occasion fait le larron nous sommes tous des larrons en puissance, et bien sûr une multitude d’autres choses ou d’autres êtres encore, des lâches, de courageux, des calculateurs et des profiteurs, des voyeurs et des jouisseurs du malheur des autres, etc..
Cette occasion, de révolte en l’occurrence, qui fait donc le révolté, cette occasion peut être longtemps désirée, recherchée, mais autrement et par ailleurs, dans d’autres situations, dans les petits groupes affinitaires par exemple, ou dans des syndicats exsangues qui survivent tant bien que mal, à la façon d’espions dormants, en attendant la prochaine grève. Désirée ou non la révolte reste toujours une occasion, c’est à dire, au sens premier du mot occasion, quelque chose qui "advient", un très beau mot aussi riche et donc obscur que le mot révolte. Quelque chose qui "advient" c’est quelque chose qui à la fois "surgit" et "devient", une naissance ex-nihilo en quelque sorte, un point sur lequel nous pouvons nous arrêter un instant.
Pour l’anarchisme ouvrier, la révolte, comme toute réalité, naît donc toujours du milieu des choses, mais sous la forme d’une nouveauté absolue. "Je suis un autre homme" dira notre amoureux, dans sa décision d’arrêter de boire, d’aller travailler et de prendre une douche tous les soirs ; ou encore Proudhon au lendemain des affrontements de février 1848, lorsqu’il prend la décision de dire oui aux événements, de se laisser emporter par eux, de se laisser faire par cette occasion révolutionnaire, si contraire à tout une dimension de sa personnalité mais qui justement le façonne autrement, quelque temps tout au moins, à partir d’autres ressources enfouies en lui, qui expliquaient sa pensée sinon sa vie et qui viennent brusquement, en se réagençant, en se recomposant autrement, transformer et cette pensée et cette vie, un soir de février 1848.
Nous pouvons maintenant revenir à l’histoire et à la nature particulière de la violence anarchiste dont je n’ai presque rien dit. Originaire, cette violence, dans ses multiples manifestations singulières, peut être rapportée à deux pôles contradictoires.
Dans sa plus grande extension, la violence anarchiste s’inscrit dans une longue tradition d’insurrections et de soulèvements ouvriers et populaires que connaît toute l’Europe, mais dont la France est un bon exemple avec six grands soulèvements armés au cours du XIXe siècle et en seulement quarante ans :
 en juillet 1830 à Paris,
 en novembre 1831 à Lyon (la première révolte des canuts),
 en avril 1834 toujours à Lyon (la seconde révolte des canuts),
 en février 1848 à Paris,
 en juin de la même année,
 et enfin en 1871 avec la Commune de Paris.
Un point important à noter, tout aussi contradictoire mais déterminant pour comprendre la violence de l’anarchisme ouvrier. Ces insurrections sont extrêmement meurtrières, 600 morts du côté des seuls insurgés pour la première révolte des canuts à Lyon, 1000 quatre ans plus tard, 5000 morts à Paris en juin 1848. 30 000 morts en 1871 et pour le seul camp des communards. Ces soulèvements sont donc très meurtriers et ce qui est vrai de la France l’est également de l’Italie ou de l’Espagne par exemple. Mais paradoxalement ce caractère meurtrier va de pair avec l’absence de ce que l’on pourrait appeler provisoirement la férocité ou, de façon volontairement naïve, la méchanceté et le caractère haineux et impitoyable de ce qui deviendra ultérieurement des guerres civiles.
Ce qu’il faut bien voir c’est que les soulèvements populaires et insurrectionnels du XIXe siècle dont toute une dimension, certainement la plus importante de la violence anarchiste est issue, ne sont pas des guerres civiles. En gros et principalement, ils opposent l’Etat et le "peuple" (le peuple entre guillemets), c’est à dire pour être plus précis, le peuple des villes, c’est à dire la grande masse des non privilégiés, un peuple qui va des commerçants et des petits bourgeois aux mendiants, en passant par un nombre croissant d’ouvriers. Les guerres civiles, très différentes, viendront plus tard, au cours de la première moitié du XXe siècle et après une scission au sein du peuple que l’on peut observer en France dès la fin du XIXe siècle, avec l’apparition du boulangisme, du nom de ce général qui rallie derrière lui une grande partie de cet ancien peuple révolutionnaire. Le peuple révolutionnaire se coupe alors en deux, en annonçant ainsi, - mais après les prémices du Second Empire français il est vrai -, le développement invraisemblable jusqu’ici, de ce qui allait devenir le fascisme, de Mussolini à Péron en Argentine, en passant par Franco, le nazisme hitlérien et un grand nombre d’autres régimes autoritaires soutenus par une fraction non négligeable du peuple, un peuple de droite et d’extrême droite donc, prêt à se mettre en uniforme et en découdre lui-même dans la rue à travers des affrontements qui se transforment alors en guerre civile.
La violence de l’anarchisme ouvrier s’inscrit donc dans une configuration plus ancienne des conflits au sein d’une même société, non pas la guerre civile, mais la révolution, c’est à dire le soulèvement du peuple contre l’Etat. Ces soulèvements sont effectivement meurtriers. En quelques heures ils font souvent des milliers de morts. Mais en dehors de la répression qui les suit, ces affrontements sont le plus souvent très brefs, quelques jours, on parle alors pour les désigner non pas seulement d’"événements", un terme assez significatif, mais surtout de "journées", les "journées de juin" par exemple pour le second soulèvement de 1848, le plus meurtrier.
Les nombreux morts sont donc le résultat d’une séquence très brève, d’un moment d’exception qui ne laisse pas le temps à une violence extrême ou routinière de s’installer durablement.
Très nombreuses, les victimes de ces soulèvements ont également pour principale caractéristique d’être le résultat de combats de rue et d’un face à face entre le peuple et l’armée, d’une sorte de duel, finalement assez ritualisé au fil du temps et dans son exception même. Un duel relativement égalitaire au regard de l’armement de l’époque (trois ou quatre généraux sont tués au combat au cours des seuls soulèvements de 1848) ; un duel qui tend à exclure en grande partie la violence sordide du plus fort sur le plus faible, des gens armés sur les gens désarmés.
Il faudrait sans aucun doute nuancer et spécifier les circonstances de chaque insurrection, mais aussi de leur moment. La Commune de Paris par exemple annonce sans doute par bien des points en particulier du côté des forces répressives, la cruauté des guerres civiles à venir. Mais en gros, la violence insurrectionnelle dont est issu l’anarchisme ouvrier peut se caractériser ainsi : une violence intense mais très brève et qui, par sa brièveté et ses conditions tend à exclure le caractère dégradant des guerres civiles à venir, s’identifie au seul moment de la révolte, ce moment où aux yeux de tous, le bien et la justice sont toujours du côté des révoltés. Comme le disait très justement un slogan des maoistes au début des années soixante-dix, pendant leur brève phase anarchiste : "on a toujours raison de se révolter !".
A cette première caractéristique insurrectionnelle, du côté du plus grand donc, à l’échelle d’une ville, d’une région ou d’un pays, et sur laquelle nous pourrons revenir dans la discussion, il faut joindre une autre caractéristique beaucoup plus nouvelle, du côté du plus petit cette fois, et qui constitue sans doute la spécificité de l’anarchisme ouvrier, son invention propre, mais aussi l’élément déclencheur des violences ultérieures, la première séquence des cycles de violences qui accompagnent les différentes expériences des mouvements ouvriers à caractère libertaire. Comme la révolte insurrectionnelles, il s’agit également d’une violence originaire ou première, mais le plus souvent minuscule et insignifiante du point de vue des actes, un peu à la façon de l’élément déclencheur de la révolte du cuirassé russe Potemkine, la protestation, les cris et le refus de consommer de la viande avariée, mais aussi l’élément déclencheur de la plupart des conflits sociaux en France avant 1914 par exemple. Par chance, et parce qu’ils étaient très inquiets, les pouvoirs publics français tenaient, via les préfets et les services de police, une comptabilité et un descriptif très précis des conflits sociaux, de leurs causes, du nombre d’ouvriers concernés, etc.. Et nous disposons ainsi d’un matériel très riche sur ces conflits, en particulier sur les raisons de leur déclenchement.
Pour ma part je me suis plus particulièrement intéressé à la métallurgie et à partir d’une région précise : le bassin industriel de Saint-Etienne. Cet examen est donc partiel et il exigerait un grand nombre d’autres investigations. Mais dans ses limites il fournit une précieuse indication sur la montée en puissance des revendications ouvrières à la veille de la guerre de 1914, et sur la nature de cette puissance montante dans tous les pays industrialisé, une puissance qui devait connaître son zénith quelques années plus tard, avant d’être détruite par la crise économique et les différentes réactions fascistes. Plus des deux tiers des conflits sociaux, dans la métallurgie, sont des conflits d’autorité, donc des conflits interpersonnels et très restreint ou minuscules au départ, et qui concernent généralement les rapports avec les contremaîtres et les chefs d’équipe. Je ne développerai pas ce point mais une remarque est nécessaire ici.
Ces conflits d’autorité, à l’origine de la plupart des grèves dans la métallurgie au cours des années précédant la guerre de 1914, ne s’expliquent pas d’abord par de simples problèmes psychologiques. Dans ce cas, et entre autres raisons, on les trouverait à toutes les époques et dans tous les secteurs industriels. Or ce n’est pas le cas.
Ils sont très circonscrits, à une branche industrielle peut-être, il faudrait vérifier, mais surtout à un moment précis. Ces conflits d’autorité, on peut également en trouver les conditions dans l’organisation de la production, telle qu’elle existait à cette époque. Mais, avec beaucoup plus de certitudes ils tiennent d’abord à un rapport de force général entre le mouvement ouvrier et le patronat et les pouvoirs publics. Chaque incident aussi minuscule qu’il puisse être est lié à un rapport de force général qui le rend possible et qu’il exprime tout entier dans sa singularité et son caractère minuscule. C’est ce qu’il faut bien voir : chaque incident, aussi dérisoire qu’il soit, implique le tout, dans ses conditions de possibilités, je peux regarder un contre maître dans les yeux parce que je m’adosse à un vaste mouvement collectif, même en partie mythique dont le contremaître en question n’ignore rien, mais aussi parce que cet incident prend aussitôt une signification symbolique et matérielle disproportionnée par rapport à ce qu’il est et dont ses risques de contagion ou de généralisation sont le meilleur signe.
Comme le montre la documentation, le gros problème des services de police et de la préfecture, c’est d’empêcher ces conflits initiaux et minuscules, mais très nombreux et particulièrement contagieux, de s’étendre aussitôt et d’embraser l’usine toute entière, mais aussi les usines voisines et finalement l’ensemble du bassin industriel. Ce que chaque conflit tend alors effectivement à produire, en raison de la concentration et de la proximités des usines, de la grande fluidité de la main d’œuvre la plus qualifiée, par exemple les fraiseurs et les ajusteurs, qui passent d’une usine à l’autre, et surtout de l’action très efficace des nombreux syndicats d’alors, animés dans leur quasi totalité, pour la métallurgie tout du moins, par une nouvelle et tout aussi nombreuse génération de militants anarchistes souvent très jeunes.
Cette violence ou cette révolte originaires que l’anarchisme ouvrier théorise et apprend à développer, se limite donc d’abord et le plus souvent à des incidents et des actes très réduits mais qui tendent tous à arrêter ou perturber le jeu apparemment bien huilé de la reproduction sociale : dire non, se croiser les bras, arrêter de travailler, réclamer une pause, jeter son marteau sur le sol ou tout simplement, dans certain cas, regarder dans les yeux son contremaître, son patron ou son propriétaire.
Je voudrais souligner ici deux points qui me semblent importants. Le premier porte sur le contraste entre le caractère limité de cette multitude d’actes de révolte, d’insoumission ou d’insubordination et l’intensité de la violence qu’ils impliquent, du côté de ses auteurs comme du côté des agents de la reproduction des rapports sociaux. Il faudrait pouvoir mesurer ici la quantité d’énergie que mobilise le simple fait de dire non dans des interactions qui, de leur côté, mobilisent également chaque fois la totalité de la puissance physique et symbolique de l’ordre existant. Et il faudrait également évaluer non pas les conditions générales, mais l’effet d’ensemble de tous les événements qui rendent possible ces minuscules actes de révolte.
C’est vrai pour chacun d’entre nous, aujourd’hui dans un contexte différent et qui risque de nous faire oublier les conditions sans aucun doute beaucoup plus dures des rapports de travail, des rapports hiérarchiques et des rapports de classe propres aux débuts de l’industrialisation. Se révolter, même de façon et pour des choses insignifiantes, très limitées, dans une usine comme dans une famille, et quelques soit les conditions favorables, implique soit une immense violence sur soi-même, soit, lorsque ça explose comme on dit, une immense violence accumulée au sein même des relations qui explose. Mais cette violence, du côté de la révolte et du révolté, se double aussitôt d’une autre violence tout aussi intense du côté des agents de l’ordre ou de la reproduction de l’ordre, le mari, le contremaître, le policier, etc.. : une violence à la hauteur d’une transgression qui, aux yeux des tenants de l’autorité et de l’ordre, est vécue sur un registre aussi intense que le blasphème religieux, sous la forme d’une remise en cause radicale de l’ordre du monde.
Le second point que je voudrais souligner est plus général et d’un autre ordre (si on peut dire). Cette forme de révolte qu’invente et que théorise l’anarchisme ouvrier permet de comprendre en partie le concept d’action directe. Regarder son contremaître droit dans les yeux, rester immobile au lieu d’exécuter l’ordre qu’il vous donne où même le tutoyer ou lui dire "je t’emmerde" par exemple, constitue un acte performatif et de rupture qui exclut toute négociation immédiate, tout rétablissement du lien social qu’il vient de rompre et que l’ordre va immédiatement tenter de rétablir : en faisant intervenir le délégué syndical, en disant "il faut discuter", "vous auriez dû en parler avant", etc. Les actes à l’origine d’un grand nombre des conflits dans ce secteur et à ce moment là, sont des actes sans préalable discursif ou formel et, dans le cas des syndicats d’alors, sans étape ultérieure tout aussi discursive et formelle, ce que l’on appelle la "négociation" par exemple. Chaque camp se contente, le plus souvent sans rencontre ni discussion, d’enregistrer les résultats du conflit, lorsqu’il prend fin, plus ou moins vite, d’enregistrer les effets du rapport de forces qui se traduisent également par un acte : le retrait d’un blâme ou d’un licenciement, la mise sur la touche du contremaître, ou, au contraire, la reprise du travail, l’obligation pour le ou les ouvriers concernés de trouver du travail ailleurs, etc.. Les actes ou les événements à l’origine de ces conflits sociaux possèdent certes leur propre justification, intrinsèque à ce qui c’est passé, dans l’interaction immédiate : "c’était la parole ou le regard de trop", mais ils se transforment également aussitôt, sous leur caractère incongru ou dérisoire du point de vue de l’ordre et de la continuité sociale, en une faille dans cet ordre et cette continuité, une faille où s’engouffre ou d’où surgit, on ne sait pas bien ce qu’il faut dire, tout ce dont l’anarchisme ouvrier est alors porteur et qui a rendu possible cet acte de révolte : le refus radical de ce qui est et donc l’affirmation d’un autre monde possible dont le syndicat concerné est l’expression immédiate, avec derrière lui tout un quartier, toute une ville, avec son opinion publique, sa bourse du travail où les grévistes se rendent en cortèges, etc.
Du point de vue de la violence, ce qu’il faut bien voir c’est que dans cette séquence initiale des révoltes minuscules qui forment la trame de l’action ouvrière à caractère libertaire, la violence est extrêmement minime dans son ampleur visible ou ses manifestations physiques ou factuelle, mais elle constitue une charge explosive extrêmement puissante sur le terrain symbolique des rapports sociaux et donc sur le terrain des corps, les rapports sociaux n’existant évidemment pas seulement dans le ciel symboliques des idées sociologiques, mais accrochés à des corps, investi dans des corps, producteurs de corps, heureux, angoissés, euphoriques, intimidés, à l’aise ou mal à l’aise, etc. Cette charge explosive des actes initiaux de révolte, sur le terrain à la fois symbolique et physique des corps est donc le plus souvent presque invisible, imperceptible comme toute charge explosive, avant d’exploser justement et jusqu’à son explosion même, souvent d’abord très limité dans ses premiers effets. Mais la puissance physique de cette charge explosive que possèdent les actes de révolte même les plus minimes est aussitôt perceptible, aveuglante pourrait-on dire, invraisemblables dans ses effets du point de vue des corps, des agencements sociaux et des rouages de la puissance publique : un rapport de police à la préfecture pour un mégot jeté aux pieds d’un contremaître, suivi d’un second rapport du préfet au ministre de l’intérieur sur le même événement, des patrouilles de police autour de l’usine, puis de proche en proche un élargissement du conflit qui, dans la vallée de l’Ondaine, en 1910 et 1911, se traduira par plus de trois mois de grève, d’abord dans une usine, puis dans trois ou quatre autres, puis dans l’ensemble de la vallée, avec la présence de l’armée, la pose de bombes et, finalement, l’incendie de la mairie du Chambon Feugerolle, une des commune de la vallée.
Analogiquement, et pour éviter une analyse trop longue et trop détaillée des actes de révolte de l’anarchisme ouvrier, la violence des conflits sociaux à caractère libertaire pourrait être rapprochée de la situation dans une famille traditionnelle où le fils, face à une énième remarque de son père, se contente de le regarder droit dans les yeux lui aussi, sans rien dire, et déclenche ainsi une crise épouvantable, les cris, les coups, les pleurs, les objets brisés, et éventuellement comme cet été dans la région de Grenoble, le meurtre du père par le fils ou vice versa. Et à condition de préciser que dans le cas de l’anarchisme ouvrier c’est plutôt vice-versa que les choses se passent.


