BOUHEY, Vivien. "A propos de mon livre, Les Anarchistes contre la République, 1880-1914"

France.- 3e République (1871-1940)organisationBOUHEY, Viviendocument original spécialement rédigé pour le site "Recherche sur l’anarchisme"

BOUHEY, Vivien. "A propos de mon livre, Les Anarchistes contre la République, 1880-1914"
Réponse à un article de Romain Ducoulombier : « Ni Dieu, Ni maître, ni organisation ? »

Romain Ducolombier, dans un article intitulé « Ni Dieu, ni maître, ni organisation ? » formule un certain nombre de critiques sur ma thèse, critiques auxquelles je souhaitais répondre :
 Le débat sur l’organisation du mouvement anarchiste : « un débat historiographique dépassé ».
J’ai voulu travailler sur le mouvement anarchiste français de 1880 à 1914 après avoir pris connaissance d’un débat qui a eu lieu au début des années 1970 entre Jean Maitron, le grand historien de l’anarchisme, et Joël Berthoud, un jeune étudiant en maîtrise. Ce débat portait sur la façon dont les anarchistes se sont organisés entre 1880 et 1914 pour lutter contre la Troisième République, et les positions de l’un et de l’autre étaient très tranchées.
Si on considère les analyses de Jean Maitron, qui sont d’ailleurs celles de la plupart des historiens du mouvement anarchiste, elles se fondent sur un certain nombre de postulats. Premier postulat : les anarchistes des années 1880-1914 sont des hommes épris de liberté qui se recrutent en général dans les métiers de l’artisanat, des métiers qui leur laissent le temps de penser (l’ouvrier d’usine, lui, rivé à sa machine, n’en a pas le temps). Deuxième postulat : par définition, étymologiquement, les anarchistes sont des hommes qui refusent toute autorité, toute hiérarchie, et qui, du coup, auront beaucoup de mal à s’organiser (ils n’auront pas la volonté de construire un parti politique au sens moderne du terme - c’est-à-dire une organisation structurée et hiérarchisée, avec un direction centralisée, des militants inscrits, voire des cartes d’adhérents ; ils n’auront pas non plus l’idée de recourir à la discipline du vote, d’imprimer un journal officiel et d’organiser des congrès réguliers). Troisième postulat : leur organisation sera donc minimale, et ce qu’on appelle « mouvement anarchiste » ne sera qu’une nébuleuse de petits groupes éphémères, repliés sur eux-mêmes, qui réunissent des individus ayant des affinités les uns avec les autres et entre lesquels les journaux anarchistes seuls permettent la communication. Quatrième postulat : parce que les anarchistes sont incapables de s’organiser, l’action anarchiste - même terroriste -, résultera le plus souvent de l’initiative d’individus isolés, de militants convaincus qui, la plupart du temps, agiront de façon spontanée [1]
Pour Joël Berthoud en revanche, qui bouscule un certain nombre d’idées reçues et qui va à contresens de l’historiographie dans sa maîtrise [2] (résumée dans un article intitulé « L’attentat contre le président Sadi Carnot, Spontanéité individuelle ou action organisée dans le terrorisme anarchiste des années 1890 » [3]), il en va très différemment : l’organisation anarchiste ne peut se limiter à une nébuleuse de petits groupes qui n’entretiennent aucun contact les uns avec les autres, comme le montre l’attentat commis par l’anarchiste Caserio contre le Président de la République Sadi Carnot, à Lyon, en juin 1894 : Joël Berthoud avance l’idée que Caserio, un Italien qui parle à peine le français, n’a pu seul assassiner le président Sadi Carnot ; l’attentat aurait été mûrement préparé (il aurait été le fruit de toute une logistique), et, pour le prouver, il montre comment Caserio est, au moment de l’attentat, en contact permanent avec de nombreux anarchistes du sud-est de la France, et avance l’hypothèse qu’il existerait en France, voire peut-être dans toute l’Europe occidentale, au moins dans les années 1890-1894, une sorte d’Internationale du terrorisme anarchiste qui serait le support de l’action. Toutefois le problème de cette thèse est que Joël Berthoud ne met pas en évidence l’existence de cette Internationale et que ses idées sont rapidement réfutées par Jean Maitron au nom même de ce qu’est l’anarchie : un refus de s’organiser.
