GARCIA, Vivien. "Postanarchisme, anarchisme et philosophie"

DELEUZE, GillesNIETZSCHE, Friedrich Wilhelm (1844-1900)COLSON, DanielPhilosophie. Anarchisme : témoignages, conceptions, questionnements, réflexions, philosophies, théoriesPLATON (c. 427 - c. 387 av. J.-C.). Philosophe grecPEREIRA, Irène (1975-…)Philosophie. Poststructuralisme GARCIA, Vivien

Ce texte voudrait discuter les commentaires émis sur cette liste de
diffusion par Irène Pereira au sujet de notre ouvrage L’Anarchisme
aujourd’hui
. Son « A propos », loin de s’en tenir à une simple
présentation du livre, questionne certaines des thèses qui y sont
développées. Parce que les propos d’Irène Pereira sont à la fois
intéressants et stimulants, nous ne saurions les laisser sans réponse...
Même quatre mois après leur parution.
Parmi les comptes-rendus de L’Anarchisme aujourd’hui jusqu’ici publiés,
celui d’Irène Pereira est l’un des plus éclairants. Il expose avec
précision et clarté la structure argumentative de notre ouvrage. Pour
autant, cette description, mais surtout l’ensemble des questions et
critiques qui lui succèdent, reposent sur une compréhension de notre
réflexion comme relevant d’une problématique que nous ne reconnaissons pas
nôtre : « où se situe l’anarchisme par rapport aux positions
philosophiques issues de la modernité et celles issues de la postmodernité ? »

L’intention fondatrice de notre travail entendait éviter l’écueil que
constitue, de notre point de vue, cette question.
Le léger fléchissement qu’Irène Pereira fait subir à notre problématique
n’est cependant pas incompréhensible. Il a probablement trait à
l’importance que prend, pour une bonne part des travaux actuels traitant
de l’anarchisme, le problème sus cité. D’ailleurs, si ce dernier ne
constitue pas notre problématique, il n’en est pas moins omniprésent dans
notre livre. C’est autour de lui que se bâtit de part en part l’entreprise
théorique que nous avons choisi de discuter : le postanarchisme. Au-delà
de l’horizon de notre ouvrage, c’est encore sur ce problème que s’ancre
une multitude de débats, et ce, là où parfois l’on ne saurait s’y
attendre. En France, pays où le postanarchisme est presque inconnu, on
rencontre de plus en plus de farouches oppositions entre anarchistes « 
postmodernes » et opposants « modernes ». On peut en trouver une
illustration des plus flagrantes dans le numéro 17 de la revue
Réfractions. On y lit plusieurs articles qui envisagent la thématique du
numéro (« Pouvoirs et conflictualités ») sous l’une ou l’autre des deux
perspectives.
Postanarchisme et allers-retours conceptuels.
Ce contexte précisé, il peut être opportun de revenir sur les raisons qui
nous ont amené à choisir de discuter, en particulier, les thèses
postanarchistes. Outre l’importance qu’elles ont pu prendre
(principalement outre-Atlantique), elles offrent l’expression la plus
poussée des tenants d’un anarchisme poststructuraliste et/ou postmoderne.
Mais surtout, ces thèses illustrent combien les problèmes qui les amènent
et les conclusions philosophiques qu’elles portent sont propres à une
grille de lecture culturellement marquée. D’où notre insistance pour
relier le postanarchisme à ce que l’on appelle French Theory. On peut,
certes, comme semble le faire I. Pereira, comprendre cette expression à la
manière d’un synonyme qui désignerait les positions poststructuralistes ou
postmodernes. Mais on peut tout autant, c’est là notre position, choisir
d’employer cette expression afin de remettre en contexte un certain nombre
de questionnements. Parler de French Theory ce n’est pas simplement faire
référence à des théories d’auteurs dits poststructuralistes ou
postmodernes comme le lecteur français peut les percevoir ; c’est prendre
en compte la réception de ces théories aux Etats-Unis en particulier.
Parler de French Theory c’est insinuer que les questions et les schèmes
conceptuels qui émergent de cette posture sont aussi le fruit de
marquages, de réorganisations conceptuelles, d’inventions de corpus de
textes.

