MICHEL, Louise.- L’Ére nouvelle

MICHEL, Louise

CHAPITRE I

Pareil à la sève d’avril, le sang monte au renouveau séculaire dans le vieil arbre humain ( le vieil arbre de misère ).
Sous l’humus des erreurs qui tombent pour s’entasser pareilles à des feuilles mortes, voici les perce-neige et les jonquilles d’or, et le vieil arbre frissonne aux souffles printaniers.
Les fleurs rouges du joli bois sortent saignantes des branches ; les bourgeons gonflés éclatent : voici les feuilles et les fleurs nouvelles.
C’est une étape de la nature.
Cela deviendra les fourrés profonds où s’appelleront les nids, où mûriront les fruits ; et tout retournera au creuset de la vie universelle.
Ainsi souffle la brise matinière à la vermeille aurore du Monde nouveau.
Les religions et les États sont encore là, devant nos yeux, mais les cadavres n’ont-ils pas gardé l’apparence humaine quand on les ensevelit pour les confier à la terre ?
La pâleur, la rigidité des morts, l’odeur de la décomposition, n’indiquent-elles pas que tout est fini pour l’être qui a cessé de vivre ?
Cette pâleur, cette décomposition, la vieille société les a déjà dans les affres de son agonie.
Soyez tranquille, elle va finir.
Elle se meurt la vieille ogresse qui boit le sang humain depuis les commencements pour faire durer son existence maudite.
Ses provocations, ses cruautés incessantes, ses complots usés, tout cela n’y fera rien ; c’est l’hiver séculaire, il faut que ce monde maudit s’en aille : voici le printemps où la race humaine préparera le nid de ses petits, plus malheureux jusqu’à présent que ceux des bêtes.
Il faut bien qu’il meure ce vieux monde, puisque nul n’y est plus en sûreté, puisque l’instinct de conservation de la race s’éveille, et que chacun, pris d’inquiétude et ne respirant plus dans la ruine pestilentielle, jette un regard désespéré vers l’horizon.
On a brûlé les étapes ; hier encore, beaucoup croyaient tout cela solide ; aujourd’hui, personne autre que des dupes ou des fripons ne nie l’évidence des faits. — La Révolution s’impose. L’intérêt de tous exige la fin du parasitisme.

Quand un essaim d’abeilles, pillé par les frelons, n’a plus de miel dans sa ruche, il fait une guerre à mort aux bandits avant de recommencer le travail.
Nous, nous parlementons avec les frelons humains, leur demandant humblement de laisser un peu de miel au fond de l’alvéole, afin que la ruche puisse recommencer à se remplir pour eux.
Les animaux s’unissent contre le danger commun ; les boeufs sauvages s’en vont par bandes chercher des pâtures plus fertiles : ensemble, ils font tête aux loups.
Les hommes, seuls, ne s’uniraient pas pour traverser l’époque terrible où nous sommes ! Serions-nous moins intelligents que la bête ?
Que fera-t-on des milliers et des milliers de travailleurs qui s’en vont affamés par les pays noirs dont ils ont déjà tiré tant de richesses pour leurs exploiteurs ?
Vont-ils se laisser abattre comme des bandes de loup ?
Les Romains, quand ils n’étaient pas assez riches pour envoyer le trop-plein de leurs esclaves à Carthage, les enfouissaient vivants ; une hécatombe eût fait trop de bruit ; le linceul du sable est muet. Est-ce ainsi que procédera la séquelle capitaliste ?
Emplira-t-on les prisons avec tous les crève-de-faim ? Elles regorgeraient bientôt jusqu’à la gueule.
En bâtira-t-on de nouvelles ? Il n’y a plus assez d’argent même pour le mal : les folies tonkinoises et autres ont absorbé les millions, les fonds secrets sont épuisés pour tendre des traquenards aux révolutionnaires.
Essaiera-t-on de bercer, d’endormir encore les peuples avec des promesses ?
Cela est devenu difficile. Les Don Quichotte revanchards qui soufflent dans leurs clairons au moindre signe des Bismarck ( pour les protéger en donnant l’illusion qu’ils les menacent ) ne trompent heureusement pas la jeunesse entière : l’esprit de l’Internationale a survécu aux fusillades versaillaises.
Plus hauts et plus puissants que le cuivre tonnent de cime en cime les appels de la Liberté, de l’Égalité, dont la légende éveille des sens nouveaux.
Il faut maintenant la réalité de ces mots partout inscrits, et qui, nulle part, ne sont en pratique.
La chrysalide humaine évolue : on ne fera plus rentrer ses ailes dans l’enveloppe crevée.
Il faut que tout s’en aille à l’Océan commun, sollicité par des besoins de renouveau, par des sens jusqu’ici inconnus et dont rien ne peut arrêter le développement fatal.
Comme la goutte d’eau tient à la goutte d’eau d’une même vague et d’un même océan, l’humanité entière roule dans la même tempête vers le grand but.
La bête humaine qui, au fond des âges, avait monté de la famille à la tribu, à la horde, à la nation, monte, monte encore, monte toujours ; et la famille devient race entière.
Les langues, qui ont évolué suivant les vicissitudes humaines, adoptent pour leurs besoins nouveaux des mots semblables, parce que tous les peuples éprouvent ce même besoin : la Révolution.
Et la révolution dans la science, dans les arts, comme dans l’industrie, rend de plus en plus nécessaire cette langue universelle qui déjà se forme d’elle-même et qui sera le corollaire de la grande éclosion.