C’est ce débat mort-né qui est à l’origine de mon étude sur Les Anarchistes contre la République de 1880-1914. J’ai en effet souhaité déterminer comment les anarchistes se sont organisés, et si, oui ou non, l’action anarchiste a été le produit d’un minimum d’organisation entre 1880 et 1914, questions qui m’invitaient en définitive à définir ce que l’on appelle depuis 1880 le « mouvement anarchiste », questions d’autant plus légitimes que depuis 1971, à l’exception de quelques monographies régionales, aucun travail d’ampleur sur le mouvement anarchiste français en tant qu’organisation n’a été tenté et qu’il est du devoir de l’historien d’explorer ces espaces historiographiques vierges. Signalons que quand j’ai commencé ce doctorat, je venais de finir une maîtrise et un DEA sur le mouvement anarchiste français, et que, malgré mes lectures nombreuses sur le mouvement, j’étais alors bien en peine d’imaginer ce que pouvait être ce mouvement anarchiste : j’avais à cette époque bien peur qu’il ne soit effectivement qu’une nébuleuse politique constituée d’une poussière de groupuscules repliés sur eux-mêmes, et que mon étude tourne court !
 Une définition imprécise du mot « organisation », mot qui « est un instrument heuristique doté d’une histoire complexe »
Tout au cours de mon travail, j’ai utilisé le mot « organisation » dans son sens le plus courant dans la langue française : « Etat d’un corps organisé. Manière dont ce corps est organisé ==> Conformation ; structure » (Le Robert). C’était la manière la plus simple d’aborder une question complexe : de me demander si le mouvement anarchiste était, de 1880 à 1914, plus structuré que ce que l’on avait pu dire ou écrire jusqu’à aujourd’hui. Dans ce sens, « l’existence de réseaux épistolaires » ou « de relations personnelles entre les anarchistes », contrairement à ce qu’écrit Romain Ducoulombien, participent bien d’une « organisation ».
Pour répondre à cette question, j’ai choisi de travailler à plusieurs niveaux. D’abord, j’ai essayé de mieux connaître la population anarchiste (âge, sexe, situation professionnelle et situation familiale) dans la mesure où ces connaissances allaient me permettre de mieux comprendre la structure du mouvement lui-même : le fait par exemple que les compagnons viennent d’un même milieu social pouvait me permettre de comprendre sa cohésion ; le fait que les compagnons viennent de milieux sociaux très différents ou encore qu’il y ait un renouvellement des générations au sein du mouvement pouvait expliquer, par delà des considérations idéologiques, la difficulté à s’organiser. Dans un deuxième temps, j’ai tenté de mettre à jour et de caractériser les rapports existant ou non entre ces individus, et cela à l’échelle locale, départementale et nationale, voire (mais cette question se situait aux limites de mon sujet) internationale : ce sont les contacts entre groupes français et étrangers qui m’y ont amené. J’ai voulu mettre au jour :
1. Le fonctionnement des groupes, qui sont à la base du mouvement
2. Les contacts possibles entre groupes.
3. Les autres formes possibles de l’organisation.
Dans un troisième temps, j’ai travaillé sur les « doctrines anarchistes » non pour elles-mêmes (il existe déjà de très nombreux et excellents ouvrages sur la pensée anarchiste), mais surtout pour comprendre si les débats idéologiques existant au sein du mouvement - ou l’absence de débats - avaient pu avoir une incidence sur ses structures. Enfin, dans un dernier temps, il me restait à comprendre si l’action engagée par les anarchistes contre la République dans les années 1880-1914 était le résultat ou non d’une organisation plus ou moins poussée : pouvait-on parler d’un vaste complot contre la République ? Ce qui était intéressant à travers ce travail, en définitive, c’est qu’il me permettait de proposer à travers une histoire des structures une relecture presque complète de l’histoire du mouvement entre 1880 et 1914 en tentant d’intégrer tous les apports de la recherche de ces dernières années sur ces questions.
 