Discuter les textes postanarchistes impliquait alors de réfléchir à leur
sujet en prenant en compte ce contexte, en ne multipliant pas les
allers-retours. Il ne s’agissait pas de défendre une position particulière
concernant l’appartenance ou non de l’anarchisme à des catégories
philosophiques -trop succinctement définies- de modernité et de
postmodernité. Plutôt que nous ériger en supporter d’une équipe de cette
sportive rhétorique, nous avons cherché à questionner la pertinence de
l’opposition qui l’anime. En somme, la réflexion que nous avons essayé de
mener dans L’Anarchisme aujourd’hui, cherchait à dépasser les limites du
prisme à travers lequel il a été lu par Irène Pereira. Nous voulions nous
poser la question de savoir si la grille de lecture opposant pensée
moderne et pensée postmoderne pouvait suffire à l’endroit d’un objet aussi
singulier que l’anarchisme
. Dans une certaine mesure, I. Pereira le
remarque. Elle écrit en ce sens qu’il lui semble que nous « tent[ons] de
dépasser certaines limites de la dualité entre modernité et postmodernité
 » Pereira, I., « A propos de L’Anarchisme aujourd’hui de Vivien García »
L’anarchisme est-il un courant philosophique ?
Permettons-nous alors de mettre en exergue ce qui se joue
implicitement dans ce décentrement, à savoir : un ensemble de questions « méthodologiques ». Peut-on vraiment, comme le font les postanarchistes,
traiter de l’anarchisme comme d’un courant philosophique parmi d’autres ?
Cette nébuleuse politique ne constitue-t-elle pas un objet d’étude
particulier pour qui veut la penser avec les outils de la philosophie ?
Quelle peut être la place de la philosophie face aux pratiques et pensées
qui constituent l’effectivité de l’anarchisme ?
Associer philosophie et anarchisme ne va pas de soi. Il y a encore
quelques années, la simple idée de mener une réflexion philosophique sur
l’anarchisme aurait été considérée comme étonnante sinon aberrante. Et ce
pour de mauvaises, mais aussi parfois de bonnes raisons. Peu importent les
mauvaises, elles ne sont que trop souvent liées à des représentations
vulgaires considérant l’anarchisme comme honteux et méprisable. Les
bonnes, elles, peuvent être distinguées selon deux catégories s’impliquant
l’une l’autre. La première a trait aux difficultés que peuvent poser les
manifestations et traces de l’anarchisme si elles sont soumises aux cadres
classiques de la réflexion philosophique. On peut ainsi évoquer les
importantes contradictions entre les différents courants de l’anarchisme,
les différents auteurs, les différents textes de ces mêmes auteurs ; une
multitude de faits interdisant de mettre au jour un corpus de textes à
travers lequel on pourrait se déplacer, guidé par un même ensemble de
concepts tiré d’un prétendu père fondateur. On peut aussi, et surtout,
faire allusion aux formes d’écriture particulières de l’anarchisme. Elles
relèvent plus volontiers du texte d’intervention politique que de l’essai
philosophique propre à une activité théorétique extirpée de l’empiricité
des politiques effectives. Cet ancrage dans une praxis se trouve
d’ailleurs à la source de la seconde raison qui rend difficile la liaison
de l’anarchisme avec la philosophie : un certain refus anarchiste de la
philosophie. On en trouve de nombreuses expressions chez Malatesta, pour
qui la philosophie n’est souvent, dans les mouvements politiques, « qu’un
simple jeu verbal ou un numéro d’illusionnisme » [1], la volonté politique
n’étant pas l’effet d’une réflexion théorique préalable. Ainsi,
l’anarchisme, comme politique, « dans sa genèse, dans ses aspirations,
dans ses méthodes de lutte n’a aucun lien nécessaire avec un quelconque
système philosophique » [2]
Ce que nous voudrions pointer à travers ces propos, ce sont les écueils
que rencontre nécessairement une posture qui cherche à penser l’anarchisme
comme étant en-soi une (ou un ensemble de) philosophie(s). Une telle
posture ne peut que conduire à des contradictions, voire à l’oubli de
l’objet qu’elle cherche à penser. Notre volonté de discuter le
postanarchisme naît donc en recul de la philosophie à proprement parler.
Elle prend racine là où les thèses postanarchistes sonnent faux, justement
parce que ces philosophes de la différence ont ignoré (ou pris soin
d’ignorer) quelques dissonances des anarchismes effectifs avec le modèle
théorique qu’ils ont bâti. Serait-ce à dire que l’on ne puisse faire usage
de la philosophie que comme un discours à part, secondaire, qu’il faudrait
récuser lorsqu’on s’immisce dans le champ des politiques ? Philosophie et