D’où la seconde séquence : la violence invraisemblable et disproportionnée que provoquent cette transgression ouvrière à l’ordre établi. Ce qu’il faut bien voir, et comme le montre ce que nous savons sur les expériences ouvrières à dimension libertaire ou révolutionnaire, c’est en quoi le caractère violent des conflits de classe hier, comme aujourd’hui dans beaucoup de régions du monde, est le plus souvent dû à la réaction de l’Etat et des classes privilégiées. Il y a bien sûr des variantes, suivant les lieux, suivant les moments et suivant le contexte social et politique de tel ou tel pays. Mais ces variantes permettent justement de vérifier comment les formes de violence qui accompagnent le plus souvent l’anarchisme ouvrier sont en grande partie liées à la réaction, - au sens propre de ce mot -, des tenants de l’ordre existant.
L’expérience française, de par sa modération relative, est ici significative, d’autant plus que l’on peut considérer que cette expérience, dans sa dimension positive, a servi partiellement de modèle ou plutôt de matrice à un grand nombre des autres mouvements ouvriers à caractère libertaire, des mouvements où les actes de violence ont parfois été beaucoup plus nombreux, comme en Espagne par exemple.
L’apparition en France, une quinzaine d’années après la Commune de Paris et de ses milliers de morts, d’un fort mouvement ouvrier à caractère libertaire, n’a pas manqué de provoquer de violentes réactions de l’Etat et des classes privilégiées. L’armée tirera plusieurs fois sur des cortèges ouvriers, à Fourmies dans le nord, dans la banlieue de Saint-Etienne et plus tard, en 1909 et dans un autre contexte, à Draveil Saint-Georges près de Paris. Ici et là, le patronat soutiendra et financera, dans le cadre des syndicats dits "jaunes", des nervis prêts à utiliser les moyens les plus extrêmes contre les syndicalistes. Mais dans le contexte républicain de la société française, cette violence répressive de l’Etat et des classes privilégiées restera toujours relativement contrôlée et modérée, en autorisant le développement d’un mouvement ouvrier certes le plus souvent vécu par les tenants de l’ordre, - l’Etat, l’Eglise, et le patronat -, comme une très grave menace, mais paradoxalement d’autant plus dangereuse que cette menace revêt la forme éminemment pacifique d’une contre-société ouvrière de plus en plus puissante avec ses bourses du travail, ses bibliothèques, ses cours professionnels, ses groupes théâtraux, ses dispensaires médicaux, ses services juridiques, mais aussi ses grèves incessantes et la promesse largement prise au sérieux d’accumuler tôt ou tard une force suffisante pour en finir d’un seul coup avec l’ordre établi.
Et c’est ici que nous retrouvons le modèle et la tradition des insurrections du XIXe siècle, mais un modèle et une tradition qui vient après et non plus avant, un modèle insurrectionnel n’exigeant plus qu’un minimum de violence au regard de la puissance de la contre-société qui l’impose. Sous la forme d’une simple grève générale, certes insurrectionnelle, mais au minimum syndical si on peut dire, à la façon des trompettes de Jéricho dans la bible, supposées suffire, par leur nombre et leurs clameurs, à faire tomber les murailles de la ville, presque sans effusion de sang ou à travers des affrontements réduits au stricte minimum.