Des dépouillements « amples », qui contraignent l’auteur à « ignorer d’autres gisements » comme le CAC ; des lacunes bibliographiques

Pour répondre à ces questions, je me suis appuyé sur différents types de sources.
Tout d’abord, j’ai consulté les sources habituellement utilisées jusqu’à aujourd’hui par les historiens de l’anarchisme, c’est-à-dire d’une part les écrits anarchistes (notamment la presse anarchiste d’expression française), et d’autre part les rapports conservés au Archives Nationales et à la Préfecture de police de Paris, que j’ai dépouillés dans leur intégralité. Mais surtout, à l’aplomb de ces sources, pour aller au plus près de la vie du mouvement, je me suis appuyé sur les archives départementales (série M), voire municipales (Aube), qui n’avaient jamais vraiment été exploitées jusqu’à aujourd’hui dans le cadre d’un travail d’ensemble sur le mouvement anarchiste en France, et qui pourtant donnent les renseignements les plus utiles sur l’activité des groupes français au jour le jour : sur les lettres qu’ils reçoivent par exemple ; sur les compagnons qui les visitent…
Or l’utilisation de ces sources n’a pas été sans difficulté : il a d’abord fallu faire l’inventaire de ces archives dans les départements - un inventaire qui n’existait pas -. Ensuite, comme il n’était pas possible, matériellement, de visiter tous les services d’archives départementaux, j’ai dû faire un choix entre ces départements pour procéder à des sondages, et ce choix a été opéré :

