CYR, Marc-André. "Claude Gauvreau, écrivain de l’anarchie

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)littérature : poésieart : théâtreGAUVREAU, Claude (Montréal, le 19 août 1925 - le 7 juillet 1971)CYR, Marc-André

Texte paru dans Ruptures, n°7 printemps 2007.

« Crossez fumiers de bourgeois !
La lèpre
oscille
dans vos cheveux pourris
Crossez vos banalités
Sucez vos filles !
Pas de pitié
mourez
dans votre gueuse d’insignifiance ».

En 1934, Claude Gauvreau écrit sa première pièce de théâtre. Il est alors âgé de 9 ans. Sept ans plus tard, il prend une décision qui marquera son avenir et celui de l’histoire de la littérature : il deviendra écrivain…
Anarchiste et révolutionnaire, Claude Gauvreau admire Bakounine, Makhno, Garcia Olivier et Ravacho. En guerre permanente contre toutes les formes détestables que prend l’autorité, son dévouement pour la création et la liberté furent totales ; sa poésie, son théâtre, son action, sa vision de la vie et de la révolution en témoignent. Cet article - qui est en fait le fragment d’une recherche toujours en chantier - nous permettra de saisir comment la pensée de ce poète est celle d’un anarchiste conséquent et lucide -d’abord par un survol de ses positions sur l’art et, ensuite, par un exposé de quelques unes de ses idées politiques .
L’art révolutionnaire
Toute l’œuvre créatrice de Claude Gauvreau est peuplée de cris de jouissance et de guerre de libertaires combattant la tyrannie conformiste : Tristet le terroriste libertaire exproprie les bourgeois , Ariane pourchasse Britzneff le tyran , Donatien Marcassillar jeûne par amour, Microft Mixeudeim charge épormyablement les portes closes… Les immenses personnages du poète vivent d’amour, de liberté et de révolte ; opprimés par une société cruelle et froide, ils tentent, tant bien que mal, de s’en émanciper. Dans la pièce Les Oranges sont vertes, de puissantes charges contre la censure, cette « gargouille qui vomit hideusement son plomb liquide sur la chair de la poésie », côtoient les appels à la jouissance amoureuse. Cégestelle, qui ne se déplace qu’en dansant, s’exclame :

Nous sommes des libertaires comblés, nos cerveaux dodus sont ceux de monistes athées à la cuirasse en pelure de mica. J’aime ! J’aime ! Mes sens sont amour et je voudrai mourir quand le désir sera contrefait.

Son théâtre et sa poésie, c’est au sein du groupe automatiste, auquel il prend part dès l’âge de 17 ans, qu’il les peaufine. Rassemblés autour de Paul-Émile Borduas, les artistes automatistes créent, débattent, écrivent et peignent. Bien connus pour le manifeste Refus global, cet appel au dépassement de la civilisation chrétienne et de l’« irrévocable décadence » de sa morale et de sa raison, l’action des automatistes est cependant beaucoup plus vaste : ils organisent des manifestations, des lectures publiques, des expositions « contre l’arrivisme bourgeois » , des bals masqués ; ils appuient les grévistes d’Asbestos, manifestent contre la loi du cadenas, soutiennent Sioui, cet amérindien persécuté par « l’intolérance et la morgue de l’Élite blanche » … Loin de se réduire aux considérations formelles, l’action de Claude Gauvreau et des automatistes désire transformer entièrement la vie. Suivant le chemin défriché avant eux par les Surréalistes, ils explorent les différentes facettes du monde intérieur (le subconscient) et tentent, par l’art, de reconquérir les désirs arbitrairement sacrifiés par la société. La démarche, même si elle est également encadrée par la création artistique, est cependant différente : alors que les Surréalistes tentent d’atteindre un état de « neutralité émotive » leur permettant d’explorer les bas fonds de l’inconscient, les Automatistes, au contraire, cherchent à provoquer l’émotion. Pour eux, il ne doit pas exister de frontière entre le sentiment et l’acte créateur, entre la conception et l’exécution. Lorsque le désir (en tant qu’aspiration libidineuse) est préservé par la volonté (la rigueur), il accouche nécessairement d’un objet artistique authentique . Cette authenticité devient le critère suprême déterminant la valeur de l’objet d’art. Cochebenne, dans Les Oranges sont vertes, s’exclame ainsi :

« Ce qui fait la valeur de la vie, et surtout de l’art, pour ceux qui ne sont pas des épidermes bouchés par l’infirmité, c’est le rare, l’inattendu, l’inespéré, le surprenant, le saisissant, l’inexplicable aussi, l’inédit, le révolutionnaire, l’incomparable, le prodigieux, l’intense, l’exorbitant, l’imprévu, le bizarre, le baroque, l’irrégulier, le fin, l’extravagant, le délirant, le vibrant, l’inimitable, le précédent, bref le sensible sous tous les angles possibles et impossibles, bref l’unique sous toutes les formes pensables et impensables ».