Très forte intensité et maîtrise, telle est la nature de la violence que le syndicalisme révolutionnaire français contribuera à inventer au tournant du XIXe et du XXe siècles. Une invention et une violence maîtrisée qui bénéficient du contexte républicain de cette période, de la capacité ou de la nécessité pour l’Etat français devenu républicain de maîtriser sa propre violence y compris en raison d’une relative expectative des élites républicaines, voire royalistes, face à une solution ouvrière radicale, redoutée par beaucoup, mais perçue comme possible et comme vraisemblable par ceux qui disposaient alors du pouvoir. Et ceci avant que les tenants de l’ordre établi ne réalisent que leur modération plus ou moins contrainte et forcée, pouvait justement désarmer cette alternative ouvrière radicale, la transformer en simple réformisme et faire de la grève, cette menace longtemps vécue comme mortelle et terrifiante, un simple rituel de la gestion des rapports sociaux.
A contrario, l’exemple de l’Espagne, mais aussi de pratiquement tous les pays d’Amérique latine, montre comment l’extrême violence et la férocité des rapports de classe propres à ces pays sont étroitement liées à la réaction de l’Etat et des classes privilégiées. Contrairement à la France ou même l’Italie, l’Espagne, cléricale et traditionnelle, est dominée par des forces en grande partie issues de l’ancien régime, en particulier sur le terrain de la propriété foncière et sur celui des différents appareils de l’Etat. La bourgeoisie espagnole n’est jamais parvenue, malgré de multiples et de violents affrontements tout au long du XIXe siècle, à s’imposer face aux vieilles classes dominantes, en laissant ainsi face à face en particulier dans les régions les plus industrialisées comme la Catalogne, un mouvement ouvrier en plein essor et un Etat archaïque incapable de la moindre tolérance et du moindre compromis vis à vis de la montée en puissance de ce mouvement ouvrier. La plus petite grève, la moindre revendication tend toujours à provoquer des réactions et une répression certes proportionnées à la peur éprouvée par les classes privilégiées, mais dont les moyens mis en œuvre et l’extrême violence physique qu’ils impliquent sont effectivement sans rapport, du point de vue de la violence, avec les formes d’action du mouvement ouvrier espagnol. Dans chaque conflit social, mais aussi dans un contexte d’extrême misère, en particulier en Andalousie, les tenants de l’ordre, - un mélange ou une alliance d’entrepreneurs modernes, de firmes étrangères et de vieilles classes archaïques -, font immédiatement intervenir la garde civile, un corps militaire brutal et expéditif dans sa manière de rétablir l’ordre, mais aussi des milices et des groupes armés chargés d’intimider et très vite d’ouvrir le feu sur les grévistes ou d’assassiner les militants ouvriers. En Espagne, la moindre grève se termine fréquemment par l’emploi des armes et de nombreux morts. Je n’entre pas dans les détails d’une situation complexe qui explique la montée progressive d’un climat de violence physique inimaginable en France au même moment ; un contexte où l’on retrouve la force pacifique du mouvement ouvrier à la française, avec ses coopératives, ses locaux, ses athénées libertaires, ses groupes théâtraux, etc. mais une force pacifique sans cesse confrontée à la répression et contrainte de se défendre physiquement contre un Etat et des classes privilégiées qui refusent son existence. C’est ainsi qu’au début des années vingt, en particulier en Catalogne, les forces de police et les milices armées du patronat entreprennent d’assassiner systématiquement les militants syndicalistes, même les plus modérés, et la CNT est menacée de disparition pure et simple.
C’est alors que les leaders de la CNT organisent une réunion clandestine, dans les bois, avec un certain nombre de jeunes affiliés, pour mettre en place des groupes armés de défense et répondre par la violence à la violence patronale et étatique. D’où la suite ininterrompue d’affrontements et d’assassinats tout au long des années vingt, en particulier en Catalogne, une violence dont la CNT de Catalogne sortira vainqueur en juillet 1936, avant de disparaître deux ans plus tard dans le cadre de la guerre civile.
On peut donc noter un point important. Il porte sur les atrocités de la guerre civile espagnole dont nous avons déjà parlé. Il est vrai que les nationalistes et le régime franquiste se sont livrés à des assassinats systématiques et planifiés beaucoup plus nombreux que du côté républicain. Au regard d’une enquête qui n’est pas encore complète mais solide, les historiens estiment à 150 000 le nombre de personnes assassinées ou exécutées par les franquistes, et à 50000 les personnes assassinées ou exécutées du côté des républicains. Ces derniers n’ont donc pas manqué d’être également extrêmement féroces. C’est ainsi que pour l’ensemble de l’Espagne, près de 8000 prêtres et religieux ont été assassinés du côté républicain ; et l’anarchisme ouvrier, même s’il était loin d’être seul en cause, a largement participé à ces nombreuses exécutions et assassinats. Mais, pour la Catalogne tout au moins, là où les anarchistes étaient les plus hégémoniques, on ne peut sans doute rien comprendre à cette explosion de violence, largement spontanée mais que l’anarchisme ouvrier a grosso modo cautionnée, sans la situer dans le climat de plus de quinze ans d’affrontements de plus en plus violents, d’assassinats et de contre - assassinats où, pour la Catalogne par exemple, il n’y avait sans doute pas une seule famille ouvrière qui ne comptât, de près ou de loin, quelqu’un d’emprisonné, de torturé ou de tué par la police et les milices patronales.
Je voudrais ajouter ici, une remarque importante. Les historiens montrent bien et à juste titre comment cette montée de la violence physique en Espagne, au début des années vingt, revêt des formes particulièrement archaïques, que l’on retrouve dans la plupart des pays d’Amérique latine. Mais archaïsme et nouveauté étant toujours étroitement confondus, on peut également montrer en quoi cette réponse en grande partie archaïque participe également, en particulier dans le cadre d’une métropole industrielles aussi moderne que Barcelone, d’un mouvement général dans les pays industrialisés, un mouvement réactionnaire (au sens propre du mot réactionnaire), mais un mouvement d’une nouveauté absolue et qui constitue la véritable réponse des sociétés d’alors à l’expansion des mouvements ouvriers à caractère libertaire, en Europe comme dans les deux Amériques. Une réponse violente et réactionnaire qui prendra les formes diverses du fascisme, en Italie, en Allemagne, en Espagne et dans la plupart des pays d’Amérique latine, à l’exception des nations disposant de fortes et anciennes institutions démocratiques, comme la France, l’Angleterre ou les pays d’Amérique du Nord. Et à condition de considérer que la sauvagerie de l’éradication des IWW en 1917 relève d’une forme particulière de la démocratie.
Ce point est important à noter. Dans l’intérêt modéré que les historiens portent aux mouvements ouvriers à caractère libertaire, on insiste beaucoup sur la façon dont le communisme a pris naturellement la suite de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire, et ceci à travers une conception progressiste ou providentialiste de l’histoire, - sous sa forme marxiste -, Une histoire qui devait nécessairement conduire au socialisme à travers des étapes transitoires et nécessaires dont l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire auraient été des brefs moments vite dépassés par le déterminisme et le sens de l’histoire, avec ses poubelles et ses survivances diverses.
L’effondrement du communisme, la disparition des classes ouvrières qui lui correspondaient et la victoire provisoirement éclatante du capitalisme sous sa forme la plus libérale, permettent aujourd’hui de mieux apprécier ce qui c’est passé dans l’entre-deux guerres. Dans cette réévaluation, et du point de vue de l’émancipation ouvrière, le communisme apparaît en grande partie, au moment de sa naissance tout au moins et jusqu’au second conflit mondial, comme une sorte d’épiphénomène qui sanctionnait et qui masquait la défaite ouvrière face aux forces réactionnaires et en particulier face aux diverses formes de fascisme et de régimes autoritaires.
Le communisme naît d’abord sur les ruines et l’échec de la plupart des mouvements ouvriers à caractère libertaire et révolutionnaire, en Espagne, en Italie, en Allemagne et dans la plupart des pays d’Amérique latine. Le communisme c’est d’abord, jusqu’au second conflit mondial, un rêve et des appareils clandestins qui tiennent au mythe, aux moyens et à la logique de fonctionnement du socialisme d’Etat d’URSS, avant de resurgir au lendemain de la seconde guerre mondiale, mais dans un tout autre contexte et d’une toute autre façon, comme force d’encadrement d’une classe ouvrière très différente, une classe ouvrière largement intégrée à l’ordre capitaliste et ayant perdu l’essentiel de ses potentialités révolutionnaires et émancipatrices. Paradoxalement on pourrait dire ceci, que nous retrouverons sans doute dans la discussion, le communisme n’a jamais été lié à des mouvements ouvriers révolutionnaires, sauf pour les combattre comme en Espagne en 1936 ou en Hongrie vingt ans plus tard.

