BAILLARGEON, Normand. L’Ordre moins le pouvoir. Histoire & actualité de l’anarchisme

* bibliographieBAILLARGEON, Normand

Editions Agone, 2001. 168 p. ISBN : 2-910846-29-6

  • Société d’Edition Les Belles Lettres, 2001. 152+4 pp. Bibl. Index. ISBN 2-910846-29-6

    Les journalistes aiment titrer, à intervalles réguliers, sur le « retour des anars », en s’étonnant de ce que ces gens qu’on a enterrés maintes et maintes fois, sans fleurs ni couronnes, aient encore l’œil assez vif et le pied plutôt sûr et, en somme, I’insolence de vivre encore. Il faut convenir quand même que, toutes anecdotes journalistiques mises à part, le mouvement libertaire – et, au premier chef, le français – semble voué en effet à connaître une sorte de vie cyclique, faite de flux et de reflux, de périodes fastes et d’époques déprimantes – ces dernières plus fréquentes, hélas, que les premières –, qui donne l’image d’une sorte de mouvement-phénix, toujours à demi moribond et toujours renaissant de ses cendres.
    Ce n’est pas faire preuve d’un optimisme irraisonné que de dire que, en ce moment, nous sommes plutôt dans le haut de la vague et qu’on assiste incontestablement à un regain des idées et de la présence libertaires, plus fort sans doute que celui qui accompagna l’après-1968, qui profita surtout aux mille et une chapelles du marxisme-léninisme. De cela témoigne la floraison, ces dernières années, des couleurs rouge et noire dans les manifestations de rue – en France et ailleurs – et, bien sûr, l’apparition et la consolidation de la CNT, dont la belle réussite de la semaine Pour un autre futur de mai 2000 n’est qu’un signe parmi beaucoup d’autres. On peut voir un témoignage de plus de cette « renaissance » dans l’éclosion, après 1995, d’une série de revues et de publications diverses – liées ou pas au mouvement libertaire organisé – qui succèdent à la triste désertification des années 80 [1]. C’est de ce regain que participe aussi, sans conteste, la toute récente parution du vade-mecum du Québécois Normand Baillargeon, l ’Ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l ’anarchisme, aux éditions Agone, dans la collection « Mémoires sociales », dirigée par Charles Jacquier.
    Dans son avant-propos, celui-ci indique que cet opuscule est destiné en priorité aux jeunes lecteurs, qui y trouveront sans nul doute une bonne présentation de l’histoire et des doctrines de l’anarchisme, dans toute leur richesse et leur diversité. L’ouvrage est d’autant plus le bienvenu qu’il n’existait plus rien de tel depuis le petit livre (L’Anarchisme) que Daniel Guérin consacra au même sujet, il y a maintenant plus de trente-cinq ans. D’une certaine façon, on peut considérer l ’Ordre moins le pouvoir comme une prolongation ou une mise à jour de ce dernier, puisqu’on y trouve des références à des œuvres absentes – et pour cause – chez D. Guérin, principalement celles des deux théoriciens les plus connus de l’anarchisme contemporain, Murray Bookchin et Noam Chomsky [2], auxquels il convient d’adjoindre quelques autres auteurs, bien moins connus mais pas moins importants, tels les économistes Michael Albert et Robin Hahnel [3].
    Étant donné le format du livre et son ambition, tout autre qu’encyclopédique, il serait évidemment trop facile de reprocher à son auteur certains de ses choix, et en particulier d’avoir fait la part trop belle à la tradition qu’il connaît visiblement le mieux, celle de la pensée libertaire américaine. En l’occurrence, le grief serait d’autant plus justifié que cette tradition s’éloigne sensiblement, par son pragmatisme [4], de celle que nous connaissons ici. Cependant, il convient d’avoir à l’esprit que le petit livre de N. Baillargeon a été publié à l’origine pour un public d’outre-Atlantique et que, par ailleurs, l’auteur a tenté – malgré les limites du genre – de dresser un tableau, le plus complet possible, des différentes écoles et tendances de l’anarchisme, où entrent aussi bien la tradition individualiste que l’anarcho-syndicalisme, sans oublier l’apport libertaire au combat féministe. En revanche, on est en droit de regretter la présence de quelques à-peu-près – voire d’erreurs – très évitables dans un ouvrage aussi bref, pour ne rien dire de certaines affirmations qu’on peut juger pour le moins discutables [5].
    Le principal reproche que je ferais, pour ma part au livre de N. Baillargeon porte sur le chapitre qu’il consacre à la théorie critique des médias, telle qu’elle a été élaborée par N. Chomsky et Edward S. Herman dans Manufacturing Consent ou Necessary Illusions. Quel que soit l’intérêt des ouvrages dans lesquels ces deux auteurs se sont attachés à mettre en évidence l’existence d’un « modèle de propagande » au sein des médias américains – qu’on tient, bien à tort, pour les plus « libres du monde » –, il me paraît plutôt abusif de laisser entendre qu’on serait là en présence d’une sorte de critique anarchiste des médias, sous prétexte que l’un des signataires de ces ouvrages se réclame depuis toujours de la tradition libertaire.