politiques constitueraient-elles des domaines incommensurables. Devrait-on
en revenir à la situation, malheureusement majoritaire au XXe siècle, où
le discours historique semblait être le seul légitime quant à l’étude de
l’anarchisme ? Tel n’est pas notre propos, puisque nous avons fait le
choix d’une expression philosophique. Mais ce choix implique d’abandonner
les grandes catégories polaires à l’oeuvre dans les cadres réflexifs de la
philosophie politique classique : la théorie contre la pratique,
l’inconditionné des concepts contre les variations des discours
politiques
... On ne saurait donc, à la manière des postanarchistes, penser
l’anarchisme à travers un groupement de textes dans lequel on
s’efforcerait de trouver une quelconque vérité. Aucune doctrine ne peut
prétendre représenter l’effectivité sociale et politique des anarchismes.
Cependant, cette effectivité n’en est pas moins porteuse d’une idée. C’est
à ce titre que nous employons quelques outils légués par Proudhon,
notamment dans ses analyses ayant trait à la question de la théorie et de
la pratique. Toute activité est porteuse de sens ; de même que dans
l’activité sociale toute idée est l’expression d’intérêts ou de conflits,
ou plutôt est ces intérêts et ces conflits dans leur réalité.
Théorie et action
Théorie et
action sont la matière d’une même expérience sociale. Pour autant cette
fusion n’est pas totale. On peut différencier deux usages possibles de la
théorie : l’idéomanie et l’idéofortie. Le premier terme est repoussoir ;il désigne une théorie préliminaire à la pratique, sur laquelle se règle
la pratique. Le second terme joue comme son opposé positif. Il fait
référence à l’idée comme force vivante. C’est ainsi que Proudhon dans De
La Capacité politique des classes ouvrières
, s’intéresse à l’idée
ouvrière, notion de la propre constitution de la classe ouvrière mais
surtout connaissance des « lois, conditions et formules de son existence
 » [3]. La tâche qui peut incomber à la philosophie est alors de donner une
formulation particulière à cette idée. En cela on opère un travail que
l’on peut qualifier de métapolitique. Il s’agit de penser avec les
politiques en actes, dans leurs effets philosophiques
. Bien sûr, cela
n’implique pas de récuser toute référence à un anarchisme théorique. Au
contraire même. Mais cela nécessite de considérer les écrits qui
l’expriment comme ce qu’ils sont : des textes d’intervention politiques et
non des traités de philosophie, même politique
. En cette perspective, on
peut lier philosophie et anarchisme. Certains outils philosophiques
peuvent servir à exprimer l’anarchisme d’une manière nouvelle ;l’anarchisme peut traverser la philosophie.
Chercher des principes ou réfléchir sur les effets des pratiques politiques.
Notre usage de la philosophie nécessite donc de redéfinir les possibilités
et les rôles qu’on lui attribue dans l’étude politique et en particulier
en ce qui concerne l’anarchisme. Nous nous inscrivons ainsi en
contradiction avec la tradition de la philosophie politique, qui
s’extirpant du vacarme des processus politiques, cherche toujours à
déterminer quels sont les principes de LA bonne politique, à faire, en
spectatrice, la leçon aux politiques effectives. Ce qui importe pour nous,
c’est de donner lieu à une philosophie qui tire sa dimension spéculative
de pratiques politiques, en tant qu’elle se fonde sur leurs effets. Une
telle démarche, en retour, implique d’abandonner ensuite la philosophie à
la politique, à faire de la philosophie non une réflexion et une
expression sur le politique mais une intervention politique elle-même.
Une ontologie de l’anarchisme ?
Ces précisons apportées, il devient
possible d’avancer quelques éléments
de réponse aux objections émises par Irène Pereira concernant la question
de l’ontologie de l’anarchisme. Ces objections sont plus que
compréhensibles étant donné que dans notre ouvrage, nous faisons
référence au débat qu’elle mena avec Daniel Colson à ce sujet et que nous
adoptons une position proche de celle que défend celui-là. Néanmoins, les
propos d’I. Pereira concernant l’option qui est la nôtre ont le mérite de
mettre au jour de nouveaux éléments de réflexion. Ils s’appuient sur
l’étymologie du terme « ontologie », rappelant que ce dernier a trait à
un ensemble de discours sur l’Être, et utilisent, comme paradigme des
problèmes alors soulevés, le Thééthète de Platon. Ce qui est alors en
jeu, c’est que toute tentative de connaissance de l’Être présuppose sa