Je sais que la thèse que je soutiens n’est pas très courante, au regard de l’immense rideau de fumée des représentations et des illusions qui ont accompagné le marxisme. Mais je l’affirme de façon volontairement abrupte, pour permettre la discussion entre nous. Cette thèse peut se formuler en trois points qui me serviront de conclusion à la séance d’aujourd’hui :
1 - Premier point. Historiquement les potentialités révolutionnaires de la classe ouvrière se sont toujours identifiées aux mouvements ouvriers à caractère libertaire.
2 - Second point. Ces potentialités révolutionnaires ont été suffisamment importantes et vraisemblables pour être brisées par des contre mouvements ou des mouvements réactionnaires aussi forts et terrifiants que les différentes formes de fascisme et de mouvements populistes autoritaires.
3 - Troisième et dernier point. Le communisme n’est que le symptôme de cette défaite des mouvements ouvriers au cours de l’entre-deux guerres, avant de devenir, plus tard et dans un autre contexte, à la fois l’expression et le garant d’une classe ouvrière intégrée et soumise à l’ordre capitaliste, et à la fois la justification mythique, principalement sur le terrain électoral, d’une menace révolutionnaire morte en même temps que l’anarchisme ouvrier qui en constituait l’expression.
On pourra discuter de tout cela tout à l’heure. A l’appui du point 1 et 2, à savoir l’identification des mouvements ouvriers révolutionnaires à l’anarchisme, mais aussi le face à face entre anarchisme ouvrier et réponse fasciste, face à face où devait sombrer les mouvements ouvriers révolutionnaires ; je voudrais vous indiquer deux pistes de recherche ou deux indices, très restreints mais qui présentent un grand intérêt sur le terrain de la philosophie politique.
Le premier porte sur le point 1, à savoir le caractère libertaire des mouvements ouvriers révolutionnaires. Je vous renvoie tout d’abord à la redécouverte des textes de Walter Benjamin, un essayiste et théoricien allemand de l’entre-deux guerres qui s’est suicidé en 1940. Walter Benjamin participe d’un vaste mouvement intellectuel dans l’entre-deux guerres, en particulier en Allemagne, et principalement parmi les intellectuels d’origine juive, un courant intellectuel que l’on peut qualifier de "marxiste", des marxistes dissidents et atypiques mais indéniablement marqués par le prestige intellectuel du marxisme d’alors, et même si c’était à l’ombre impressionnante et trompeuse, d’un régime russe perçu à tort comme la réalisation imparfaite mais effective de l’émancipation prolétarienne. Avec du recul et au delà de leur habillage marxiste, ces courants intellectuels, de l’école de Francfort à Benjamin, en passant par Marcuse, Reich, Scholem et beaucoup d’autres sont sans aucun doute la manifestation légèrement décalée, sur le terrain des idées, d’une puissance prolétarienne et révolutionnaire à caractère libertaire qui était alors sur le point d’être anéantie et dont ces différents intellectuels exprimaient les potentialités, sur le terrain théorique. Sur ce point je vous recommande la lecture d’un très bon livre écrit par Michael Löwy, un sociologue, membre de la Ligue Communiste et que l’on ne peut pas soupçonner de sympathie excessive envers l’anarchisme. Ce livre s’intitule Rédemption et Utopie, Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Il est paru au PUF en 1988.
La seconde piste de recherche porte sur le point 2, à savoir le face à face tragique entre l’anarchisme ouvrier et les différentes formes de fascisme et de régimes populistes et autoritaires, je vous renvoie ici aux théories philosophiques et juridiques de Carl Schmitt (1888-1985), un théoricien allemand d’extrême droite. Les théories de Carl Schmitt sont en grande partie une reprise inversée de l’anarchisme ouvrier du début des années vingt. Et c’est en ce sens que Carl Schmitt est sans aucun doute le meilleur théoricien des différentes formes de fascisme. Un des textes importants de Carl Schmitt, publié en 1921, au moment de la plus grande force des mouvements ouvriers à caractère libertaire, porte un titre significatif : La dictature : des débuts de l’idée moderne de souveraineté à la lutte des classes prolétarienne. Une discussion apparemment ancienne donc. Mais il n’est sans doute pas complètement indifférent d’observer comment Carl Schmitt, un théoricien allemand d’extrême droite donc, rallié au nazisme, est actuellement une des grandes références théoriques des juristes et des philosophies politiques dominantes, qu’ils soient de droite ou de gauche. Sur Carl Schmitt je vous recommande la lecture du livre de David Cumin, publié au Cerf en 2005 et qui s’intitule Carl Schmitt, biographie politique et intellectuelle. De Carl Schmitt lui- même vous pouvez lire Théologie politique, un livre paru chez Gallimard en 1988 et qui réunit deux textes de Schmitt, l’un de 1922, l’autre de 1970.
Nous pouvons maintenant aborder la troisième séquence de la violence propre aux mouvements ouvriers à caractère libertaire. Nous l’avons déjà abordée partiellement à travers les deux exemples contrastés de l’Espagne et de la France. Il ne s’agit plus cette fois de la violence originaire de ces mouvements, ni de la violence à laquelle ils se heurtent et qui devait finir par les écraser, mais de la façon dont les différentes expériences de l’anarchisme ouvrier ont répondu à cette violence de l’Etat et des classes privilégiées, dans un troisième temps donc, mais un troisième temps largement théorique, qui, dans la réalité, se mélange aussitôt aux deux autres en contribuant à ne former qu’un seul complexe de violence propre aux différentes expériences de l’anarchisme ouvrier.
On a vu la dernière fois comment leur violence première s’inscrivait dans un spectre très large, avec d’un côté la révolte immédiate et localisée dans un atelier, à un établi, une révolte parfois presque imperceptible, sans grands effets physiques le plus souvent, une chaise déplacée parfois, un outil tombé à terre, et de l’autre côté, à l’autre pôle, l’insurrection armée de toute une ville, avec ses barricades et ses milliers de morts. Avec d’un côté la révolte minuscule, relativement pacifique mais sans cesse répétée et supposée capable par accumulation et subversion multiforme de permettre une transformation radicale de la société, et de l’autre côté l’action de tous, brève et violente, dans un affrontement direct avec l’Etat. A ces deux pôles de la violence originaire de l’anarchisme ouvrier correspondent également deux réponses tout aussi contrastées à la réaction de l’Etat et du patronat, deux réponses carrément contradictoires puisque l’anarchisme ouvrier a pu à la fois se réclamer de la violence la plus extrême pouvant aller jusqu’au soulèvement armé, la pose de bombes ou les assassinats, mais aussi d’autre part et en même temps, sinon au même endroit, d’une non-violence tout aussi absolue. Ce terme de non-violence, plus tardif dans sa formulation, ne doit pas prêter à confusion. Comme on a commencé de le voir, cette non-violence libertaire est également très particulière puisqu’elle implique le plus souvent une grande violence symbolique, mais aussi des formes spécifiques de violence physique : à la manière du judo par exemple, en utilisant, en ridiculisant ou en immobilisant la violence de l’autre, en la rendant inopérante ou insensée, par le nombre, les manifestations pacifiques de masse par exemple. Mais aussi et de façon sensiblement différente par inertie cette fois, une violence par résistance passive qui n’a évidemment rien d’incompatible avec la multitude des révoltes et des insolences de tous les jours, avec la désobéissance, la désertion, le refus d’obtempérer, de circuler et bien sûr avec les grèves qui, d’une certaine façon constituent l’exemple même de l’action non-violente, s’arrêter de travailler, se croiser les bras et regarder ses chefs dans les yeux.
Ces deux formes extrêmes de l’anarchisme ouvrier, une violence physique et une non violence également assumées jusqu’à ses plus extrêmes conséquences, si elles ne sont pas d’importance égale, traversent et partagent malgré tout l’ensemble des expériences ouvrières à caractère libertaire. Géographiquement tout d’abord, avec d’un côté les mouvements ouvriers du sud, en gros du monde latin et catholique, en Europe et en Amérique du sud, où la violence physique joue un grand rôle, explicitement assumée et revendiquée comme constitutive du projet anarchiste. Et, de l’autre côté, les mouvements ouvriers du nord, en gros du monde anglo-saxon ou protestant, en Hollande et dans les pays scandinaves par exemple, des mouvements beaucoup plus pacifiques dans leurs formes d’action. Ce découpage est évidemment inégal, les mouvements libertaires du sud étant beaucoup plus nombreux et surtout beaucoup plus puissants, et ceux du nord, plus faibles face au réformisme de la puissante sociale démocratie, et s’attirant donc moins de mesures répressives et n’ayant pas, surtout, à faire face aux enjeux évidemment beaucoup plus dramatiques de l’hégémonie sociale et donc de la question du pouvoir.
Mais l’exemple des IWW, un mouvement ouvrier du nord et du monde anglo-saxon dont nous avons parlé au cours de la première séance, montre bien cependant à la fois les possibilités d’émancipation dont sont porteuses les actions et les tactiques dites non-violentes, mais aussi leurs limites. Parce qu’ils pratiquaient une forme de syndicalisme itinérant, à l’échelle des grands espaces américains, les IWW agissaient toujours ponctuellement et par surprise dans tel ou tel secteur industriel ou agricole, en organisant des grèves et des mouvements de protestation capables de surprendre et de désarçonner l’adversaire, mais sans s’appuyer, comme en France ou en Espagne par exemple sur un réseau serré d’organisations et de pratiques implantées localement et sur une longue période, dans le cadre d’un rapport de forces suffisamment favorables pour autoriser cette permanence et cette visibilité, mais suffisamment durable également pour donner le temps aux adversaires du mouvement ouvrier de s’organiser, de se préparer eux aussi aux affrontements et éventuellement de les anticiper.
