Noam Chomsky : Quelques questions anarchistes

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)CHOMSKY, Noam (1928-....)Vietnam (auparavant Indochine)CREAGH, Ronald (1929 - ....)

1. Y a-t-il un panthéon anarchiste et faut-il mettre Chomsky dans ce panthéon ?
Les médias parlent plus fréquemment de certains anarchistes que d’autres. Certains militants sont aussi plus connus, soit à cause de leurs actions, comme c’est le cas de Sacco et Vanzetti, soit par leurs écrits. Le plus grand nombre, dont certains de très grande valeur, sont totalement inconnus pour les raisons les plus diverses, notamment historiques. Par exemple, pendant très longtemps, les historiens ne se sont intéressés aux femmes que sur des questions mineures et non pas considéré leur apport intellectuel comme important.
On aurait tort, par conséquent, de nier que certains militants suscitent l’intérêt plus que d’autres. Ils ne sont pas forcément "plus anarchistes", ni meilleurs. On peut préférer un Élisée Reclus à un Ravachol. On peut même détester certains. Tout cela dépend des époques et aussi des choix personnels. Quelqu’un qui écrit sur la Première Internationale traitera de Proudhon et de Bakounine plutôt que de Léo Ferré. Il en sera autrement s’il écrit sur les chanteurs.
Il n’y a ni panthéon ni statues, mais des individus, avec leurs richesses et leurs erreurs, auxquels nous sommes plus ou moins intéressés, parce que certains de leurs actes ou de leurs réflexions nous touchent davantage.
En ce qui concerne Chomsky, il est certainement un personnage mis au premier plan par les médias : l’influent New York Times Review of Books l’a décrit comme l’intellectuel vivant le plus important du fait de la puissance, de l’étendue, de la nouveauté et de l’influence de sa pensée" [1]. Il
Comme tous les anarchistes, Chomsky est loin de faire l’unanimité. On trouve dans la presse du mouvement des articles plus ou moins critiques, notamment en anglais. C’est la raison pour laquelle une mise au point provisoire peut être utile.
2. Peut-on considérer Chomsky comme un militant ?
Il ne s’agit pas de faire ici un procès, mais au contraire de briser l’image de l’intellectuel enfermé dans sa tour d’ivoire.
Les positions de Chomsky lui ont valu beaucoup de déboires, notamment durant la Guerre du Vietnam. Dès le début des hostilités, il participa au mouvement contre la guerre, ce qui lui valut d’être plusieurs fois arrêté et mis en prison.

Il participait déjà à des manifestations dans les années 1960. A l’époque, seules trois ou quatre personnes venaient aux réunions, quelque clochard aussi, et, assez souvent, quelqu’un qui venait pour casser la figure de ces dissidents.
Boston, dans les années 1965, était très favorable à la guerre du Vietnam. Du côté démocrate, l’aile gauche, par exemple le groupe Americans for Democratic Action, centré entre autre dans la région, refusait tout orateur dissident.
Le 15 octobre 1965, journée internationale de protestation, un rassemblement avait lieu dans le jardin public "Boston Commons". Chomsky manque d’être lynché par la foule [2], ce qui ne l’empêche pas de participer l’année suivante à cette journée internationale. Sa femme et leurs enfants étaient aussi l’objet d’attaques, par exemple on leur jetait des boîtes de conserve vides lors de leurs participations aux manifestations de femmes.
En 1967, Chomsky, qui avait déjà participé à plusieurs manifestations contre la guerre, participa à la fondation de RESIST. Cette association invitait à "résister à toute autorité illégitime", elle soutenait les conscrits qui refusaient de partir et elle organisait la résistance contre la guerre du Vietnam. Chomsky partit ainsi avec quelques autres à Washington pour remettre au Département de la Défense les cartes de mobilisation qui étaient renvoyées par les appelés. Mais il n’entra pas dans le ministère, car il haranguait à ce moment la foule. Ce qui lui valut de ne pas être poursuivi dans le fameux procès Spock en décembre de cette année.
Quelques mois plus tôt, en septembre 1967, il fut invité à prendre la parole à l’Americans for Democratic Action et envoya sa cotisation de cinq dollars dans ce but. Il reçut bientôt une délégation de personnalités connues de cette association, y compris des amis personnels. Ils lui demandaient de retirer son adhésion parce qu’ils craignaient de voir quelqu’un se dresser en disant qu’il fallait quitter le Vietnam. Chomsky refusa, bien entendu.
Ce même mois de septembre 1967, une grande marche sur le Pentagone était organisée en l’honneur des appelés qui avaient renvoyé leur carte à Washington. Il fut invité à y participer avec, entre autres, Norman Mailer, qui décrivit plus tard la manifestation dans son roman Les Armées de la nuit. De nouveau arrêté, Chomsky cette fois risquait un emprisonnement de longue durée.
Le nom de Chomsky était éminent parmi ceux qui luttaient contre la guerre, notamment l’organisation des Vietnam Veterans against the War (VVAW), et il était un des sponsors du groupe Fuck the Army.
Mais il ne fut pas jugé parce que l’opinion a tourné quelques mois après, à la suite de l’offensive vietnamienne du Têt. Wall Street changea de point de vue et les intellectuels qui étaient venus le voir aussi...
Chomsky continua à participer aux diverses manifestations, ce qui était un acte de courage pour un père de trois enfants dont un n’avait qu’un an. S’asseoir dans le gazon en acte de résistance, c’était s’exposer à être tué par la police.
Chomsky a été - et il est toujours,- un infatigable combattant.