    En revanche, il me semble très légitime que N. Baillargeon ait réservé quelques pages pour faire justice des positions de cette famille d’idées qu’on qualifie d’« anarcho-capitaliste », et dont les principaux représentants (David Friedman, Murray Rothbard et Robert Nozick, le plus connu de tous en Europe) se trouvent aux États-Unis. Contre tout ce que croient ces idéologues, l’auteur signale que l’anti-étatisme est certes un des éléments les plus caractéristiques de l’anarchisme mais qu’il est indissociable, dès le tout début, d’une passion égalitaire évidemment incompréhensible à ces ultra-libéraux (« libertariens ») [6] qui, dit Baillargeon, « cautionnent toutes les inégalités, y compris celles qui installent ou perpétuent les plus violentes injustices » (p.134), au point même de défendre la légitimité de l’esclavage, au nom du « droit » de chacun d’aliéner – ne serait-ce qu’à titre provisoire – sa propre liberté.
    Dans la rubrique « économie » de son vade-mecum, l’auteur rappelle d’ailleurs que, à mille lieues des partisans de « l’anarcho-capitalisme », les anarchistes ont toujours réclamé que « les individus disposent, sur le terrain de l’économie, de la même liberté et de la même égalité qu’ils revendiquent dans toutes les autres sphères d ’activité humaine » et que, « dès le XIXe siècle, [l’anarchisme] fut autogestionnaire et refusa de toutes ses forces ce qu’il appelait l’esclavage salarial » (p. 94). Un des principaux apports de ce petit ouvrage est, à notre sens, la présentation qu’y fait son auteur des thèses élaborées par les économistes « radicaux » américains cités plus haut (Michael Albert et Robin Hahnel), qui mériteraient d’être enfin connues en France – et, plus largement, en Europe – de tous ceux qui continuent de défendre le principe d’une économie socialiste et libertaire, aussi éloignée du présent modèle « unique » de l’économie de marché que du défunt « socialisme » bureaucratique. Ces deux auteurs ne font pas mystère, du reste, de tout ce que leur projet – dit d’« économie participative », une formule qui, est-il besoin de le dire, n’a rien à voir avec la « participation » prônée naguère par le général de Gaulle – doit à l’héritage de l’anarchisme et du communisme de conseils.
    Bien qu’il ne s’appesantisse guère là-dessus, le choix fait par l’auteur de donner de l’anarchisme l’image la plus complète et la plus riche possible a pour contrepartie de mettre en évidence les clivages qui existent au sein de la tradition libertaire, pas seulement celui qui a pu séparer autrefois les tenants de l’individualisme libertaire – dont il faut bien convenir qu’il ne reste pratiquement plus rien aujourd’hui – de ceux qui se firent les propagandistes de la, nécessité de l’organisation sociale, mais aussi celui qui oppose à présent les défenseurs du municipalisme libertaire prôné par Murray Bookchin, fondé sur la constatation du « dépassement » de la lutte des classes dans les sociétés « avancées », à ceux qui continuent de croire à son importance et misent sur la possibilité d’une re-création du syndicalisme révolutionnaire [7]. Si l’auteur n’a pas souhaité aborder des problèmes de ce genre, il n’en signale pas moins, en conclusion, les principaux obstacles auxquels se heurtera par force le mouvement libertaire s’il prétend sortir enfin, et durablement, de la tour d’ivoire où il se tient depuis des lustres. Il s’agit, à ses yeux, de la double tentation du « life style activism » – de « l’anarchisme du style de vie », qui repose sur le renoncement à changer le monde pour ne s’occuper que de se changer soi-même – et du choix d’un purisme sourcilleux qui, au nom des principes, conduit à une autre forme sociale d’abstention, guère moins nocive que la première. On ne voit pas comment on pourrait donner tort là-dessus à N. Baillargeon, mais cet auteur doit bien savoir que ce double écueil existe pratiquement depuis la naissance de l’anarchisme et que, quelque conscience qu’ils en aient eu depuis le début, les libertaires n’ont jamais trouvé moyen d’y échapper. Il faudra pourtant que nous soyons capables de faire face à ces difficultés, et à quelques autres [8], si nous voulons mettre à profit la situation nouvelle créée par ce que le préfacier de L’Ordre moins le pouvoir appelle la double faillite du socialisme d’État, sous ses avatars social-démocrate et léniniste, dans laquelle il perçoit une chance historique pour le mouvement anarchiste de sortir de sa « marginalité chronique » et la possibilité de se constituer en « principale force de contestation et d’opposition » au capitalisme mondialisé [9]. Néanmoins, si les héritiers du parti de Lénine ont montré à l’envi la profonde nocivité d’une « révolution » menée par en haut et que la social-démocratie a fait la preuve qu’on n’instaurait pas le socialisme par décret parlementaire, il reste encore à convaincre une majorité de gens que la société de « libres et d’égaux » que postule l’anarchisme dans toutes ses variantes – à commencer bien sûr, par l’anarcho-syndicalisme – est toujours possible, à un moment où la « démocratie de marché » passe pour l’horizon indépassable de la vie en société et où l’imaginaire du capitalisme pèse d’un poids plus lourd que jamais sur les consciences.
    Miguel Chueca
    A contretemps, n°4, 09/2001

[1Parmi les publications libertaires apparues après 1995, je citerai - hormis les Temps maudits - Réfractions, la belle revue de recherches et d’expressions anarchistes ; Débattre, publiée par AL ; l’0iseau-tempête qui, sans être anarchiste au sens strict du terme, appartient sans aucun doute à la galaxie « libertaire ».