Ces conditions géographiques des différentes expériences de l’anarchisme ouvrier sont importantes. La taille mais aussi les grandes plaines des USA expliquent le caractère nomade et itinérant des IWW comme elles expliquent, en Ukraine mais cette fois sur le terrain de la guerre et de la violence la plus extrême, la dimension nomade de l’armée makhnoviste. Ces dimensions de l’espace américain, inconnues en Europe, expliquent également pourquoi des mouvements comme les IWW, mais aussi le mouvement ouvrier brésilien par exemple, on pu développer pour leur compte la plupart des tactiques et des conceptions de l’anarchisme ouvrier, l’action directe en particulier, mais en laissant de côté l’idée si importante en Europe, de grève générale ou de grand soir. Une idée explosive mais pensable concrètement dans le cadre étroit, géographiquement, des nations européennes, là où les explosions produisent de l’effet, mais sans grande signification à l’échelle immense des USA, ni bien sûr et d’une autre façon des centre ouvriers brésiliens de Sao Paulo et de Rio de Janeiro, des pôles de développement libertaires certes permanents mais ouverts sur l’immensité des campagnes et des forêts de ce pays. A chaque région du monde répond ainsi une forme et un devenir propres à chacune des expériences de l’anarchisme ouvrier, y compris sur le terrain de la violence et de la non-violence, ou plus précisément sur le terrain des différentes formes possibles de violence et de leur effets émancipateurs ou non, suivant les situations et suivants le contexte géographique, religieux, économique, etc.
Compte tenu de la géographie mais aussi de la disproportion des rapports de force, la tactique relativement non-violente des IWW était sans doute la seule possible et non sans succès. Je signale que les IWW sont parvenus, avant 1914, à organiser des syndicats dans le Sud profond des Etats-Unis, moins de trente ans après la Guerre de Sécession et cinquante ans avant la fin de la ségrégation raciale, des syndicats composés de Noirs et de Blancs et où les Noirs étaient évidemment très nombreux.
On imagine assez bien le génie et le savoir faire des militants IWW dont les actions annonçaient les mouvements antiracistes ultérieurs, mais sur le terrain social et économique, en doublant ainsi les haines raciales des haines de classe, mais aussi du même coup en trouvant le moyen de briser la frontière de la couleur de peau, en parvenant à associer ouvriers noirs et ouvriers blancs dans un même mouvement d’émancipation. Que ce mouvement des IWW soit parvenu à durer plusieurs années et à devenir une force de plus en plus inquiétante aux yeux des autorités est donc quelque chose d’assez étonnant et à mettre au crédit de formes d’action qui n’avaient sans doute pas le choix mais qui se révélaient très efficaces. Evidemment ça ne devait pas durer et je préfère ne pas vous raconter comment les choses se sont terminées. A la déclaration de guerre des USA en 1917, guerre à laquelle s’opposaient les IWW, l’Etat a basculé franchement du côté des forces nombreuses, dans le sud et dans le nord qui avaient entrepris de briser ce mouvement ouvrier atypique et qui bénéficiait tout à coup de la ferveur ou de la folie patriotique. En quelques mois, les forces associées de l’Etat fédéral, des agences de sécurité du type Pinkerton, des milices patronales et des organisations racistes du sud, anéantiront le mouvement des IWW, au prix de plusieurs centaines de victimes et d’assassinats plus ou moins épouvantables. De ce souvenir traumatisant on trouve des traces dans les films américains, avec Clint Instwood par exemple et un autre film où joue Isabelle Huppert et dont j’ai oublié les références. Mais le mouvement spectaculaire et largement non violent des IWW ne possédait, hélas ! aucun héros solitaire capable d’empêcher leur massacre.
A ce partage géographique de la violence et de la non-violence anarchiste, entre le sud et le nord, les pays latins et les pays anglo-saxons, les pays de tradition catholique et les pays de tradition protestante, il faut joindre cependant une infinité d’autres partages beaucoup plus restreints et fluctuants, suivant la multitude tout aussi infinie des situations et des rapports de forces. Pratiques violentes et non violentes cohabitent parfois dans les mêmes groupements, parfois au sein du même individu suivant les moments et les situations et sous la forme d’une continuelle tension entre ces deux pôles extrême, comme le montre l’exemple de Kurt Wilckens un docker de Buenos-Aires. En 1923, au lendemain d’une longue grève des ouvriers agricoles du sud de l’Argentine, en Patagonie, férocement réprimée et qui avait fait des centaine de morts, Wilckens assassine Varela l’officier qui avait dirigé la répression. Or Wilckens était un non violent et un pacifiste convaincu, un végétarien opposé à la mise à mort des animaux servant à l’alimentation. Avant de tuer Varela à l’aide d’une bombe artisanale et d’un revolver, Wilckens s’était retiré pendant plusieurs mois dans une grande solitude, sans doute pour ne pas compromettre ses camarades, mais aussi pour trouver la force d’accomplir un acte si contraire à ses pratiques et à ses convictions habituelles, mais qui lui apparaissait alors comme impératif et nécessaire, d’une nécessité tout aussi absolue que de respecter la vie, toute vie.
Cet exemple est significatif et nous reviendrons en particulier sur ce retrait ou, - en termes religieux -, cette retraite de Wilckens avant d’accomplir l’irréparable, d’abord pour Varela bien sûr mais pour Wilckens également, arrêté, torturé et abattu sommairement dans sa cellule. Pour l’instant je voudrais souligner deux points :
Le premier porte sur l’apparente incohérence que l’on reproche généralement à l’anarchisme, à sa confusion, à ses divisions, à son imprévisibilité et à sa fâcheuse tendance à passer d’une extrême à l’autre, parfois dans le même instant. Cette incohérence, aux conséquences tragiques mais relativement circonscrites dans le cas de Wilckens et de l’assassinat de Varela, peut prendre une dimension beaucoup plus vaste, à l’échelle d’un projet révolutionnaire qui prétend transformer l’ordre existant et, pour être plus précis, au regard des exigences tactiques et stratégiques d’un tel projet. Ce que les adversaires de l’anarchisme ouvrier ne manquent pas de rappeler et de reprocher à l’imprévisibilité des libertaires.
Je peux donner deux exemples aux conséquences désastreuses par bien des points. En Espagne en 1934, lorsque le syndicat socialiste UGT, hégémonique chez les mineurs des Asturies décide, dans le contexte d’alors, mais également pour des raisons politiques que je laisse de côté, décide donc contre toutes ses habitudes de déclencher un soulèvement armé. L’UGT, consciente de ses faiblesses, contacte sa puissante rivale anarcho-syndicaliste, la CNT, habituée de longue date à ce type d’insurrection, mais qui, réunie en plénum national, une sorte d’assemblée générale des délégués de toutes les régions d’Espagne, décide de ne pas participer au soulèvement circonstanciel de l’UGT. Une décision invraisemblable du point de vue tactique et stratégique, tel que nous pouvons bien sûr le percevoir près d’un siècle plus tard : une partie des ouvriers prenant les armes ; les autres restant chez eux. Mais une décision dont l’absurdité apparente se double aussitôt d’autres absurdités encore plus grandes. Nationalement la CNT refuse de participer au soulèvement, un soulèvement armé rappelons-le et qui fera des milliers de morts, mais la CNT des Asturies et du pays basque, la même CNT donc, mais en même temps une autre remarquons-le, décide elle d’y participer, dans sa région donc, mais alors même que certains syndicats CNT du pays basque et des Asturies, dans telle ou telle localité, décident par contre de ne pas bouger, pas forcément pour suivre les décisions de la CNT nationale, mais d’abord pour des raisons locales qui leur paraissent, à tort ou à raison, comme suffisamment importantes pour prendre une aussi grave décision.
Le second exemple de l’incohérence apparente des mouvements ouvriers libertaires est encore plus tragique. Il est également espagnol, il se situe en 1936, au moment du soulèvement franquiste et il éclaire une nouvelle fois la tension entre pratiques violentes et pratiques non violentes. Alors qu’à Barcelone et en Catalogne, la CNT s’est préparée de longue date comme on l’a vu à cet affrontement en se dotant de groupes armés dits "groupes de défense confédéraux". La puissante CNT de Saragosse, la capitale de l’Aragon, s’y est refusée, tablant sur les vertus beaucoup plus pacifiques et jusqu’ici efficaces dans cette région, de la grève générale, de la paralysie économique qu’elle déclenche dès les premiers soulèvements dans les casernes, mais qui se termine en tragédie face à la violence des forces de droite. La grève générale est brisée et les historiens estiment à cinq ou six mille le nombre des militants et affiliés de la CNT de Saragosse assassinés systématiquement au cours des jours qui suivent le putsch militaire.
Cette imprévisibilité et cette incohérence apparentes des pratiques libertaires, on n’ose pas les qualifier d’anarchiques, car on sent bien justement, du moins j’aimerais vous le faire sentir, qu’elles correspondent justement à une logique et à une cohérence propre, suffisamment particulière pour nous paraître absurde, à nous qui, le plus souvent, mais moins souvent qu’on le croit, fonctionnons dans une logique d’action et de représentation assez nettement différente. Comme le soulignent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, un livre sur lequel nous serons conduits à revenir plusieurs fois, cette différence porte tout d’abord sur le rapport entre l’espace et le temps. Le monde où nous vivons est dominé par le temps, les calendriers, les objectifs à atteindre, les moyens qu’il faut se donner pour les atteindre, les plans de carrière, les plans d’investissement, les crédits à trente ans pour l’achat d’une maison alors que l’on sait que l’espérance de vie moyenne d’un couple ne doit guère dépasser la dizaine d’années, etc. Le monde où nous vivons est dominé par la gestion et la maîtrise du temps, alors que les pratiques et le projet libertaire sont d’abord liés à l’espace, à la géographie disent Deleuze et Gattari, c’est à dire, pour être plus précis, aux situations, aux agencement de forces à un moment et dans un lieu donnés.
Dans son rapport au temps et un peu à la façon des enfants, mais aussi des classes populaires, avant qu’elles ne confient aux banques la gestion de leur argent, l’anarchisme ouvrier privilégie le présent, vit toujours au présent. Non que le passé ou l’avenir ne soient pas présents si j’ose dire dans la façon de vivre des groupes et des individus qui le composent, dans leur façon d’agir et de se représenter le monde, au contraire, comme on l’a vu à propos du modèle insurrectionnel ou des jacqueries paysannes ou encore bien sur l’attente de la révolution et du grand soir. Mais ce passé et cet avenir sont entièrement présents justement, n’existent que dans le présent, dans une attente et une mémoire qui se concentrent entièrement dans le moment présent et dans un lieu précis, hic et nunc comme le disent de puissantes traditions philosophiques, ici et tout de suite, pas demain et ailleurs. D’où l’importance du concept de "situation". La situation, comme son origine étymologique l’indique a d’abord à avoir avec l’espace, le site justement, le local, mais aussi avec le temps. Lorsqu’on dit "la situation est grave", au sens de "l’heure est grave", "il n’y a plus un instant à perdre". Le concept de situation est assez précisément le double théorique de l’expression latine, hic et nunc, ici et maintenant.