fixité - d’où l’opposition farouche entre Platon et les sophistes. S’il
nous importe peu de discuter ce point, nous voudrions par contre
souligner qu’Irène Pereira ramène la question ontologique à ses
développements les plus classiques. Le dépassement des deux postures
évoquées plus haut lui paraissant difficilement envisageable, elle se
saisit de l’histoire de la philosophie pour montrer combien l’ontologie
est une vieille notion dont la plupart des développements ultérieurs de
la discipline se seraient débarrassé. La pensée moderne impulserait ainsi
un décentrement qui permettrait de fonder son discours non plus sur
l’Être, mais sur le sujet. C’est l’exemple de Kant et de son
anthropologie philosophique. Un autre moment se dessinerait avec le
structuralisme, dans la mesure où celui-ci pousse à concevoir le sujet
non plus comme constituant, mais comme constitué (par l’inconscient ou
les structures économico-politiques ou bien encore des mythes etc.). Le
poststructuralisme parachèverait cette histoire en persévérant dans le
rejet du sujet moderne, mais en dissolvant la dichotomie opérant entre
sujet et structure. Cette perspective, s’attache à des réseaux de
pratiques contingentes qui visent à penser le changement, le différent,
l’évènement. Pour Irène Pereira, cette approche nécessite pourtant de
combler le vide laissé par l’absence de la notion de sujet. Une
possibilité à cet effet, qu’elle attribue à Deleuze (mais aussi, par
extension, à notre travail), est d’en revenir à une ontologie, mais cette
fois anti-essentialiste. Cet engagement implique néanmoins, aux dires
d’Irène Pereira, de s’engouffrer dans un problème logique propre à l’idée
même d’ontologie anti-essentialiste. Parler d’ontologie en récusant la
fixité des essences, affirmer que l’Être est en constant changement,
implique que l’on ne puisse prédiquer quoi que ce soit de constant à son
sujet. Sans quoi, le serpent se mord la queue et alors que l’on affirme
un refus de la transcendance et de l’Absolu, on réintroduit ce dernier
sous la forme d’une pseudo-connaissance de la totalité.
En outre, Irène Pereira rajoute que la notion d’ontologie suppose que l’on
déduit à partir d’elle toute une philosophie. Connaissance première, à
partir d’elle on détermine des conséquences propres à différents domaines
 : anthropologie, éthique, politique, épistémologie, esthétique...
Pourtant, c’est justement cette fausse évidence que voulait écarter notre
ouvrage. A dessein nous avons insisté, de façon ironique, sur la
présentation que nous menons de l’anarchisme à la manière d’une Somme. En
ce sens, on pourrait se laisser aller à croire que nous présentons
l’anarchisme comme un système philosophique (auquel il manquerait
d’ailleurs une esthétique). Ce serait néanmoins faire fi de la méthode qui
guide notre analyse du fait politique et c’est justement ce pourquoi nous
avons ici tenu à la rappeler. Car poser que l’anarchisme est affirmation
du devenir, du multiple, ce n’est en aucun cas parler d’une affirmation
discursive explicite, d’une proclamation. De tels propos, bien qu’existant
sont néanmoins rares dans la littérature anarchiste. Les anarchistes, la
plupart du temps, n’ont que faire de discuter de ces questions propres à
la tradition philosophique. On peut parler d’ontologie, uniquement si l’on
essaye de saisir les effets philosophiques de l’anarchisme. En ce sens il
faut relativiser les faux-semblants avec lesquels nous nous sommes
fortement amusé en rédigeant L’Anarchisme aujourd’hui et ne pas penser que
les anarchistes partagent un même discours ontologique duquel découlerait
l’ensemble de leurs faits et gestes. En fait, l’engagement « ontologique »
de l’anarchisme n’est pas simplement exposé dans la partie que nous
consacrons à la thématique. Car ce sont souvent les pratiques anarchistes
elles-mêmes qui dévoilent l’ontologie dont nous parlons, dans la mesure où
elles peuvent s’affirmer comme des subversions en actes des discours sur
l’Être. L’anarchisme n’opère donc pas de déduction théorique à partir de
l’ontologie. C’est bien plutôt notre approche du fait politique qui nous
pousse à débusquer les effets ontologiques de l’anarchisme. C’est
nous-même qui avons bâti un discours ontologique à partir d’affirmations,
souvent pratiques, de l’anarchisme
. De cette manière, nous nous accordons
en quelque sorte avec I. Pereira pour ne parler d’« ontologie » de
l’anarchisme qu’en termes de « conséquence ». Par contre, nous refusons de
considérer cette « ontologie » comme tributaire d’une philosophie de