  • 1. En fonction de la situation économique et politique (urbanisés, industriels, agricoles) de ces départements
  • 2. En fonction de leur situation géographique (départements enclavés, frontaliers…) ; en fonction de l’importance des archives qui s’y trouvaient, avec la volonté d’explorer un maximum de situations différentes.
    Après avoir opéré ces choix, je me suis rendu dans 23 départements dans lesquels j’ai dépouillé toutes les sources concernant l’anarchisme et pour lesquels j’ai commencé à écrire des histoires départementales ou régionales. Enfin, à partir de ces histoires départementales ou régionales, en les confrontant aux sources que j’avais pu consulter aux archives nationales et aux écrits anarchistes, j’ai tenté d’écrire une histoire nationale en me heurtant à quatre grandes difficultés. Première difficulté : comment faire une histoire du mouvement avec une documentation qui, en fonction des départements sondés, est si inégale en qualité et en quantité. Deuxième difficulté : comment faire une histoire nationale à partir d’histoires départementales qui résultent de perceptions différentes de la part des autorités locales. Troisième difficulté : comment écrire une histoire du mouvement quand un certain nombre de sources manquent parce que les anarchistes eux-mêmes ont fait disparaître des preuves compromettantes et parce que toute une partie de l’histoire secrète du mouvement n’a jamais fait l’objet de rapports de la part des indicateurs de police. Quatrième difficulté : même quand on a les archives en main, comment faire pour rendre compte d’une réalité qui, à la lumière des archives départementales, paraît toujours plus insaisissable : plus j’ai travaillé sur les archives départementales, plus je me suis en effet aperçu qu’il était pratiquement impossible de dénombrer avec précision la population anarchiste ; de la caractériser ; de connaître le tirage de la presse ; de connaître même le nombre des attentats anarchistes… En quittant le monde sécurisant des archives nationales, j’ai eu l’impression de déconstruire l’histoire du mouvement (voir les questions de méthode abordées dans l’introduction générale de la thèse et non publiées [4]). Cinquième difficulté : comment, à partir d’un ensemble de lettres, de rencontres entre anarchistes, de réunions de groupes, sans être trop descriptif, faire émerger ce qu’était le mouvement.
    Il est évident que ce type de recherches implique des choix et que les renseignements que pouvaient me donner certains gisements d’archives comme le CAC paraissaient vraiment très secondaires au regard d’une étude approfondie des archives départementales et nationales. Bien davantage que le CAC, si l’on voulait être plus exhaustif et approfondir encore ce travail, il faudrait dépouiller les archives des départements dans lesquels je ne me suis pas rendu, et surtout, consulter les archives des pays frontaliers.
    Concernant la bibliographie, il est vrai qu’il y a peu de références en langue étrangère dans mon ouvrage, cela pour une raison surtout : pour ce qui est de l’anarchisme français, il n’y a pas à ma connaissance de travaux étrangers portant sur les structures du mouvement anarchiste français en France ni sur les réseaux français à l’étranger. Or ma bibliographie est une bibliographie de travail, comme je le précise à plusieurs reprises. Evidemment, il m’était tout à fait possible, comme tout un chacun, d’aller sur le site de la BNF par exemple et d’indiquer dans ma bibliographie une vingtaine d’ouvrage généraux sur l’anarchisme dans toutes les langues. Cela aurait-il fait beaucoup avancer la question ?
    - « Existe-t-il une Internationale terroriste noire ? »
    Sur toutes les questions évoquées précédemment, je pense avoir obtenu un certain nombre de résultats qui vont finalement bien au-delà de cette question très réductrice. Il me semble en effet que mon travail fait avancer l’histoire de l’anarchisme dans deux directions : d’abord, j’ai une réponse à proposer sur ce qu’est le mouvement anarchiste. Ensuite, à cette occasion, il me semble avoir pu opérer une rupture dans la façon dont l’histoire de l’anarchisme français a été abordée jusqu’à aujourd’hui, dans la mesure où, à mon sens, les historiens de l’anarchisme ont, entre autres pour des raisons idéologiques, davantage transmis une mémoire du mouvement qu’une histoire de ce mouvement, une mémoire insistant sur les postulats suivants : 1. Les anarchistes sont surtout des artisans 2. Ils ne sont pas vraiment organisés parce qu’ils ne peuvent pas l’être sans se renier 3. Leur action est toujours spontanée, résultat d’initiatives individuelles.
    Or l’histoire du mouvement anarchiste français est bien différente, et il s’est transformé au cours de trois grands moments, avant l’entrée des anarchistes dans la Grande Guerre.