[Je voudrais faire ici une remarque. Comme j’attaque parfois le marxisme, je voudrais signaler ici comment, parmi beaucoup d’autres choses précieuses, le marxisme fournit des analyses très intéressantes sur ce que l’on vient de voir à propos de la situation. Ces analyses sont très politiques. Et elles doivent beaucoup à Machiavel et à Clauzwitz. Elles portent sur des concepts comme "conjoncture" ou, plus intéressant, "moment actuel" que seul perçoit l’œil perçant du génie politique ou du général sur le champ de bataille, l’aigle Napoléon à Auzterlitz par exemple, ou César franchissant le Rubicon.
Il est inutile de préciser que la notion anarchiste de situation différe beaucoup de la conjoncture du léninisme et de Lénine ce brillant politique et général. Mais sous sa forme de "moment actuel", de moment clé, de point nodal, cette affirmation selon laquelle un moment, un lieu ou un être concentre en lui la totalité de la puissance de ce qui est, le nez de Cléopatre par exemple, le marxisme met à jour quelque chose de très important pour l’anarchisme. Sauf évidemment que pour l’anarchisme, tout moment, tout lieu et tout être sans exception, sont porteurs de cette capacité à concentrer ou à cristalliser la totalité de ce qui est. ce qui change tout évidemment. Sur ces notions marxiste de conjoncture, de moment actuel et de point nodal, vous pouvez consulter un auteur marxiste très oublié, très criticable, mais très instructif également. Il s’agit de Nicos Poulantzas, en particulier son livre Pouvoir politique et classes sociales, Maspero, 1968.
Nous pouvons revenir à la notion de situation. Cette notion ne se contente pas de lier l’espace et le temps, ou plus précisément de lier le temps à l’espace, à un site, ici. La notion de situation implique également, nécessairement, une dimension vécue et subjective. Toute situation est une situation vécue, mais pas par tout le monde, pas de la même façon et pas avec la même intensité. Quand quelqu’un vous dit "la situation est grave" vous pouvez répondre "qu’est-ce qui est grave ? Quelle situation ?" ou encore "arrêtes, ce n’est pas si grave que ça, tu as perdu ton travail, ton mari t’a quitté mais tu est toujours en bonne santé, tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir" etc. D’un point de vue libertaire, une situation a pour double caractéristique d’être toujours subjective et pourtant d’entraîner dans cette subjectivité la totalité de ce qui est pour celui qui l’éprouve. Ce que le "tout de suite" du hic et nunc dit bien, en convoquant toute chose, de suite, ici. Mais que l’on retrouve dans un grand nombre d’autres expressions courantes, par exemple "un seul être vous manque la terre est dépeuplée", etc. D’un point de vue anarchiste toute situation est une situation vécue qui attire à elle la totalité de ce qui est sur le double registre du temps et de l’espace, à la façon de Lamartine sur le lac du Bourget, s’écriant - "au temps suspend ton vol" - lorsque l’instant et donc la situation présente, par son intensité et à la façon des poètes, concentre en eux tout le passé et tout l’avenir bien sûr, mais aussi la totalité de ce qui est, l’eau du lac, la France, l’Europe, le monde et l’univers tout entier en cet instant et ce lieu précis, un soir d’été de 1817.
Ce n’est pas le moment de considérer ce point. Mais les lecteurs de Saint Augustin n’auront pas manqué de remarquer comment, sur le terrain du temps, l’incohérence apparente des pratiques et de la politique de l’anarchisme ouvrier a étroitement à voir avec la réflexion philosophique de ce Père des Eglises chrétiennes, mais aussi avec un puissant courant philosophique, des épicuriens à Bergson. Sur saint Augustin, un saint Augustin qui au lieu de s’en remettre à Dieu du temps qui passe, déciderait d’arrêter le temps je vous renvoie ici au premier volume de Temps et Récits de Paul Ricoeur (Seuil) [1]. Je vous rappelle également que plusieurs témoins ont attestés avoir vu sur plusieurs points de Paris, pendant les journées de juillet 1830, des émeutiers tirer sur les horloges. Pour la pensée contemporaine je vous renvoie aux conceptions hédonistes de Michel Onfray ou encore, sur un terrain plus sociologique, au livre déjà ancien de Michel Maffesoli, mais de loin son meilleur livre, La conquête du présent, au PUF. Nous n’avons pas le temps de développer.
Cette vie au présent de l’anarchisme ouvrier, cette perception de chaque instant vécu comme étant unique, à inventer et à créer, on voit bien sa cohérence sur le terrain de l’art par exemple, sur le terrain d’un certain nombre de courants de la philosophie mais aussi et c’est peut-être le plus important sur le terrain de la vie de tous les jours, de la vie réellement vécue pourrait-on dire, là où il faut bien sans cesse se déterminer au présent, se lever le matin, s’occuper des enfants, se préparer à aller au travail, penser à son rendez-vous amoureux de l’après-midi, etc. Mais en quoi cette vie au présent peut-elle prendre sens sur le terrain politique, sur le terrain de la philosophie politique ?
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les pratiques et les représentations politiques de l’anarchisme ouvrier ne sont pas pour autant complètement démunies sur le terrain de la pensée politique, là où pourtant elles apparaissent les plus illogiques et les plus déraisonnables, comme on l’a vu pour l’Espagne, en 1934 et en 1936. Elles disposent en effet d’un principe politique d’une grande clarté et dont on ne devine pas tout de suite les conséquences dévastatrices du point de vue de cette raison très particulière que constitue la raison politique. Ce principe politique anarchiste on pourrait le formuler ainsi : "la fin est entièrement contenue dans les moyens".
Dans ce principe, - "la fin est entièrement contenue dans les moyens" -, on peut éventuellement reconnaître ce que l’on accorde parfois à l’anarchisme, son souci d’introduire dans la politique une forme de moralité. En effet dire que la fin est contenue dans les moyens, revient à récuser un autre principe politique que l’on prête trop facilement à Machiavel, et qui affirme que la fin justifie les moyens, que l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, ou que la révolution n’est pas un dîner de gala comme disait le président Mao. On peut même, à la rigueur, au delà de sa dimension morale, reconnaître à la formule anarchiste de la fin contenue dans les moyens, une portée critique non négligeable du politique, en montrant comment, dans la justification des moyens par la fin on admet une sorte de vases communicants entre le bien et le mal et ceci de deux façons : d’une part en admettant que plus la fin est élevée plus les moyens peuvent être abominables puisqu’ils se justifient de cette fin, d’où l’inquisition par exemple, ou les purges staliniennes ; en admettant d’autre part que cette abomination des moyens est d’autant plus longtemps tolérable que la fin est élevée, puisque cette fin dans sa grandeur extrême devient inaccessible, sous la forme du paradis ou du communisme par exemple, en justifiant ainsi indéfiniment des moyens inverses à cette fin et qui tirent leurs horreurs et leur éternité bien réelles d’une justification toujours à venir, à la fin des temps.
Mais à sa manière toujours excessive, l’anarchisme ne se contente pas de dire que la fin est contenue dans les moyens, en autorisant ainsi une politique modérée, avec des fins pas trop élevées pour que les moyens ne soient pas trop abominables, et des objectifs pas trop lointains pour que l’on puisse toujours les rapporter aux moyens mis en œuvre pour les atteindre, à la manière du calcul économique ou utilitariste : combien ça va me coûter ? Pour quel profit ? Et dans combien de temps ? L’anarchisme ne se contente pas d’un équilibre relatif entre la fin et les moyens. Il ne se contente pas de dire que la fin est contenue dans les moyens, plus ou moins, suivant le degré de moralité ou d’intérêt bien compris. L’anarchisme dit autre chose. Il dit que la fin est entièrement contenue dans les moyens. Et cet entièrement change tout.
En disant que la fin est entièrement contenue dans les moyens, l’anarchisme ouvrier ne se contente plus de moraliser ou d’humaniser la politique, il la fait exploser et, avec elle, l’ordre existant lui-même dont la politique est seulement l’expression la plus visible : penser avant d’agir, calculer et mesurer les risques, les gains et les pertes, etc.. Dire que la fin est entièrement contenue dans les moyens c’est tout simplement affirmer qu’il n’y a plus de moyens, qu’il n’y a que des fins, que tout est fin, pas demain, après demain ou à la fin des temps, mais maintenant, tout de suite, dans la situation actuelle, dans l’acte en train de se faire et de se défaire ou de se transformer, dans le moment présent, puisque pour l’anarchisme il n’existe que le moment présent, un moment présent toujours singulier et qui porte et répète en lui-même la totalité du passé et la totalité de l’avenir, la totalité de ce qui est.
Je n’ai pas le temps d’illustrer par des faits et surtout par des textes, le caractère intempestif et déconcertant du rapport à l’action politique de l’anarchisme ouvrier. Mais de façon abrupte on peut aussitôt saisir sa signification philosophique dans la façon dont Gilbert Hottois, un philosophe des sciences et des techniques, commente l’œuvre de Gilbert Simondon dont nous avons déjà parlé (G. Hottois, Simondon et la philosophie de la "culture technique", De Boeck Université, 1993, les citations que je vous en donnerai sont tirées du chapitre VI, pp 109 et suivantes). Dans l’angoisse et le désarroi qui l’animent, ce commentaire pourrait aussi bien s’appliquer à l’anarchisme auquel Hottois rapporte d’ailleurs directement la pensée de Simondon.
Voilà ce que dit Gilbert Hottois dans un style un peu compliqué mais très beau et très perspicace. Je le commenterai au fur et à mesure. Mais auparavant et, paradoxalement pour nous aider à comprendre ce que dit Hottois, je vous rappelle la définition que Deleuze et Guattari donne de l’anarchie, une définition encore plus énigmatique, mais pour laquelle il ne faut pas vous décourager, que certains d’entre vous ont déjà noté l’année dernière mais qu’ils peuvent renoter, à part, en exergue ou comme résumé de tout le cours de cette année. Deleuze et Guattari définissent ainsi l’anarchie : "l’anarchie, cette étrange unité qui ne se dit que du multiple" (Mille Plateaux, p. 196). Vous pouvez noter ou garder en mémoire cette définition. Elle permet d’éclairer tout ce que nous avons vu et tout ce que nous allons voir dans le cours, et, présentement, ce qu’engoissé et désespéré, Gilbert Hottois dit de Simondon.
Je le cite : "à l’arrière-plan de la scène simondonienne" nous dit Hottois, on peut noter cette idée "d’arrière plan", très judicieuse, "à l’arrière-plan de la scène simondonienne" donc, on trouve deux choses contradictoires.
1 - On trouve tout d’abord, je cite Hottois,