l’anarchisme parmi une pluralité d’autres. Nous récusons cette perspective
dans la mesure où parler de philosophie(s) anarchiste(s) n’a pour nous
aucun sens. L’anarchisme a bien une multitude de déclinaisons, mais
celles-ci ne sont pas des doctrines philosophiques auxquelles on se
référerait avant d’agir, mais des politiques en actes. Elles possèdent
leur logique propre, hors la philosophie et son histoire, sans pour autant
n’être pas des pensées.
Dans cette mesure, notre expression philosophique
ne rencontre pas de problème à parler d’« ontologie » de l’anarchisme.
Mais attardons-nous un peu plus sur l’idée qu’une ontologie
anti-essentialiste serait nécessairement illogique. Cette idée se fonde
sur deux présupposés. Le premier est que tout discours ontologique aurait
une prétention gnoséologique - ce qui est pour le moins une définition
restrictive au regard de la philosophie contemporaine. Le second est que
l’on peut se suffire, pour juger des questions ontologiques, des cadres de
la logique, très aristotélicienne, que semble appliquer, plus ou moins
consciemment, Irène Pereira. Il est certain que considérée dans de tels
carcans, une pensée comme celle de Deleuze (que vise particulièrement
I.P.) ne saurait s’avérer logique. Et c’est bien normal, puisque la pensée
de Deleuze repose, entre autres choses, sur une critique de la logique
classique. Entendons-nous cependant. Si Deleuze témoigne un violent rejet
de la logique, encore faut-il bien comprendre qu’il fait référence à la
logique en tant que discipline institutionnalisée. Cette dernière ne sert,
selon lui, qu’à justifier le bon sens ; elle est « réductionniste, non par
accident, mais par essence et nécessairement » [4]. Cette critique n’implique
pas de récuser toute logique, mais de penser dans le cadre d’une « nouvelle logique, pleinement une logique, mais qui ne nous reconduise pas
à la raison » [5]. Partant, l’idée d’une ontologie anti-essentialiste prend
justement toute sa logique dans le paradoxe : elle se dévoile à travers
une subversion de la notion d’ontologie. C’est d’ailleurs en cela que
l’ébauche d’histoire de la philosophie développée par I. Pereira ne
saurait nous convenir. Non seulement la philosophie n’a pas attendu
Deleuze pour voir réapparaître les questions d’ontologie, mais en plus, la
philosophie de celui-ci ne saurait se comprendre comme un retour à
l’ontologie. Elle constitue plutôt un détournement de sa compréhension
classique, et ce, d’une certaine manière, même jusque dans son traitement
heideggerien. Elle met en cause la pertinence du terme « être » - allant
jusqu’à penser, à un moment donné, lui substituer « l’avoir »
(substitution qui n’est pas sans rappeler Stirner). Si l’on veut
comprendre le sens de cette subversion, il faut alors s’attacher à la
reprise Deleuzienne de la thématique de l’univocité de l’être. La
philosophie, nous dit Deleuze, « se confond avec l’ontologie, mais
l’ontologie se confond avec l’univocité de l’être » [6].
Pourtant,
l’univocité de l’être ne signifie pas que l’on puisse parler de l’Être,
que l’on puisse dire qu’il n’y a qu’un seul et même Être. L’univocité est
plutôt une synthèse immédiate du multiple. Mais, là encore, attention !
Deleuze ne parle pas d’une synthèse dialectique, qui opérerait sous le
signe de la totalité, faisant oeuvre de réconciliation, de résorption du
multiple dans l’Être. Il fait référence à une synthèse disjonctive.
Celle-ci ne se ferme pas sur ses termes, mais est au contraire
illimitative. Le mouvement univoque de l’être est un entrecroisement
incessant de mouvements, qui partent en des directions contradictoires,
mais dans lequel chaque être implique en droit tous les êtres. Tous ont en
commun un même plan d’immanence sur lequel se tisse une communication non
hiérarchique entre différents. La synthèse disjonctive n’identifie donc
pas deux contraires au même, elle affirme leur distance comme ce qui les
rapporte l’un à l’autre en tant que différents
. On retrouve alors cette
idée importante, que l’anarchisme n’a eu de cesse d’essayer de démontrer
en actes : « le plus petit devient l’égal du plus grand dès qu’il n’est
pas séparé de ce qu’il peut » [7].
L’anarchisme et Nietzsche
Un autre pan de l’« A propos » d’Irène Pereira porte sur les allusions à
la pensée nietzschéenne que l’on décèle dans notre ouvrage. Il y est
rappelé, et nous ne saurions le contester, que Nietzsche n’hésita pas à
tirer à boulets rouges sur « les anarchistes ». Le « philosophe » les
compara même, sous certains aspects, avec les chrétiens ! Laissons-lui la
parole :