    Le premier moment correspond aux années 1880, qui sont des années de maturation au cours desquelles on peut faire plusieurs constats sur ce mouvement. Premier constat : du point de vue des effectifs, au début des années 1880, les compagnons sont beaucoup moins nombreux qu’on ne l’a dit jusqu’à aujourd’hui, mais ces effectifs augmentent par la suite, surtout à partir du milieu des années 1880 (jusqu’à cent militants dans les foyers les plus importants et moins de dix dans les foyers secondaires), une augmentation qui s’explique sans doute par un contexte économique particulier : la « Grande Dépression », ainsi que par le prosélytisme des premiers compagnons. Deuxième constat : d’un point de vue sociologique, ce milieu anarchiste est un milieu complexe et éclaté (les anarchistes ne sont pas tous des artisans comme on a pu l’écrire jusqu’à aujourd’hui) : ce sont soit des étrangers déracinés, soit des déclassés, soit des ouvriers d’usine, des artisans ou de presque bourgeois qui peuvent être mariés et avoir des enfants. Et cet éclatement permet de comprendre les fractures futures au sein du mouvement : ainsi par exemple, un certain nombre d’anarchistes qui appartiennent aux milieux ouvriers sont, dès les années 1880, davantage tentés par l’action collective de masse, tandis que d’autres anarchistes, souvent des déclassés, sont davantage favorables à l’action individuelle. Troisième constat : les années 1880 sont des années fondatrices d’un point de vue idéologique, puisqu’on assiste alors, grâce au développement de la propagande écrite et orale, à la construction d’une identité anarchiste qui assure l’unité du mouvement. Cette identité se fonde sur le compagnonnage anarchiste, qui est une sorte de code de conduite propre aux anarchistes apparu dans les années 1880, et sur l’adhésion des militants à un certain nombre de symboles et à un certain nombre de références historiques appartenant soit à l’histoire du mouvement ouvrier, soit à l’histoire républicaine, soit à l’histoire proprement anarchiste. Quatrième constat, du point de vue de l’organisation, le mouvement anarchiste est bien davantage qu’une poussière de groupes repliés sur eux-mêmes, et on peut ici développer quatre points :
  • 1. Les militants ont su mettre en place une organisation très souple à l’échelle régionale, nationale, voir internationale, qui se construit au début des années 1880
  • 2. Ils ont mis en place un certain nombre de dispositifs qui leur permettent d’être en contact permanent les uns avec les autres.
  • 3. Cette organisation est bipartite, avec d’une part des structures émergées, visibles, qui permettent de collecter les fonds, qui sont le support de la propagande écrite, orale, qui permettent de préparer des manifestations et qui permettent encore à ceux qui ne connaissent pas les anarchistes de prendre contact avec eux : c’est une sorte de « vitrine légale » du mouvement ; mais avec d’autre part tout un monde plus secret qui apparaît à peine dans les rapports et qui est, lui, le support d’actions moins avouables, voire, du terrorisme, les deux mondes entretenant évidemment des contacts.
  • 4. Cette organisation est hiérarchisée dans les faits, grâce à un certain nombre de militants, qui à Paris, Lyon, mais aussi à l’étranger (en Suisse, en Grande-Bretagne, en Belgique, sortes de bases arrières du mouvement), font la « cuisine du parti ».
    Le deuxième temps de l’histoire du mouvement concerne le début des années 1890 (de 1890 à 1895) au cours desquelles les relations entre anarchistes et République se tendent, et au cours desquelles le mouvement subit des mutations très profondes. La première mutation concerne l’évolution de la population anarchiste à cette époque, puisqu’on constate dans un premier temps une augmentation assez considérable de celle-ci, augmentation qui est le résultat de la propagande anarchiste et de la « publicité » faite au mouvement par les attentats. La deuxième mutation consiste à cette occasion en un certain renouvellement du milieu anarchiste, qui, d’un point de vue sociologique, est un milieu toujours plus fragmenté, comprenant entre autres : 1. Des jeunes anarchistes et des vieux anarchistes qui ne s’entendent pas toujours sur l’action ou sur les dogmes 2. Une population toujours plus industrielle, tentée par des formes d’action collective, voire des alliances avec d’autres révolutionnaires, dont certains abandonneront le mouvement au cours de la répression des années 1892-1894 pour pénétrer les autres groupes socialistes 3. Une minorité déviante - surtout des jeunes entrés dans les structures du mouvement à la fin des années 1880 - très attachée à des formes d’action individuelle (reprise individuelle, propagande par le fait) et utilisant souvent les théories anarchistes pour satisfaire des appétits personnels sous le couvert d’une action politique 4. Enfin, un certain nombre d’artistes ou de lettrés intéressés par la radicalité des positions anarchistes et par une esthétique de la violence, qui se rencontrent dans des salons à la mode. Et on assiste à des tensions graves entre ces populations anarchistes à tel point que les indicateurs de police ont pu, un moment, penser que le mouvement allait voler en éclats.