"une pensée de la désunion, de l’éclatement [..] du temps et de l’être".

On trouve un

"univers éclaté, merveilleux et terrible, sans principe et sans foi, ou à infinité de principes et de fois".

On trouve un monde

"éclaté en monades et instants".

On trouve une

"anarchie absolue des singularités et des ruptures, que la pensée [..] ne peut plus lier sérieusement, sinon [..] analogiquement dans tous les sens ou selon n’importe lequel" [2].

Cette première caractérisation de la pensée de Simondon n’appelle pas de longs commentaires. Sous son aspect catastrophique et désolé, - car Hottois prétend bien d’abord montrer les très graves dangers où risque de conduire la pensée de Simondon -, on y retrouve, en quelques mots, un grand nombre des principaux concepts de la pensée libertaire : anarchie bien sûr, mais aussi monade, instant, singularité, infinité des principes, rupture, analogie, pluralité et caractère aléatoire du sens, etc.. On y retrouve également, sur le terrain des expériences historiques cette fois, les exemples donnés plus haut, mais aussi cette façon dont les différents mouvements ouvriers à caractère libertaire vivent chaque événement comme une situation unique, dans l’indifférence absolue pour l’ailleurs ou l’avant et l’après, une situation unique où tout se joue dans l’instant présent, cet instant fût-il limité à "une seconde" comme le déclare Neno Vasco, un leader du mouvement ouvrier brésilien à Sao Paulo, dans un article de 1913 [3]. Comme vous l’aurez compris on y retrouve enfin la seconde partie de la définition que Deleuze et Guattari donnent de l’anarchie. On retrouve le multiple.
2 - Mais à l’arrière plan de la pensée simondonienne et de son éclatement effrayant, de son absence de principe et de foi, de son anarchie infinie et terrifiante, Guy Hottois met à jour un autre danger, un danger inverse mais tout aussi redoutable que l’éclatement ou la désunion à l’infini, des êtres et des moments. Chez Simondon on trouve, je cite Hottois, "une philosophie [..] de la sur-unité rayonnante et jaillissante". A l’éclatement et à la dispersion absolus de ce qui est répond ainsi une concentration et une unité tout aussi absolue, une "pensée du centre rayonnant" nous dit encore Guy Hottois, une "sur-unité sursaturée de l’être originel".
Ce n’est pas par inattention ou par exagération qu’Hottois reprend ainsi un modèle qui pourrait aussi bien ou beaucoup mieux s’appliquer à la cosmologie, à la naissance de l’univers, au big bang, à cette concentration de tout ce qui est en un seul point sursaturé de l’énergie de tout l’univers et qui explose dans une multitude infinie d’étoiles, de planètes, de galaxies, d’étoiles naines et autres trous noirs, avant peut-être de se replier sur lui-même et de se redéployer autrement, à la manière de la retraite où le pacifiste Wilckens a retrouvé la force de se transformer en justicier, de ressurgir de sa boite sous la forme d’un démon ou d’un justicier, et de tuer le tortionnaire Varela. Ce que Hottois reproche à Simondon c’est justement d’inscrire le devenir humain, l’histoire humaine dans un processus qui inclut tout ce qui est, et dont l’humanité n’est qu’une infime partie : une partie de la vie biologique mais aussi de la vie minérale et finalement de la vie de l’univers tout entier. Je cite de nouveau Hottois. Ce qu’il reproche à Simondon mais dans des termes excellents du point de vue de Simondon, c’est de penser l’aventure humaine sous la forme, je le cite, d’un simple "rayon de l’être", un éclat fugitif de ce qui est, un tout petit rayon pourrait-on dire, s’il ne portait en lui-même la totalité de ce qui l’a produit. Pour Simondon, l’aventure humaine serait donc un simple "rayon de l’être", sans cesse invité, ajoute Hottois "à retourner à la sur-unité sursaturée de l’être originel", à l’intérieur donc d’un mouvement d’éternel retour où l’accomplissement anthropologique de l’humanité n’aurait pas, je cite de nouveau Hottois "d’autre avenir que le revenir à l’être comme à un centre qui rayonne et que l’on rejoint en s’éteignant" [4]. On peut faire une remarque sur ce très beau commentaire de Gilbert Hottois. On comprend son angoisse face à l’analyse de Simondon, une analyse à laquelle Hottois n’ose pas croire, dont il cherche à dédouaner Simondon, en parlant d’arrière plan de la scène simondonnienne. Mais il n’y a pas besoin d’être un grand philosophe pour saisir en quoi c’est évidemment Simondon qui a raison. Grâce aux progrès de la physique et de la cosmologie on sait bien que l’humanité n’est effectivement qu’un simple rayon de l’être, un instant et un point minuscule dans l’histoire de l’univers, un instant et un point qui effectivement, et comme le dit Hottois, "reviendront à l’être", comme chacune de nos vies, reviendront "à un centre qui rayonne et que l’on rejoint en s’éteignant".
Pour ce qui nous occupe ici, l’intérêt des remarques de Gilbert Hottois consiste à éclairer un grand nombre des points que nous avons déjà examinés. Nous retrouvons plus particulièrement ce que nous avons dit sur le tout et le rien, sur le fait que le rien de l’anarchisme est lié au tout, à trop de choses, à une infinité de choses qui empêche que quelque chose apparaisse, où le rien s’identifie à la totalité du chaos. On peut en effet souligner la contradiction non pas incohérente mais très fructueuse de ce que dit Hottois, puisqu’il reproche à Simondon, à la fois, parce qu’effectivement c’est la même chose, de dissoudre et de disperser ce qui est dans, je le cite "l’anarchie absolue" d’un "univers éclaté" et, en même temps, puisque c’est la même chose, de le concentrer je le cite de nouveau dans une "sur-unité" forcément sursaturée au regard de l’anarchie et de l’infinité des éclats de cette sur-unité. On retrouve également, partiellement, la définition que Deleuze et Guattari donnent de l’anarchie, cette étrange unité qui ne se dit que du multiple. Je ne peux pas me lancer dans une présentation détaillée de tout ce qui, chez Simondon, justifie l’angoisse de Guy Hottois. Et je ne peux qu’en indiquer une des thèses principales. Chez Simondon comme dans l’anarchisme tout est donc éclaté et désuni, "dispars" dit Simondon, mais paradoxalement, cet éclatement et cette désunion qui rendent la vie si chaotique, tiennent au fait que chaque événement et chaque situation portent en eux-mêmes la totalité de ce qui est, sous un certain point de vue dirait la monadologie, cette totalité d’où ils sont sortis, où ils retournent et qui tend sans cesse à produire d’autres événements, d’autres situations, à la fois semblables et radicalement différentes. Pour Simondon, on pourrait dire que le modèle de l’univers et de son big bang, s’applique à toute chose qui, vivante ou non, surgit et meurt, en emportant avec elle la totalité de ce qui est. Et pour Simondon comme pour l’anarchisme, le secret de la vie et de la subjectivité tient très précisément à cette tension insupportable entre le caractère fini et circonscrit de tel ou tel événement, de telle ou telle situation, de tel ou tel être, - nous en ce moment dans cette salle - , et la dimension infinie de ce que ce moment concentre et cristallise, ici et maintenant : notre vie, l’avenir de la planète et de l’univers, le sens de la vie, etc.. D’où le fait que tout événement ou toute situation tend sans cesse à exploser littéralement sous l’effet de cette tension, à se transformer aussitôt et sans cesse en autre chose, en d’autres événements, en d’autres situation. Un peu à la façon de quelqu’un qui tombe amoureux comme on dit, follement, qui joue et cristallise sa vie dans cet amour, ce "rayon de l’être" dirait Hottois, au point de se marier par exemple, qui pense que la terre est dépeuplée si l’être aimé disparaît, mais qui découvre assez vite que la terre n’est pas si dépeuplée que ça, et qui se demande pourquoi un seul être devrait répondre à la multitude infinie et contradictoire des désirs que le coup de foudre avait un instant subjugué, mais qui sont toujours là, de façon plus ou moins latentes au fond de soi, et qui resurgissent plus ou moins vite : désir d’aller jouer au tiercé le dimanche matin, de bien manger quitte à prendre du ventre, de retrouver ses copains et surtout de constater que le monde est toujours peuplé d’une multitude de femmes dont rien ne nous dit qu’elles ne seraient pas plus à même, chacune dans sa singularité, de faire vibrer cette puissance surabondante de désirs que l’on porte en soi. Lorsqu’à propos de Simondon, Hottois parle de "sur-unité rayonnante et jaillissante", il vise cette certitude d’une part que chaque événement, chaque situation sont porteurs d’une multitude de possibles, d’autre part que chaque événements et chaque situation, c’est à dire parfois ou souvent, une seconde, un simple battement de cil, repart toujours de tout ce qui est, recommence à zéro comme le chantait Edith Piaf, mais au sens où ce zéro est synonyme d’infini, est porteur de tous les possibles.
Hannah Arendt qui perçoit souvent avec acuité ce que, par ailleurs, affirment Simondon et l’anarchisme, en particulier en parlant des brèches ou des failles de l’histoire, reprend un passage des évangiles chrétiens ou de la cérémonie de Noël et lui donne une portée philosophique tout à fait intéressante : "Un enfant nous est né" dit le texte chrétien et Arendt le reprend à son compte en montrant la charge extraordinaire de cette phrase. Un enfant nous est né, le nous est essentiel. Ce n’est pas "un enfant est né", cet énoncé platement objectif et que l’on peut répéter à l’infini vu le nombre des enfants qui naissent dans le monde. Mais en disant "un enfant nous est né", tout change car le nous introduit la subjectivité dont nous avons parlé la semaine dernière. Un enfant nous est né et tout recommence pour nous, tout repart à zéro ou plus précisément tout repart aux origines, aux origines de tout, comme le pense Simondon dans sa théorie de l’individuation, mais comme le pense aussi l’anarchisme à propos de tout événement émancipateur, et comme le montre bien Gilbert Hottois, même si c’est pour s’en inquiéter. Pour Hottois, la pensée de Simondon est donc une pensée de l’unité et du multiple, une pensée où le multiple naît de l’unité, mais d’une unité explosive, d’une sur-unité, d’un trop plein de possibles, d’une "surabondance" de possibles disent William James et le courant philosophique américain que l’on désigne du nom de pragmatisme et sur lequel nous pouvons nous arrêter un instant, pour nous reposer des visions effrayantes de Simondon.
Le pragmatisme est un courant philosophique et sociologique des Etats Unis que la sociologie française a découvert ou redécouvert depuis quelques années et que de nombreux chercheurs américains mettent directement en relation avec la pensée libertaire. Je vous signale les trois noms les plus importants de ce courant philosophique : William James (1842-1910) ; Charles Pierce (1839-1914) ; et John Dewey (1859-1952). Comme première approche de ce courant et de ses liens avec la philosophie européenne, je vous recommande un texte de Bergson intitulé "Sur le pragmatisme de William James. Vérité et réalité". On le trouve dans un recueil de textes de Bergson paru sous la titre La pensée et le mouvant. Ce texte de Bergson a servi de préface à la publication en français, en 1913, d’un des principaux livres de W. James, toujours disponible me semble-t-il, intitulé Le pragmatisme. Dans ce texte Bergson formule bien en quoi consiste cette surabondance du multiple propre au pragmatisme, une surabondance de la vie qui permet de comprendre la "sur-unité rayonnante et jaillissante" dont parle Hottois. Voilà ce que dit Bergson avec sa simplicité habituelle mais si difficile à obtenir :

"Tandis que notre intelligence, avec ses habitudes d’économie, se représente les effets comme strictement proportionnés à leurs causes, la nature qui est prodigue, met dans la cause bien plus qu’il n’est requis pour produire l’effet. Tandis que notre devise à nous est Juste ce qu’il faut , celle de la nature est Plus qu’il ne faut , - trop de ceci, trop de cela, trop de tout

[parenthèse, un peu comme le duc de je ne sais plus où qui disait à
Mozart qu’il y avait trop de notes dans sa musique ; je continue le texte de Bergson]

"La réalité, telle que James la voit, est redondante et surabondante. Entre cette réalité et celle que les philosophes reconstruisent, je crois qu’il eût établi le même rapport qu’entre la vie que nous vivons tous les jours et celle que les acteurs nous représentent le soir, sur la scène. Au théâtre, chacun ne dit que ce qu’il faut dire et ne fait que ce qu’il faut faire ; il y a des scènes bien découpées ; la pièce a un commencement, un milieu, une fin ; et tout est disposé le plus parcimonieusement du monde en vue d’un dénouement qui sera heureux ou tragique."

