SERGE, Victor. L’affaire Toulaév

Un roman révolutionnaire

SERGE, Victor (Bruxelles, 1890-Mexico, 1947)Littérature. Roman historique* bibliographie

PRÉFACE. NON ÉTEINT (L’AFFAIRE VICTOR SERGE)
Par Susan Sontag
Editions Zone, 2009. 396 p. 205 x 140 mm. ISBN : 2-35522-019-0

Lémi, Mécanique de la Terreur : les procès de Moscou selon Victor Serge :
« Les vieux du parti s’évitaient les uns les autres, pour ne pas se regarder en face, ne pas se mentir ignoblement en face par lâcheté raisonnable, ne pas trébucher sur des noms de camarades disparus, ne pas se compromettre en serrant une main, ne pas s’accabler en ne la serrant point. » (Victor Serge)
Il y a des meurtres qui naissent de rien, d’une lubie passagère, d’une folie inattendue. On voit ce personnage s’ébrouer, il semble normal ou presque, il vient de sourire à une femme ou d’apprécier un steak à la terrasse d’un café, il n’a rien d’un héros ou d’un bourreau et soudain, on tourne la page et du sang recouvre ses mains, un corps gît à ses pieds, et lui regarde la scène d’un air éberlué : « C’est moi qui viens de faire ça ? » Kostia, ouvrier dans le Moscou de la fin des années 1930, qui assassine sous le coup d’un emballement soudain une huile du parti (Toulaév) inopinément croisée dans la rue, fait partie de cette catégorie. Il tue, il a ses raisons (bonnes, les raisons), mais cela ressemble plus à un accident qu’autre chose.

"Cette tête, il crut la reconnaître lointainement. L’homme dit quelque chose au chauffeur qui répondit sur un ton déférent : "Bien, camarade Toulaév."

Toulaév ? Du Comité central ? Celui des déportations en masse de la région de Vorogène ? Celui de l’épuration des universités ? Kostia se retourna, par curiosité, pour mieux le dévisager. L’auto disparaissait au coin de la rue. Toulaév, d’un pas leste et pesant, rejoignait Kostia, le dépassait, s’arrêtait, levait la tête sur une fenêtre éclairée. De fins cristaux de gel tombaient sur sa face levée, lui saupoudrant les sourcils et les moustaches. Kostia se trouva derrière lui, la main de Kostia se souvint toute seule du revolver colt, le fit surgir et…"
Kostia tue comme on shoote dans une poubelle ou comme on fracasse une permanence UMP un soir de colère. Sans gravité ni cérémonial, simplement parce que d’un coup cela semble la chose à faire. Geste impérieux. Comme l’anti-héros de l’Etranger (Meursault) qui tue presque par désœuvrement, parce que le soleil tape trop fort et/ou que sa mère vient de mourir, Kostia semble tuer involontairement. Mais, contrairement à Meursault, Kostia n’est pas jugé pour son acte. Il s’enfuit, laisse ce mauvais rêve derrière lui, et rien ne l’accuse. Le meurtre de Toulaév, irrésolu, va être l’occasion d’une purge gigantesque frappant toute l’URSS, épurant le parti du haut en bas, n’épargnant rien ni personne. C’est ce déchaînement absurde et meurtrier de parano totalitaire que nous donne à lire Victor Serge.