3. Chomsky soutient qu’il faut parfois défendre l’Etat. Est-il anarchiste ou réformiste ?

Voici ce qu’il dit :
"J’estime que dans le monde d’aujourd’hui un anarchiste engagé devrait avoir pour but de défendre certaines institutions étatiques contre l’attaque dont elles sont l’objet – tout en tentant simultanément de les ouvrir à une participation plus conséquente du public – et ultimement, à condition que se matérialisent les circonstances appropriées, de les démanteler pour aboutir à une société beaucoup plus libre" [3]
Il écrit aussi :
"je me souviens d’un bon slogan du mouvement des travailleurs agricoles du Brésil (d’où j’arrive). Ces travailleurs disent qu’il faut élargir la surface de la cage, jusqu’au moment où on pourra casser les barreaux. Parfois, il faut même défendre la cage contre des prédateurs plus dangereux venus de l’extérieur la défense du pouvoir d’Etat illégitime contre la tyrannie prédatrice du privé au Etats-Unis aujourd’hui, en est un eemple, c’est une situation qui pourrait sembler évidente pour toute personne engagée pour le respect de la justice et de la liberté, – ceux qui pensent, notamment, que les enfants devraient avoir suffisamment de nourriture – mais qui semble difficile à saisir pour beaucoup de gens qui se considèrent libertaires et anarchistes. C’est une des impulsions auto-destructrices et irrationnelles de gens qui se considèrent de gauche, qui, à mon sens, les coupent en pratique de la vie et des aspirations légitimes d’une population qui souffre. C’est mon point de vue.Je suis heureux de discuter de ce problème et d’écouter des contre arguments, mais uniquement dans un contexte qui nous permette de dépasser le niveau des slogans criés à tue-tête – ce qui, je le crains, écarte une bonne partie de ce qu’on considère un débat à gauche. C’est bien dommage." [4]
Chomsky considère, en effet, que si l’Etat est illégitime, il est contraint de se montrer moins tyrannique que les entreprises privées. Cette distinction échappe à beaucoup de personnes qui vivent dans des pays où les acquis sociaux permettent dans une certaine mesure d’affronter les classes dominantes. Mais il faut bien voir que ces libertés ont dû être entérinées par la loi avant de pouvoir être maintenues dans une relative permanence. En revanche, la mondialisation, qui exporte les méthodes inventées aux Etats-Unis, s’efforce de dicter aux Etats des lois de plus en plus intransigeantes. Ce n’est plus seulement l’hôtesse d’accueil qui est tenue de sourire quarante heures par semaine.
Il faut donc examiner le rapport de forces et profiter de tous les atouts, fussent-ils liés à l’Etat, pour contrer les formes les plus extrêmes de la domination. Si l’on commence par démanteler l’appareil étatique, on prive les pauvres des maigres subsides de la sécurité sociale et des autres secours qui leur proviennent des services publics. On s’abandonne à un anarcho-capitalisme encore plus tyrannique, selon les propres termes de Chomsky. Et si l’on peut par la loi obtenir un meilleur enseignement gratuit pour tous, il ne faut pas hésiter à le faire.
Chomky considère la révolution comme un processus. Il faut, dans un premier temps, s’emparer de l’ensemble de l’appareil économique. Ce n’est qu’ensuite que les travailleurs peuvent se dispenser de la machine étatique. Il s’agit donc de construire dès à présent une société nouvelle dans la coquille de l’ancienne. Commencer par supprimer l’Etat, c’est mettre la charrue avant les boeufs.
En somme, s’il y a des liens étroits entre les différents systèmes oppressifs, certains sont plus totalitaires que d’autres et ce sont ceux-là qu’il faut d’abord éliminer.
4. Chomsky apporte-t-il une contribution à la théorie anarchiste ?
Chomsky reprend beaucoup de points qui caractérisaient le mouvement socialiste libertaire, les IWW et le communisme des conseils. Il pense qu’il faut établir la nouvelle société dans le creux de l’ancienne. Ce qui pour lui ne veut pas dire "vivre dans une communauté alternative" mais se battre pour obtenir des acquis sociaux. Chaque fois que l’on peut ainsi améliorer la condition des pauvres et des travailleurs, c’est un pas vers cette nouvelle société.
La différence entre "réformisme" et "esprit révolutionnaire" est donc une question d’interprétation. Certains anarchistes considèrent que l’Etat est toujours là, qu’il n’a fait qu’entériner un changement d’opinion et qu’il s’en attribue la gloire. C’est bien le cas.
Mais d’un autre côté, il faut aussi voir que la population a démontré sa capacité d’action, surtout si celle-ci s’est faite à partir de la base. Il y a donc bien un accroissement de liberté qu’il ne faut pas omettre de proclamer. Et on peut penser qu’il s’agit d’un pas vers une société différente.
Par ailleurs, sur le plan philosophique, les anarchistes ont souvent réfléchi sur la question de la nature humaine. Le géographe Kropotkine, par exemple, s’est efforcé de démontrer que l’entraide faisait partie des conditons de survie de l’espèce.
Ce débat a été quelque peu oublié par le mouvement, alors qu’il est toujours présent dans la société en général. On le trouve dans les conversations sur la nature humaine, dans les milieux qui ont besoin de manipuler les gens et, par conséquent aussi, dans lescourants politiques.
Le chrétien qui pense que le péché originel marque toutes les actions trouvera bien optimiste celui qui pense améliorer la société. Mais c’est aussi l’avis de ceux qui orientent l’opinion publique. Ils affirment, par exemple, qu’il est naïf de penser autrement que tout le monde. [5] .
Lorsque Chomsky entreprend ses travaux de linguiste, l’école behavioriste en psychologie considère que le comportement humain peut être totalement conditionné. C’est le rêve de tout chef de pouvoir manier ses troupes comme il l’entend. On forme dans cette optique les directeurs de relations humaines. Et ceux qui y croient dur comme fer, ce sont les publicistes, ou encore les milieux qui pratiquent la torture.
Ce type de raisonnement se retrouve aussi dans les milieux politiques. Que l’on soit de droite ou même de gauche, on pense souvent que le peuple est stupide et qu’on peut le manipuler. Dans ce but, Lénine a inventé la théorie du parti d’avant-garde. Depuis Marx et sans doute même avant, le mythe d’un milieu qui serait le moteur de l’histoire se perpétue.
La théorie linguistique de Chomsky n’a sans doute qu’un lien indirect avec les idées libertaires. Néanmoins, ce combat intéresse aussi les anarchistes, car il s’agit de savoir si, comme il l’affirme, l’individu a déjà une capacité innée de réflexion, ce qu’on appelle le bon sens, et même s’il a en lui un potentiel d’inventivité.
Le socialisme libertaire, selon Chomsky, apparaît ainsi comme lutte pour une liberté nouvelle, celle de développer les capacités créatrices de chacun. Il s’agit, dans un premier temps, de s’approprier collectivement le pouvoir de produire ce qui est nécessaire à la vie de la société. Mais au-delà même de la rencontre de l’autre, dans des groupes affinitaires ou dans des assemblées chargées de prendre une décision, de la lutte contre toutes les formes de domination, il y a le souffle de l’invention humaine.
Ainsi, ce n’est pas seulement par sa réflexion militante mais par son combat sur le terrain des théories que Chomsky pose la question des libertés.