CHAPITRE II

La société humaine n’en a plus pour longtemps de ces guerres qui ne servent qu’à ses ennemis, ses maîtres : nul ne peut empêcher le soleil de demain de succéder à notre nuit.
Aujourd’hui nul homme ne peut vivre autrement que comme l’oiseau sur la branche, c’est-à-dire guetté par le chat ou le chasseur.
Les États eux-mêmes ont l’épée de Damoclès suspendue sur leur tête : la dette les ronge et l’emprunt qui les fait vivre s’use comme le reste.
Les crève-de-faim, les dents longues, sortent des bois ; ils courent les plaines, ils entrent dans les villes : la ruche, lasse d’être pillée, bourdonne en montrant l’aiguillon. Eux qui ont tout créé, ils manquent de tout.
Au coin des bornes, il y a longtemps qu’ils crèvent, vagabonds, devant les palais qu’ils ont bâtis : l’herbe des champs ne peut plus les nourrir, elle est pour les troupeaux des riches.
Il n’y a de travail que pour ceux qui s’accommodent d’un salaire dérisoire ou qui s’abrutissent dans une tâche quotidienne de huit à dix heures.
Alors la colère monte : les exploités se sentent, eux aussi, un coeur, un estomac, un cerveau.
Tout cela est affamé, tout cela ne veut pas mourir ; et ils se lèvent ! Les Jacques allument la torche aux lampes des mineurs : nul prolétaire ne rentrera dans son trou : mieux vaut crever dans la révolte.
La révolte ! c’est le soulèvement des consciences, c’est l’indignation, c’est la revendication des droits violés... Qui donc se révolte sans être lésé ?
Plus on aura pesé sur les misérables, plus la révolte sera terrible ; plus ceux qui gouvernent commettront de crimes, plus on verra clair enfin, et plus implacablement on fera justice...