La création automatiste, puisqu’elle est l’inscription dans la matière d’un désir pur et libéré, est rebelle à tout nivellement et irrécupérable par quelque système que ce soit. Elle est, à cette époque de « régimentation autoritaire rationnelle », la seule « survivante d’une résistance intègre », la manifestation d’une « rupture avec la morale policière méfiante » .
La langue exploréenne
En accord avec cette vision de l’art et de la vie, la création de Claude Gauvreau vient bousculer radicalement notre conception du langage. Avec les automatistes, il croit que l’existence ne se divise pas simplement en « matière » et « esprit ». Se définissant comme moniste athée, il considère que tout produit du cerveau est un produit concret . En ce sens, les coups de pinceaux, comme les mots et les sons, n’ont pas à représenter un objet « réel », ils sont, en eux-mêmes, des réalités autonomes. Il affirme même que la création automatiste est « la plus concrète qui soit » car elle ne tente pas, par l’illusion, de reproduire autre chose qu’elle-même .
Claude Gauvreau utilise donc les mots et les sons comme Riopelle et Barbeau utilisent la peinture. Sous sa plume, les syllabes et les mots ne sont pas les « laquais de quelque monstre abstrait inexistant » mais bien des valeurs et des teintes . Ils ne sont pas rattachés à des concepts, mais bien à des émotions. Le poète déconstruit la langue et en rebâtit une nouvelle - celle qu’il qualifie d’exploréenne - à la mesure de sa sensibilité :

« Des voix sans pores me disent que je mourrai
enflammé dans la carbonisation
Ce n’est pas vrai
Je suis Dieu pour mes sourires secrets
Et en vérité je suis moi-même
Franc noble et plein de liberté
Draggammalamalatha birbouchel
Ostrumaplivli tigaudô umô tansi Li ».

Ce langage, on s’en doute, dépasse largement l’enfermement de la grammaire :

« La syntaxe ? La grammaire ? Ce sont des conventions (et ces conventions elles-mêmes, en dépit de leurs tendances compréhensibles à l’immobilisation et à la stagnation, sont obligées d’évoluer par le dynamisme de la vie). L’autorité de ces conventions ne repose sur rien d’objectif et d’inébranlable ; cette autorité ne parvient à se maintenir que parce que la candeur irréfléchie, le conformisme paresseux et la crédulité la lui concèdent gratuitement sans examen critique rigoureux ».

Et il ajoute :

« Non plausiblement sans quelque malice, l’obsession de la « langue correcte » peut être très bien vue comme une inaptitude (d’ailleurs acquise par dressage négatif) à l’originalité ».

La révolution libertaire
Claude Gauvreau élabore sa pensée artistique à travers plusieurs centaines de lettres et d’articles ; mais ces idées, même si elles puisent leurs sources dans l’art et la poésie, ne s’y confinent toutefois aucunement. Sous le « fascisme clérical duplesssiste » , régime à la fois autoritaire, conservateur, catholique, nationaliste, capitaliste et anti-syndical, il développe, et ce dès son plus jeune âge, une haine profonde envers l’Église et sa morale. De son avis, la religion n’est rien d’autre qu’un « sordide et corrupteur choléra épidermique de l’esprit », les évêques « des détraqués réellement maladifs et répulsifs au point de faire vomir une hyène » et les curés des « cagots hypocritards qui se masturbent en cachette sous leurs draps » . Avec les automatistes, il considère que la civilisation actuelle, qu’elle soit fidèle au libéralisme ou au capitalisme d’État , est toujours et malheureusement la « civilisation chrétienne prolongée et dégénérée » . Ce qu’il désire, c’est, par delà la civilisation moderne, la reconquête de nos sources émotives enfouies, un renouvellement profond de nos sensibilités ; ce que le marxisme-léninisme s’est avéré incapable d’offrir aux masses :

« Le « réalisme-socialiste », c’est l’imbécilité absolue. On prouve ainsi que des transformations économiques importantes peuvent se matérialiser sans impliquer la sensibilité. […] Il n’y aura pas de révolution authentique sans que la sensibilité soit impliquée ».

Pour lui, le marxisme-léninisme, même s’il peut amener une certaine amélioration économique, n’est aucunement révolutionnaire, car il provoque également l’abêtissement culturel (par la diffusion de l’art de propagande), le dirigisme et la « pulvérisation de tout germe de dissidence ».
Quelle société désire construire Claude Gauvreau ? Il veut d’une révolution qui permettrait à tous et toutes « d’accéder à ce qu’il y a de meilleur dans une société et même à contribuer à produire ce meilleur » . Une société sans État, sans autorité, sans dogme ni capitalisme, une société socialiste libertaire :

« Le socialisme libertaire sera accompli lorsque tout capitalisme sera aboli : les travailleurs seront possesseurs des moyens de production et l’individu se gouvernera par la maturité spontanée épanouie ».