[2Ils le sont, comme on sait, à des degrés divers puisque Chomsky ne doit pas sa renommée à sa défense de la pensée et de l’action anarchistes, mais d’abord à son œuvre de linguiste et ensuite aux multiples ouvrages où il s’est livré à une critique sévère de la politique étrangère des États-Unis.

[3Sous le titre « Une proposition libertaire : l’économie participative », Normand Baillargeon avait donné dans la revue Agone une excellente introduction aux thèses de Michael Albert et Robin Hahnel. Tous ceux de nos lecteurs qui lisent l’anglais et désireraient aller plus avant dans la connaissance du modèle dit d’économie participative – en anglais, participatory economics ou parecon – trouveront toutes les informations nécessaires sur le site www.parecon.org.

[4On regrettera à ce sujet, que l’auteur adopte le point de vue ultra-pragmatique qui est aujourd’hui celui de Noam Chomsky, sans même se référer aux critiques qui lui ont été adressées dans le mouvement libertaire américain, dont nous nous étions fait l’écho dans un compte rendu du numéro 27 de l’Anarcho-Syndicalist Review, éditée par des militants des IWW (cf les Temps maudits n°8, pp. 85-87).

[5Je pense surtout à ce qualificatif d’ « alternatifs » appliqué à des syndicats comme les SUD et la CNT, qui reposent sur des principes d’organisation sensiblement différents. Au rang des erreurs, je noterai celle qui a été commise sur le nom de Sam Dolgoff, un militant connu des IWW aujourd’hui disparu, qui est nommé deux fois Sam Goldoff ; quant au pédagogue anarchiste Ferrer y Guardia, il se voit affublé d’un prénom italien (Francesco) qui n’était pas le sien. Plus grave : on se réfère (p. 111) à un attentat commis, en 1907, contre un certain Alphonse III – la faute est reprise dans l’index des noms propres – qui, à cette date, était mort depuis des siècles. À ces quelques erreurs, facilement rectifiables et qui n’affectent pas la valeur du petit livre de N. Baillargeon, j’ajouterai cette remarque, dont la cocasserie a échappé aux correcteurs, où l’auteur écrit (p. 74) que Voline aurait répondu par avance à Lénine dans une phrase où l’auteur de la Révolution inconnue fait une allusion au nazisme, qui prouve que ladite phrase a été écrite bien après la mort du leader bolchevik.

[6L’adoption du terme « libertarian » de la part d’idéologues qui sont à des années-lumière des présupposés essentiels de la tradition libertaire s’explique essentiellement par le fait que celle-ci est peu connue aux États-Unis et que, par ailleurs, le mot « libéral » y est synonyme de « progressiste », « de gauche », d’« avancé ».

[7Là-dessus, on se reportera à l’intéressant ouvrage publié en 1994 par l’Atelier de culture libertaire, Anarcho-syndicalisme et anarchisme.

[8Parmi ces autres difficultés, il convient de signaler le fait qu’une partie de ce qu’on pourrait appeler le « programme »de l’anarchisme a été réalisée par les sociétés occidentales les plus « évoluées ». C’est en songeant aux avancées réelles qu’elles ont connues dans le domaine des mœurs, du droit des femmes, de l’éducation, etc., que Joao Freire a pu écrire un jour – de façon absurde, à mon sens – que l’anarchisme avait perdu, du coup, sa raison d’être historique.

[9On me permettra de ne pas suivre Charles Jacquier quand, à la fin de son avant-propos, il affirme que « l’anarchisme n’accédera à la visibilité »que s’il parvient à « dépasser les clivages anciens » – j’imagine qu’il a en vue l’opposition avec le marxisme – et à renouveler « ses idées au contact des autres courants de la critique sociale (en particulier le communisme de conseils et le situationnisme) ». Je ne disconviens pas du tout de l’enrichissement que peut nous apporter une meilleure connaissance du courant représenté, entre autres, par Karl Korsch ou Paul Mattick – je n’en dirais pas autant du situationnisme -, mais je doute que cela suffise au mouvement libertaire à retrouver l’audience qu’il a perdue là où il eut quelque importance ou, a fortiori, à trouver un écho là où il n’en a jamais eu : il n’est que de constater l’extrême faiblesse des groupes libertaires qui ont souhaité « dépasser » les vieux clivages pour s’en convaincre.