    En fait, ce qui le sauvera de l’éclatement, c’est la répression engagée par les autorités contre les compagnons à partir de 1893 surtout (avec les lois scélérates), une répression qui pousse les compagnons à s’unir face à l’Etat bourgeois : le compagnonnage anarchiste joue alors à plein dans le cadre d’une lutte à mort contre l’Etat. On constate également à cette époque une radicalisation des compagnons, qui, unis, glorifient comme jamais l’acte terroriste et le martyre. Enfin, dans le cadre de cette lutte à mort contre le pouvoir bourgeois, on remarque une transformation du mouvement, surtout à partir de 1893, ce dont témoignent trois évolutions. Première évolution : une hémorragie des militants les plus tièdes. Deuxième évolution : la disparition des structures les plus visibles du mouvement - celles qui donnent davantage prise à la répression -, et du coup, la difficulté à trouver des fonds ainsi que la fin des formes d’actions permises par ces structures visibles, comme l’organisation de réunions publiques ou la parution de journaux anarchistes. Troisième évolution : en revanche, le dynamisme d’un monde du secret, des réseaux et de la clandestinité, un monde qui téléguide un certain nombre d’actions anarchistes sanglantes dirigées contre la République, des actions toujours plus nombreuses dont les anarchistes comptent qu’elles finiront par déclencher le grand soir révolutionnaire. Le mouvement est devenu à cette époque une véritable organisation de combat, et, au centre de cette organisation, on peut encore - comme dans les années 1880 - s’interroger sur l’existence d’« exécutifs » anarchistes composés des principaux leaders du mouvement, qui, de Paris ou de Londres, en exil « téléguideraient » un certain nombre des actions dirigées contre la Troisième République.
    Le troisième moment concerne le tournant du siècle (à partir des années 1895), caractérisé par un renouveau anarchiste dans tous les sens du terme et par de nouvelles transformations du point de vue des structures du mouvement. Avec la fin de la répression, on assiste effectivement à une augmentation des effectifs anarchistes et à des tentatives pour reconstruire le mouvement sur le modèle du monde anarchiste des années 1880, mais c’est presque peine perdue, parce qu’à cette époque, avec la fin de la répression qui soudaient les militants et avec leur renouvellement, un certain nombre de forces centrifuges qui existaient au sein du mouvement osent enfin s’exprimer et le faire voler en éclats.
    Ces forces s’expriment notamment après l’échec des attentats, en opposant les partisans de la manière terroriste à ceux qui sont à la recherche de nouvelles solutions pour transformer la société. Elles s’expriment également au moment de l’affaire Dreyfus, en mettant aux prises des anarchistes dreyfusistes et des anarchistes antidreyfusistes ; elles s’expriment enfin à l’occasion de l’apparition d’organisations qui font concurrence aux anarchistes comme la CGT ou la SFIO, en mettant face à face ceux qui sont pour davantage d’organisation au sein du mouvement et pour la coopération avec les autres partis de gauche, et ceux qui sont contre. Dans ce cadre-là, au sein du mouvement anarchiste, on assiste à l‘apparition de différentes tendances qui donnent lieu à autant de mouvements anarchistes différents, tandis qu’en même temps, le socle identitaire sur lequel reposait « l’édifice anarchiste » au début des années 1890 se fissure pour laisser émerger des identités anarchistes toujours plus affirmées.
    Alors, on peut s’interroger pour savoir si cette renaissance du mouvement sur de nouvelles bases au tournant du siècle a gêné ou non les anarchistes dans leur action ? Il ne le semble pas, d’abord parce que cette action est dynamisée par l’apaisement de la répression ; parce qu’elle est ensuite stimulée par l’émergence au sein du mouvement d’une « anarchie de lettre » ; parce qu’elle reste le résultat, le plus souvent, d’une concertation entre anarchistes au niveau local, national, voire international, mais désormais au sein des différentes tendances qui sont le support de l’action. Enfin parce que certains anarchistes, partisans des alliances à gauche, sont désormais épaulés dans leur action par d’autres organisations révolutionnaires qu’il ont pu pénétrer et qui ont en partie les mêmes objectifs qu’eux : CGT, organisations néo-malthusiennes…
    Sur ces résultats, Romain Ducoulombien me fait quelques critiques :
     « Sans doute faut-il se garder de prendre au mot les catégories d’individus douteux dressées par la police. Le terme anarchiste est aussi une étiquette placée sur des formes de déviance sociale violente, dont le degré de conscience politique est inégale. L’auteur ne se confronte jamais vraiment aux difficultés évidentes que comporte cette assignation constante d’identité opérée par les services de police français ». Cette question est effectivement très importante. Elle est abordée assez longuement dans la partie de l’introduction non publiée de ma thèse (lorsque je pose un certain nombre de problèmes de méthode concernant l’identification des anarchistes) ainsi qu’au début de la seconde partie de ma thèse, non publiée également pour des questions d’ordre éditorial [5]. Sans doute aurait-il fallu publier ces passages ; c’est vrai !
     « Il ne s’agit donc pas vraiment de savoir si l’anarchisme est oui ou non « organisé » : là dessus l’auteur apporte suffisamment d’éléments pour conclure qu’il l’est en effet bien plus qu’il [le mouvement] n’a pu le prétendre ».
    Si ! C’est justement tout le projet de ce livre ! Son seul objectif ! Déterminer si l’anarchisme des années 1880-1914 est oui ou non plus organisé qu’on ne l’a dit !

