CAMUS, Albert. "Calendrier de la liberté"

Témoins n°5 (printemps 1954)

Guerre civile en Espagne (1936-1939)CAMUS, Albert (Mondovi, Algérie (7 /11/1913 - Villeblin (Yonne, France) 4/1/1960

"Les gouvernements du XXe siècle ont une tendance regrettable à croire que l’opinion et les consciences peuvent se gouverner comme les forces du monde physique. Et il est vrai que par les techniques de la propagande ou de la terreur, ils sont arrivés à donner aux opinions et aux consciences une consternante élasticité. Il y a cependant une limite à toutes choses, et particulièrement à la souplesse de l’opinion. On a pu mystifier la conscience révolutionnaire jusqu’à lui faire exalter les misérables exploits de la tyrannie. L’excès même de cette tyrannie rend cependant cette mystification évidente et voici qu’au milieu du siècle la conscience révolutionnaire de nouveau s’éveille et se retourne vers ses origines. D’un autre côté, on a pu mystifier l’idéal de liberté pour lequel des peuples et des individus ont su se battre, alors même que leurs gouvernements capitulaient. On a pu faire patienter ces peuples, leur faire admettre des compromis de plus en plus graves. Mais une limite est désormais atteinte qu’il faut annoncer clairement, et passée laquelle il ne sera plus possible d’utiliser les consciences libres : il faudra au contraire les combattre elles aussi. Cette limite pour nous autres Européens qui avons pris conscience de notre destin et de nos vérités le 19 juillet 1936, c’est l’Espagne et ses libertés."

19 juillet 1936
Le 19 juillet 1936 a commencé en Espagne la deuxième guerre mondiale. Nous commémorons aujourd’hui cet événement. Cette guerre est terminée partout aujourd’hui sauf précisément en Espagne. Le prétexte pour ne pas la terminer est l’obligation de se préparer à la troisième guerre mondiale. Ceci résume la tragédie de l’Espagne républicaine qui s’est vu imposer la guerre civile et étrangère par des chefs militaires rebelles et qui se voit aujourd’hui imposer les mêmes chefs au nom de la guerre étrangère. Pendant quinze années, l’une des causes les plus justes qu’on puisse rencontrer dans une vie d’homme s’est trouvée constamment déformée et, à l’occasion, trahie pour les intérêts plus vastes d’un monde livré aux luttes de la puissance. La cause de la République s’est trouvée et se trouve toujours identifiée à celle de la paix et c’est là sans doute sa justification. Par malheur, le monde n’a pas cessé d’être en guerre depuis le 19 juillet 1936 et la République espagnole en conséquence n’a pas cessé d’être trahie ou cyniquement utilisée. C’est pourquoi il est peut-être vain de s’adresser comme nous l’avons fait si souvent a l’esprit de justice et de liberté, à la conscience des gouvernements. Un gouvernement, par définition, n’a pas de conscience. Il a, parfois, une politique, et c’est tout. Et peut-être la plus sûre manière de plaider pour la République espagnole n’est-elle plus de dire qu’il est indigne pour une démocratie de tuer une seconde fois ceux qui se sont battus et qui sont morts pour notre liberté à tous. Ce langage est celui de la vérité, il retentit donc dans le désert. La bonne manière sera de dire plutôt que si le maintien de Franco ne se justifie que par la nécessité d’assurer la défense de l’Occident, il n’est justifié par rien. Cette défense de l’Occident, il faut qu’on le sache, perdra ses justifications et ses combattants les meilleurs si elle autorise le maintien d’un régime d’usurpation et de tyrannie.