« Dans d’autres cas, le déshérité ne cherche pas la raison de son
infortune dans sa "faute" comme fait le chrétien, mais dans la société :
tels le socialiste, l’anarchiste, le nihiliste, - en considérant leur
existence comme quelque chose dont quelqu’un doit être la cause, ceux-ci
se rapprochent du chrétien qui croit aussi pouvoir mieux supporter son
malaise et sa mauvaise conformation lorsqu’il a trouvé quelqu’un qu’il
peut en rendre responsable. L’instinct de la vengeance et du ressentiment
apparaît ici, dans les deux cas, comme un moyen de supporter l’existence,
comme une sorte d’instinct de conservation : de même que la préférence
accordée à la théorie et à la pratique altruistes » [8].

Symptômes d’une
vie décroissante, les velléités de vengeances de l’anarchiste
s’exprimeraient par la dévalorisation de la puissance des forts, qui
deviendraient les mauvais par rapport aux faibles qui, eux, deviendraient
les bons. Mais à travers ces propos, doit-on conclure à une rupture
irrémédiable entre Nietzsche et l’anarchisme ? Il nous semble que non.
Deux raisons (parmi d’autres) suffisent à le montrer. La première a trait
à la représentation que Nietzsche semble avoir de l’anarchisme. Celle-ci,
malgré la part de mystère qu’elle comporte, ne cache pas une connaissance
visiblement légère (et probablement issue d’une pluralité de médiations
plus ou moins heureuses) de la mouvance politique qui nous intéresse. On
ajoutera à cela que Nietzsche fait porter l’ensemble de ses critiques
(par-delà celle que nous venons de citer) de « l’anarchisme » sur une
figure, sur un personnage conceptuel qu’il appelle « l’anarchiste »,
plutôt que sur un quelconque mouvement anarchiste balbutiant. La seconde,
plus pertinente, se fonde sur un simple constat historique : les
anarchistes, eux, n’ont pas hésité à s’intéresser à Nietzsche et même à
piller sans vergogne les propos du « philosophe ». Remarquons,
d’ailleurs, que dans notre ouvrage, les références à la pensée de
Nietzsche ne sont présentes qu’à travers le biais d’écrits et de
pratiques anarchistes qui reprennent à leur compte certains éléments du
nietzschéisme. Mais ces constats, bien qu’éclairants, ne doivent pas
donner lieu à quelques conclusions trop hâtives qui feraient de Nietzsche
un anarchiste ou de l’anarchisme un nietzschéisme. Ils ne font que
laisser voie libre pour déceler des affinités discrètes qui débordent les
actes et proclamations qui ont pu émaner et de Nietzsche et de divers
anarchistes. Une des réalisations les plus pertinentes dans cette
perspective est le travail qu’a mené Daniel Colson, en partie, à travers
son article "Nietzsche et l’anarchisme".
Pourtant, tout en ne contestant pas le constat historique d’une « proximité de la pensée de Nietzsche et de certains éléments du
syndicalisme révolutionnaire », Irène Pereira questionne l’intérêt de la
valorisation d’une dimension nietzschéenne de l’anarchisme. Il faudrait,
selon elle, faire attention au « mépris des majorités passives », à « la
confusion entre la démocratie et la critique du « démocratisme » ou encore
à « une certaine fascination pour la violence », qui sembleraient avoir
permis, par la médiation de Sorel par exemple, la récupération du
syndicalisme révolutionnaire par le fascisme. A cette critique, nous
répondrons que les éléments de la pensée de Nietzsche mis en valeur par
Irène Pereira nous semblent bien trop relever du cliché sur l’auteur. Sans
se heurter à l’écueil d’une exégèse philosophique, signalons tout de même
que l’on ne saurait considérer les possibles liens entre l’anarchisme et
la pensée de Nietzsche à travers des lieux communs philosophiques. Ces
derniers, notons-le au passage, ont justement été à l’origine de la
récupération de Nietzsche (mais aussi, par extension, de diverses pensées
et pratiques qui prétendaient s’en inspirer) par divers fascismes. En ce
sens, si nous avons précédemment cité en exemple le travail de Daniel
Colson, c’est parce qu’il passe outre les clichés que l’on accole
traditionnellement à la pensée de Nietzsche pour penser ses possibles
liens avec l’anarchisme. Bien sûr, nous n’excluons pas pour autant que
certains éléments du nietzschéisme puissent s’avérer aberrants à l’égard
de l’anarchisme ; en particulier en matière de politique à proprement
parler. Mais en quoi cela devrait-il avoir une quelconque importance ?
Quel rapport entretenons-nous avec la pensée de Nietzsche lorsque nous
l’envisageons dans ses affinités avec l’anarchisme : en faisons-nous une
étude théorétique, visant à une science définitive de son objet, ou un
usage politique ? Si c’est du second cas qu’il s’agit, qu’est-ce que cela
peut bien faire si certains éléments du nietzschéisme sont mis en valeur
et d’autres laissés de côté ? La question de la correspondance entre
l’usage possible que l’anarchisme peut faire de Nietzsche et LA pensée de
Nietzsche dans l’ensemble de ses implications n’a que peu d’intérêt !
Une typologie des pratiques libertaires ?
Irène Pereira termine son commentaire sur une sorte (d’essai) de
typologie des politiques anarchistes. Celle-ci met en scène, d’une part,
une voie considérée comme issue du mouvement autonome. Elle se
caractériserait par l’association de pratiques d’anarchisme « style de
vie » et de pratiques insurrectionnelles émeutières. On trouverait là une
expression postmoderne de l’anarchisme. D’autre part, on aurait une voie
issue du syndicalisme révolutionnaire. Elle associerait pratiques
graduellistes et insurrectionnelles de masse. Cette position, sans être
postmoderne tenterait de dépasser les limites de lamodernité, notamment
en intégrant des « problématiques issues de l’apparition de mouvements
autonomes féministes ou des minorités ethniques, ainsi que du mouvement
écologiste » [9]. Cette description nous laisse pourtant dubitatif. La
multiplicité des pratiques libertaires ne semble pas se plier à une
typologie si arrêtée. Certes, l’idée que l’anarchisme actuel serait
divisé entre d’un côté les « autonomes » [10] et de l’autre les « traditionnels -mais pas trop- » peut paraître séduisante. Même si elle
ignore un bon nombre de personnes, elle possède une certaine cohérence
dans la mesure où elle semble ancrée, plus ou moins consciemment, dans
l’esprit de bien des libertaires. Elle nous donne pourtant l’impression
de ne faire que reconduire la trop traditionnelle, mais aussi trop
factice [11], opposition entre anarchisme individualiste et social (ou de
masse). Ainsi, lorsque Irène Pereira salue le lien que nous faisons
entre les milieux libres et les T.A.Z., c’est pour mieux dénoncer ces
pratiques pour lesquelles, selon elle, « il ne s’agit plus de chercher à
produire une transformation globale de la société, mais de mettre en
œuvre un espace de liberté temporaire » [12]. La boucle est bouclée car à
partir d’une telle description de ces pratiques « qu’on peut qualifier
d’anarchisme style de vie, mâtiné de pratiques insurrectionnelles
minoritaires, plutôt que d’une forme d’anarchisme social », on retrouve
les travers du nietzschéisme dénoncés plus avant. On n’aurait affaire
qu’avec des « formes de pratiques élitistes dans lesquelles une minorité
se constitue en une micro-société artificielle en marge de la société ».
Pourtant, s’il est vrai que certaines expérimentations libertaires se
sont heurtées et se heurtent encore à de tels écueils, il ne faudrait pas
aller trop vite en généralités. Dans l’Anarchisme aujourd’hui, nous avons
insisté sur le fait que la plupart des milieux libres, mais aussi une
multitude d’autres formes d’expérimentations politiques anarchistes, ne
se considér(ai)ent pas comme des fins en soi dénuées de perspectives
révolutionnaires. Écoutons André Mounier de la colonie d’Aiglemont :