[mais la vie ou plus précisément la réalité n’est pas un théâtre, (là c’est moi qui parle), la vie n’est pas un spectacle comme on tente de nous le faire croire, le spectacle de la famille heureuse prenant sa ricorée le matin, le théâtre de la politique, etc.. Je reprend la citation de Bergson :

Mais dans la vie, il se dit une foule de
choses inutiles, il se fait une foule de gestes superflus, il n’y a guère de situations nettes ; rien ne se passe aussi simplement, ni aussi joliment que nous le voudrions ; les scènes empiètent les unes sur les autres ; les choses ne commencent ni ne finissent ; il n’y a pas
de dénouement entièrement satisfaisant, ni de geste absolument décisif, ni de ces mots qui portent et sur lesquels on reste : tous les effets sont gâtés. Telle est la vie humaine. Et telle est sans doute aussi, aux yeux de James, la réalité en général" pp. 268-269

J’ajouterai seulement une remarque à ce que dit Bergson, une remarque en faveur du théâtre en l’occurrence, et dans la mesure où le théâtre échappe parfois, lorsqu’il est bon, au spectacle dont Bergson montre les limites et la pauvreté. Effectivement, comme le suppose Bergson à propos de William James, on peut dire que la surabondance anarchique du réel est propre à toute réalité, humaine et non humaine. Mais ce qui signifie qu’elle est également présente dans le théâtre ou dans le spectacle, comme dans toute chose, mais aussi de façon particulière également, comme activité propre, artistique entre autres. Même le plus mauvais théâtre, didactique par exemple, ou encore le spectacle de la politique, des cérémonies officielles, - cette forme particulière de comédie -, explose de partout, en deçà et au delà de ce qu’il tente d’ordonner, de lisser, de contrôler, de ritualiser, de formaliser, etc., avec ses incidents techniques, ses fous rires, ses malaises physiques et surtout l’immense continent des passions plus ou moins contenues que décrit si bien Saint-Simon dans ses Mémoires sur le rituel et le ballet pourtant si précis de la cour de Louis XIV. Mais à ce trop plein involontaire des mises en formes et des mises en scène publiques, il faut joindre le trop plein maîtrisé de l’expression artistique que Bergson, dans son souci d’explication semble lui-même sous-estimer. Sous son écriture et sa forme longuement travaillées, le théâtre peut aussi, mieux que d’autres choses, exprimer cette surabondance de la vie dont parle Bergson, ses abîmes et ses drôleries. D’une certaine façon, comme beaucoup d’autres choses, le théâtre, la littérature, la peinture, la musique ou la danse, contribuent chacun à leur manière à exprimer dans un certain agencement le chaos ou l’anarchie du réel, à l’exprimer de façon plus ou moins forte, comme Shakespeare par exemple, pour que ce réel puisse dire le maximum de choses aux spectateurs, aux auditeurs ou aux lecteurs, pour qu’un sens et une réalité se dégagent qui soient les plus riches et les plus forts possibles.
C’est ce que l’on attend de l’art, mais paradoxalement c’est très précisément ce à quoi l’anarchisme ouvrier prétend lui aussi sur le terrain social et politique : libérer toutes les forces émancipatrices, au risque assumé de la division, de l’éclatement et de la tension insupportable dont l’art est parfois capable, lorsqu’en écoutant certaines musiques, en voyant certains spectacles, on se dit, trop c’est trop, c’est terrible, c’est terrifiant et merveilleux, lorsqu’on s’accroche à son fauteuil. Il est vrai que ça n’arrive pas souvent, mais les révolutions non plus. Libérer toutes les forces émancipatrices, tel est bien le but de l’anarchisme ouvrier, à travers la révolte, à travers l’anarchie, mais pour mieux associer ces forces dans un agencement nouveau, dans ce que Proudhon appelle l’anarchie positive ou encore un faisceau d’autonomies (au pluriel), ou bien ce que Bakounine appelle "une libre association de forces libres", en donnant corps ainsi à cette étrange unité dont parle Deleuze, cette unité qui ne se dit que du multiple et qu’un délégué ouvrier anonyme à une rencontre anarchiste des années 1880 formulait ainsi, - une formule qui reprend très précisément, remarquons-le ce que Hottois disait de Simondon, du lien entre éclatement et sur-unité.

A la fin de la réunion ce délégué anonyme s’écrie sous les applaudissements enthousiastes et émus de ses camarades : "nous sommes unis parce que nous sommes divisés". Ce qui signifie très précisément, mais entre autres choses, nous sommes unis parce que nous sommes différents, notre unité est d’autant plus grande que nous sommes davantage différents, que nous ne sommes pas les mêmes et que nous affirmons jusqu’au bout cette différence.]

En conclusion de cette troisième séquence du rapport à la violence de l’anarchisme ouvrier, je voudrais revenir sur la contradiction entre violence et non violence. Grâce à la formule, - la fin est entièrement contenue dans les moyens -, et justement parce qu’elle se détruit elle-même, on peut espérer comprendre, à côté de beaucoup d’autres choses, la façon dont violence et non violence peuvent cohabiter au sein du mouvement libertaire, au sein d’un même groupe, d’un même individu, suivant les moments et les situations, et parfois ou toujours en fait au même instant, un peu à la façon d’une mère de famille qui face à un caprice particulièrement pénible de son enfant, hésite entre tourner les talons et lui donner une gifle. Je parle évidemment d’une mère de famille impliquée dans la situation et dans sa qualité très particulière de violence et de non-violence, une mère de famille qui n’est pas d’abord soumise au surmoi et aux injonctions contradictoires des manuels pédagogiques, qui se détermine dans la situation et à partir de la situation, en maîtrisant plus ou moins ses propres affects et en se déterminant à faire ce qui lui semble le plus souhaitable.
Du point de vue de l’anarchisme, la seule question qui se pose est la suivante : de quelle fin telle ou telle situation, telle ou telle attitude, tel ou tel moyen sont-ils porteurs, pas demain et ailleurs, mais ici et maintenant, à l’intérieur de cette seule pratique ou de cette seule attitude ? Quelles sont les qualités émancipatrices ou au contraire oppressives et dominatrices dont sont porteuses ces pratiques et ces attitudes au moment où elles ont "lieu" ? S’ils divergent ou s’ils hésitent dans la réponse qu’il convient de donner à cette question, suivant les circonstances ou même une perception d’ensemble de la vie humaines, les différents courants et les différentes positions libertaires sont tous d’accord sur la question. Mieux ou pire, ils considèrent que ces divergences parfois radicales qui les opposent dans l’appréciation d’une situation et de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, non seulement participent du problème à résoudre mais constituent un élément clé de sa solution.
Je vous renvoie ici de nouveau à la dialectique proudhonienne, à cette conception selon laquelle, les contradictions, bien choisies et bien sériées nous dit Proudhon, ne doivent pas être résolues, n’ont pas à être résolues, et ceci contrairement à la dialectique hégélienne ou marxiste. Exemple de ces contradictions qui n’ont pas à être résolues et dont la tension constitue la force même de l’émancipation et de la vie : la violence et la non violence bien sûr, faut-il monter des groupes armés ou compter sur les seules vertus de la grève générale ? La CNT espagnole ne tranche pas, n’a pas les moyens de trancher. Elle laisse en suspend la solution ou, plus précisément laisse à chaque force et chaque être le soin de se déterminer comme ils l’entendent. Autre exemple d’antinomies à ne pas résoudre, parce que sources d’émancipation et de vie, même lorsque ça se termine par des catastrophes : l’antinomie entre autonomie et pacte, lien et déliaison, association et liberté absolue de faire sécession. Autres antinomies ou tensions nécessaires à la vie et à la liberté : l’opposition entre le même et le différent, entre la permanence et la nouveauté, etc.. Sur ce rôle des contradictions et sur la dialectique de Proudhon je vous renvoie aux travaux et au cours à venir de Philippe Corcuff qui l’explique beaucoup mieux que moi.

[1A la question "qu’est-ce que le temps ?" Saint Augustin répond : "si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus." (Confessions, livre XI, chap. 14, ce sont des tous petits chapitres). Le passé n’est plus l’avenir n’est pas encore, ce qui est c’est un présent incessant et qui passe, écrasé entre un passé qui n’est plus et un avenir qui n’est pas encore, avec pour seules ressources la mémoire et l’attente.

[2G. Hottois, op. cit., pp. 110 et 116 (souligné par l’auteur).

[3La voix des travailleurs (A Voz do Trabalhador) en 1913. La citation est la suivante : "le temps ne peut pas être un élément de discussion, l’organisation aura la durée d’une seconde ou d’un siècle, conformément aux besoins", cité dans Jacy Alves de Seixas, Mémoire et oubli, anarchisme et syndicalisme révolutionnaire au Brésil, Maison des sciences de l’Homme, 1992, p. 183

[4Ibid.. p. 111.