CHAPITRE III

— Le Capital ! dit-on avec un respect craintif, — on parle de détruire le capital ! Hein ? ...
Ah ! Il y a longtemps que la raison, que la logique en a fait justice du Capital : est-il d’essence supérieure au travail et à la science ?
Supposez des Rothschilds quelconques, possédant toutes les mines d’or et de diamants de la terre, qu’en feraient-ils sans les mineurs ? Qui donc extrairait l’or du sable, le diamant de la gemme ?
Donnez aux exploiteurs des carrières de marbre sans personne pour en tailler, pour en arracher les blocs...
Que ces gens-là le sachent, ils sont incapables de tirer parti de rien sans les travailleurs : mangeront-ils la terre si personne ne la fait produire ?
Allez, allez ! il y a longtemps que la Bastille capitaliste ne compte plus pour l’avenir.
Et, du reste, cette portion de biens qu’ils détiennent au détriment de la foule des déshérités est infime en regard des prodigieuses richesses que nous donnera la science !
Ce n’est pas pour le reconstituer sur la terre qu’on a détruit l’enfer d’outre-vie ; détruit, le jour où l’on a eu conscience qu’il serait monstrueux, ce Dieu éternellement bourreau, qui, pouvant mettre partout la justice, laisserait le monde se débattre à jamais dans tous les désespoirs, dans toutes les horreurs ; et en même temps que l’enfer des religions s’écroulent les enfers terrestres avec les amorces de récompenses égoïstes qui n’engendrent que corruption.
C’est avec ces récompenses corruptrices qu’on a fait patienter si longtemps les uns que leur patience est usée, et si bien persuadé aux autres que tout doit se passer ainsi de par l’ injustice séculaire, qu’ils ont la conscience ankylosée et commettent ou subissent le crime.
Cela est fini : les voiles de tous les tabernacles se déchirent.
Finis les trônes, finies les chamarreries de dignités illusoire, finis les grelots humains.
Toute chose à laquelle on ne croit plus est morte.
On commence à s’apercevoir que les oiseaux, les fourmis, les abeilles se groupent librement, pour faire ensemble le travail et résister au danger qui pourrait surgir ; et que les animaux donnent aux hommes l’exemple de la sociabilité.
Comment tombera la geôle du passé que frappent de toutes parts les tempêtes populaires ?
Nul ne le sait.
Croulera-t-elle dans les désastres ?
Les privilégiés, acculés par le malheur commun, feront-ils une immense nuit du 4 Août ?
La marée populaire couvrira-t-elle le monde ?...
Ce qui est sûr, c’est que le siècle ne se couchera pas sans que se lève enfin l’astre de la Révolution : l’homme, comme tout être, veut vivre, et nul — pas même l’exploiteur — ne pourra bientôt plus vivre si le droit ne remplace la force.
Prolétaires, employés, petits commerçants, petits propriétaires, tous sentent que d’un bout à l’autre de la société, chacun, dans son âpre lutte pour l’existence, est, à la fois, dévorant et dévoré.
Le grand propriétaire, le grand capitaliste, pèse sur le petit de la même manière que les petits boutiquiers pèsent sur les travailleurs, lesquels travailleurs s’infligent entre eux les mêmes lois fatales de la concurrence et ont de plus à supporter tout le poids des grands et petits exploiteurs ; aussi, comme le grain sous la meule, sont-ils finalement broyés.
On s’aperçoit, d’autre part, que le soleil, l’air, appartenant à tous ( parce qu’on n’a pas pu les affermer au profit de quelques-uns ), n’en continuent pas moins à vivifier la nature au bénéfice de tous ; qu’en prenant le chemin de fer, aucun voyageur n’empêche les autres de parvenir à destination ; que les lettres ou télégrammes reçus par les uns n’entravent nullement l’arrivée des lettres ou télégrammes au profit des autres.
Au contraire, plus les communications s’universalisent et mieux cela vaut pour chacun.
On n’a que faire, pour toutes ces choses, de gouvernement qui entrave, taxe, impose, en gros et en détail, on même qui gaspille, mais on a besoin de travail, d’intelligence, de libre essor qui vivifient.
En somme, le principe de tout pour tous se simplifie, se formule clairement dans les esprits.
On pourrait dire, cependant, que le soleil et l’air n’appartiennent pas également à tout le monde, puisque les uns ont mille fois plus d’espace et de lumière qu’il ne leur en faut, et que les autres en ont mille fois moins ; mais la faute en étant aux inégalités sociales, doit disparaître avec elles.
L’ignorance qui les engendre, quelle calamité !
L’ignorance des premières notions d’hygiène est cause que tant de citadins — qui succombent faute d’air — diminuent encore cette quantité d’air.
Comme si la santé — le premier des biens — n’exigeait pas qu’on balayât, par la ventilation, les miasmes du bouge où l’on nous entasse, de l’usine où l’on nous dépouille !
Comme si pour assainir, l’air pur n’était pas le complément du feu !
« Courants d’air ! courants d’air ! » quelle sempiternelle rengaine déchire l’oreille de ceux dont l’enfance s’est épanouie aux douces senteurs des champs, dont les poumons se sont trempés dans l’atmosphère rustique de la belle Nature !
Heureux le riche !
Il est de fait que la naissance et la mort, ces grandes égalitaires, ne se présentent pas de la même façon pour le riche que pour le pauvre. Étant donné nos lois iniques, il n’en peut être autrement.
Mais ces lois iniques disparaîtront avec le reste : il faut bien arracher le chaume et retourner la terre pour semer le blé nouveau.