 « Si le livre porte sur l’ensemble de l’histoire de la IIIe République jusqu’à la Grande Guerre, c’est en fait sur l’épisode terroriste des années 1890 qu’il concentre son attention et teste son hypothèse. Une telle approche possède un inconvénient majeur : elle condamne l’ouvrage à osciller entre la tentation de l’exhaustivité et la discussion fine d’un problème historique circonscrit. Le livre ne parvient pas à échapper à cette difficulté – et ce bien qu’il apporte, grâce à une écriture claire et efficace, des éléments utiles à une réflexion plus générale sur la place de l’anarchisme dans le mouvement ouvrier français ». Je ne teste pas mon hypothèse de travail sur le seul épisode terroriste des années 1890, loin de là ; je la teste tout au cours du livre, à travers l’analyse des structures du mouvement et à travers l’action engagée par les compagnons. Ainsi par exemple, sur 156 pages consacrées à l’action anarchiste de 1880 à 1914, 23 seulement traitent des attentats des années 1890, les pages les plus novatrices à mon sens concernant la propagande orale et la propagande écrite…
 « La bibliographie, même sous sa forme intégrale proposée en accès libre sur internet, ne comporte aucune référence en langue étrangère, ce qui est paradoxal pour un ouvrage qui entend démontrer l’existence, - en fait discutable – de bases arrières du terrorisme international anarchiste et même d’un exécutif anarchiste pour la France, voire pour l’Europe occidentale ». Vivien Bouhey « montre aussi comment les anarchistes individualistes, qui se sacrifient alors pour la cause se forment, se préparent, et passent à l’action, aidés puis cachés par des compagnons. C’est dans cette perspective qu’il affirme l’existence de bases arrières du terrorisme international anarchiste en Europe occidentale qui auraient permis aux compagnons de planifier et d’exécuter leurs attentats. L’hypothèse, cependant, nous semble assez faiblement étayée. L’auteur ne lui consacre vraiment qu’une page, où il n’apporte guère de preuves documentaires de ce qu’il avance. L’étranger - Genève, puis Londres et la Belgique - est plutôt un refuge qu’une base arrière pour les anarchistes poursuivis par la police française ». Il y a des ouvrages en langue étrangère dans ma bibliographie (peu, je m’en suis expliqué plus haut), mais mon objectif principal dans ce livre qu’il ne faut pas caricaturer n’a jamais été de démontrer l’existence d’un « exécutif anarchiste » ou de « bases arrières » du terrorisme. Dans la perspective d’une réflexion très générale sur les structures du mouvement de 1880 à 1914, un certain nombre de rapports de police ainsi que l’action d’Emile Henry par exemple m’ont conduit à envisager, de manière prudente, l’existence de ces « bases arrières » ainsi que celle d’« exécutifs anarchistes » (p. 213, p. 286-292 et p. 297 par exemple). Ce sont les rapports de police qui m’amènent à envisager ces hypothèses qu’il faudrait évidemment discuter (« refuges » ou « bases arrières ») grâce à l’étude des sources étrangères, ce que je n’ai pas fait et que d’autres historiens feront peut-être. Je sais ces hypothèses fragiles. Elles sont non au cœur de mon ouvrage mais à sa périphérie et je reste toujours très prudent quand je les aborde : « sans aller aussi loin » (p. 298) ; « dans l’attente d’une étude plus approfondie des sources anglaises » (p. 298) [6]
 « Mais en 1914 ? En quoi le constat d’un minimum d’organisation anarchiste permet-il de comprendre l’effondrement anarchiste du début de la guerre ? Faut-il conclure avec l’auteur que le mouvement anarchiste a fait beaucoup de bruit pour rien ? ». Là encore, mon projet n’a jamais été de montrer que le minimum d’organisation du début de la Grande Guerre permettait de comprendre l’effondrement anarchiste du début de la guerre. Dans la perspective d’une histoire des structures du mouvement, j’ai montré l’effacement de celles-ci au début de la Grande Guerre et je n’ai pas mis les deux phénomènes en rapport. Quant au « beaucoup de bruit pour rien », il concerne l’attitude des anarchistes en 1914, au moment de l’entrée en guerre, non les activités du mouvement dans les années 1880-1914 !
Conclusion
Je crois pour finir qu’il faut lire ce livre pour ce qu’il est : une histoire des structures d’un mouvement sur toute la période 1880-1914, sous-tendue par deux questions : les anarchistes sont-ils plus organisés qu’on ne l’a dit jusqu’à aujourd’hui ? Cette structure a-t-elle pu servir l’action anarchiste de 1880 à 1914 ou non ? Ce livre n’a pas d’autres ambitions. Notez également que j’ai voulu faire ce travail de la façon la plus objective qui soit, sans parti pris idéologique. Si, au cours de mes recherches, les archives départementales avaient confirmé la perception que Jean Maitron avait des structures du mouvement, j’aurais cherché un autre sujet de thèse !
V. Bouhey

[1Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, Gallimard, 1975, 410 p.

[2Joël Berthoud, "L’attentat contre le Président Carnot et les rapports avec le mouvement anarchiste des années 90", mémoire de maîtrise soutenue à Lyon, 1969, 126 p.

[3Les Cahiers de l’histoire, tome XVI, 1971.

[4Vivien Bouhey, "Les Anarchistes contre la République, 1880-1914", thèse soutenue à l’université Paris X Nanterre en 2006 sous la direction de Philippe Levillain, 1337 p.

[5Ibid.

[6Vivien Bouhey, Les Anarchistes contre la République, 1880-1914, PUR, janvier 2009, 491 p.