[1Paul Robinson, compte rendu de l’ouvrage de Chomsky Language and Responsibility, New York Times Review of Books, 25 février 1979 pp. 3 et 17

[2Norma McGavern-Norland, Interview Noam Chomsky (March 7, 1992) LEXINGTON ORAL HISTORY PROJECTS, INC. <http://www.lexingtonbattlegreen1971...>

[3(Noam Chomsky, Le pouvoir mis à nu. Montréal : Ecosociété, 2002. p. 48).

[4Noam Chomsky, Perspectives politiques. Introduction de Frank Mintz, Ed. Le mot et le reste, 2007. pp. 116-117.

[5Un exemple entre mille, à propos de l’affaire des "terroristes" de Tarnac : "Qualifiée alternativement d’anarchistes ou d’autonomes, voire d’anarcho-autonomes, une vingtaine de jeunes gens qui avaient entrepris de redonner vie à ce petit village, ouvrant une épicerie-restaurant, une bibliothèque et un ciné-club, avec le but innocent et peut-être naïf de vivre et de penser autrement, se sont retrouvés embrigadés, profilés, enfermés dans la fiction d’une dangereuse organisation terroriste invisible qui complotait contre la sécurité de l’Etat.", dans "Fictions du terrorisme", par Christian Salmon, Le Monde 8/12/2008