« il
ne faudrait pas croire que la constitution d’un milieu libre indique chez
ses participants l’intention de s’évader de la Société pour manger
tranquillement la soupe aux choux au coin d’un bois. Il ne constitue pas
non plus un moyen infaillible d’amener la révolution ; il permet
simplement à des hommes d’intensifier la propagande dont ils sont
capables, de la faire avec une liberté d’allures qu’ils n’ont pas dans la
Société actuelle et chaque fois qu’une injustice est commise, qu’une
révolte les appelle, ils n’ont pas, grâce au milieu libre, le souci de ce
qu’ils laissent derrière eux » [13].

Écoutons Hakim Bey, qui définit la
P.A.Z., la petite soeur de la T.A.Z., comme « un camp d’entraînement pour
le Grand Soir » [14]. Et l’on pourrait ainsi donner la parole à bien
d’autres ; il suffit pour s’en rendre compte de jeter un oeil sur le
travail historique encyclopédique mené par Michel Antony à ce sujet.
En outre, on ne peut comprendre les formes de syndicalisme dans
lesquelles se retrouve l’idée anarchiste à la manière d’une simple
déclinaison radicale et libertaire de la gauche révolutionnaire
classique. La grève générale, par exemple, perd toute sa portée
anarchiste si on lui soustrait la subversion généralisée dont elle est le
fruit : la multiplication et la répétition de grèves partielles,
d’actions directes et d’associations nouvelles en tout genre. Mais sur ce
point, il semble que nous nous accordions avec Irène Pereira, qui affirme
que la « dimension pluraliste du syndicalisme révolutionnaire constitue
une richesse particulière de ce mouvement qui dépasse [...] le dualisme
entre un anarchisme [...] style de vie et anarchisme social » [15].
N’étant ni des réactions "face à quelque(s) grand(s) principe(s) supposés
premier(s)", ni des fuites hors de la société, les pratiques anarchistes
peuvent se caractériser selon leur volonté perpétuelle de dépasser toute
forme de domination en partant du coeur des choses, de l’endroit même où
naissent les dominations : de l’intérieur de l’ensemble des rapports
constitutifs de ce qui est. Pour autant, cela ne revient en aucune manière
à conclure à une aberrante unité des pratiques anarchistes. L’anarchisme
n’existe qu’à travers la pluralité de ses courants, de ses points de vue.
Mais malgré les divergences de logiques, de tactiques, d’idées, on
retrouve une même appréhension du politique.
Vivien García