Cette société devrait mettre fin au travail que des millions de gens sont « forcés » d’exécuter sans passion pour se nourrir. Il juge d’ailleurs que le véritable rôle d’un syndicat devrait être de voir à ce que cette « participation pénible et sans attirance » soit réduite au minimum . De caractère positif, il est très généreux concernant les possibilités de vivre dans un monde meilleur :

« Dans une société libertaire épanouie, le travail-corvée serait à peu près inexistant tandis que la machine et les nouvelles inventions encore imprévisibles du travail créateur des savants produiraient une abondance sans précédent. Ainsi, chaque personne serait libre de créer à son gré. Quant à ceux qui n’auraient aucune aspiration en ce sens, la jouissance la plus excessive leur serait dévolue spontanément. Pourquoi non ? » .

Cette nouvelle civilisation permettrait à une infinité d’unicités de naître et de proliférer , vivrait d’amour libre (il considère indécent de mourir avant d’avoir eu mille maîtresses ) et de création. Comment arriver à cette utopie ? Il reste vague à ce niveau, n’élabore aucune stratégie ou plan d’action précis. Cependant, il s’organise avec les automatistes d’une façon qui n’est pas sans rappeler celle des anarchistes : l’égrégore. L’égrégore est un regroupement spontané, autonome, volontaire, sans hiérarchie ni structure formelle. Il est la nouvelle communauté, choisie librement sans contrainte ni entrave. Il devient, dans sa définition la plus large, le fragment de la nouvelle civilisation à venir…
Après le dispersement du groupe automatiste au début des années cinquante, le poète se retrouve bien seul. Alors que Paul-Émile Borduas se consacre entièrement à sa carrière à l’étranger, Claude Gauvreau devient le principal défenseur de la cause automatiste ; tâche pour laquelle il se dévoue avec un acharnement généreux. Le suicide de sa muse, l’amour de sa vie, Muriel Guilbeault, vient toutefois le briser à jamais. Cette souffrance est immortalisée dans le roman Beauté baroque où le poète lui rend hommage :

« Elle était pleine d’amour. Elle était encombrée d’amour. Son amour était en elle comme ses chiens énormes qui font éclater le ventre des petites chiennes enceintes : son amour a crevé dans ses flancs, il a pourri, il l’a emprisonnée. Accouché dans l’air pur de la vie, son amour eut été une flèche vibrante, une flèche capable de voyager de la terre au soleil. Les prisons, on le sait, sont des fabriques de monstres : contraint au silence de ses entrailles, son amour devenait une salamandre venimeuse ».

Cette perte marque le début d’un nouveau combat pour le poète, cette fois contre la maladie mentale. Ses nombreux mois passés en internement, où il doit subir la médecine brutale et violente de l’époque, l’affaibliront pour toujours.
Ouverture
Au total, Claude Gauvreau a écris plus de sept recueils de poésies, huit pièces de théâtre, des dizaines de textes pour la radio, un livret d’opéra, un roman, un scénario de film et des centaines de lettres et d’articles. De son vivant, seulement deux recueils de poésie furent publiés et ses pièces de théâtre, sauf quelques heureuses exceptions, n’ont jamais été mises en scène. Jamais de son vivant il ne connut le succès ni la reconnaissance du public, même la jeunesse « révolutionnaire » des années soixante le hua copieusement à plusieurs reprises – lors, entre autres, d’une soirée mémorable, à Québec, où il dut littéralement quitter la scène tellement les protestations étaient nourries et insupportables.
Au départ individualiste, ensuite socialiste libertaire, la pensée de Claude Gauvreau traverse le spectre idéologique anarchiste d’un bout à l’autre. Contre la civilisation, contre l’Église, contre le capitalisme, contre l’académisme, contre toute forme d’autorité ou de dogme : c’est en son cœur, dans ce qu’elle a de plus radical et d’intransigeant, que sa pensée embrasse l’anarchisme. Toutefois, le poète reste mal connu du milieu libertaire québécois . Révolutionnaires au niveau politique et social, les anarchistes, comme les socialistes, sont néanmoins très conservateurs au niveau artistique . Ils apprécient peu la poésie, la littérature et la peinture -sauf celles qui sont explicitement révolutionnaires- et restent très conventionnels dans leurs choix musicaux. Comme pour l’ensemble de la population, l’art automatiste reste obscur aux yeux de biens des anarchistes, qui sont, fort malheureusement, héritiers des conceptions artistiques réalistes léninistes.
Le 7 juillet 1971, rue Saint-Denis à Montréal, Claude Gauvreau se jette du troisième étage de sa demeure… La société de l’époque n’a pas eu la sensibilité nécessaire pour préserver cet écrivain au talent immense… et on se demande bien si elle saurait faire mieux aujourd’hui.