[1Malatesta, E., in Pensiero e Volontà, 1er juillet 1925, Scritti.
Edizioni del Risveglio, Genève, 1936,vol. III.

[2Malatesta, E., in Pensiero e Volontà, 16 mai 1925, Scritti. Edizioni
del Risveglio, Genève, 1936,vol. III.

[3Proudhon, P.-J., De la capacité politique des classes ouvrières (1865,
posthume), Paris, Editions du Monde Libertaire, 1977, P. 54.

[4Deleuze, G., et Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1991, p. 128.

[5Deleuze, G., Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), Paris, Le
Seuil, 2002, p. 55.

[6Deleuze, G., Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p.
210.

[7Deleuze, G., Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires
de France, 1968, p. 55.

[8Nietzsche, F., La Volonté de Puissance, § 227.

[10Il serait d’ailleurs nécessaire de clarifier ce que l’on cherche à
signifier par ce terme. S’il est, en France, de plus en plus utilisé, les
acceptions qu’il recouvre sont parfois extrêmement divergentes. Qu’en
est-il, dans ces usages, du mouvement autonome historique ? A-t-il un
quelconque lien avec ceux que l’on appelle parfois les « anarchistes autonomes » ? D’ailleurs y a-t-il un sens à parler d’« anarchisme autonome
 » ? De fait, bien des personnes qui qualifient leur action politique « d’anarchisme autonome », signifient simplement qu’ils se considèrent
anarchistes, mais refusent les organisations qui revendiquent cette
appellation. On peut certes penser que cette définition est le signe d’un
manque patent de culture politique, elle n’en est pas moins couramment
employée. D’autres personnes, qui revendiquent leur ralliement au
mouvement autonome, refusent d’être qualifiées d’anarchistes ! Les termes
d’autonomie ou d’autonome ont beau connaître ces derniers temps un emploi
abondant, il n’en sont pas pour autant, suffisants pour mener une
typologie des pratiques politiques anarchistes tant que l’on éclaircira
pas leur sens.

[11Nous disons factice car si ces qualificatifs peuvent parfois révéler
de véritables points de tension au sein de l’effectivité des politiques
anarchistes, ils ne nous semblent pas suffisants pour en déduire une
quelconque typologie.

[13Mounier, A., "En communisme", Publications périodiques de la Colonie
communiste d’Aiglemont
, Avril 1906, n° 3, p. 27

[14Bey, H., Zone d’Autonomie Périodique, trad. F.T.P, s.l., s.e., 1998, p. 5.