CHAPITRE IV

Supposons que la chose soit faite, que dans la tempête révolutionnaire, l’épave sur laquelle nous flottons ait enfin touché le rivage, malgré ceux qui, stupidement, préfèrent s’engloutir avec la société actuelle.
Supposons que la ruche travailleuse, se répande libre dans l’espace, voici ce qu’elle dirait :
— Nous ne pouvons plus vivre comme nos aïeux de l’âge de pierre, ni comme au siècle passé, puisque les inventions successives, puisque les découvertes, de la science ont amené la certitude que tout produira au centuple quand on utilisera ces découvertes pour le bien-être général, au lieu de ne laisser qu’une poignée de rapaces s’en servir pour affamer le reste.
Les machines, dont chacune tue des centaines de travailleurs, parce qu’elles n’ont jamais été employées que pour l’exploitation de l’homme par l’homme, seraient, étant à tous, une des sources de richesses infinies pour tous.
Jusqu’à présent le peuple est victime de la machine ; on n’a perfectionné que les engrenages qui multiplient le travail : on n’a pas touché à l’engrenage économique qui déchire le travailleur sous ses dents.
Dam ! comme on ne peut pas établir d’abattoirs pour se débarrasser des prolétaires exténués avant l’âge, la machine s’en charge, et ce serait dommage d’entraver d’aussi hautes-oeuvres.
Eh bien ! au contraire, la machine, devenue l’esclave de l’ouvrier, ferait produire à chacun, au bénéfice général, ce que produisent actuellement un si grand nombre d’exploités au bénéfice des quelques-uns et souvent du seul individu qui les exploite, et même alors chacun aurait tous les jours, pour son repos ou ses études, plus de temps, plus de loisirs, qu’il n’en peut avoir, aujourd’hui, dans toute sa semaine.
Le repos après le travail ! l’étude ! c’est si bon ! et si rare, excepté pour les riches qui en ont trop.
Autant celui qui ne travaille jamais ignore le bien-être d’un peu de repos, autant l’être surmené y aspire.
Celui dont le cerveau s’est rétréci, muré par l’égoïsme, n’a plus d’idées : elles ne jaillissent plus, elles sont mortes.
Au contraire, le cerveau, comme l’estomac du travailleur, deviennent avides par l’activité dévorante de toute une race sans pâture depuis des siècles, activité mise encore en appétit par l’époque virile de l’humanité : dans les cerveaux incultes germent des idées fortes et fières pareilles aux poussées des forêts vierges.
C’est bien le temps du renouveau.
En attendant, vous savez ces vers du bon Lafontaine :
Pour un âne enlevé, deux voleurs se battaient :
Survint un troisième larron
Qui saisit maître Aliboron...
Telle est l’histoire des gouvernements qui légifèrent et des Compagnies financières gloutonnes qui affament le gréviste et se repaissent avec les détritus des vieilles sociétés : gouvernements et Compagnies le harcèlent, toujours tenant les fusils de l’ordre sur sa gorge, et discutent pour savoir si c’est la Compagnie ou si c’est l’État qui reprendra l’exploitation ( comme à Decazeville ).
Survient le troisième larron de la fable, sous forme de la ruine, qui détruit la mine sans mineurs, la mine où s’enflamme la poussière des charbons abandonnés, la mine envahie par l’eau qui s’engouffre dès qu’on cesse de la combattre.
Partout où n’est plus la main créatrice du pionnier, l’industrie meurt, et cette main créatrice, cette main du pionnier seule la ressuscitera dès qu’il le pourra sans forfaiture ; et il le pourra la mine étant à ceux qui la fouillent, la terre à ceux qui la font produire, la machine à ceux qui la font grincer, c’est-à-dire, à chacun et à tous, tous les moyens de produire et tous les produits.
La Révolution, la Révolution violente est hâtée, soufflée, rendue inévitable par l’affolement du pouvoir.
La propriété n’est plus si les prolétaires préfèrent crever de faim que d’engraisser leurs maîtres, leurs sangsues, et le Capital aura vécu comme les autres erreurs quand on le voudra.
S’il plaît au travailleur de faire grève, s’il lui plaît de se révolter, la terre est noire des fourmis humaines. Elles sont le nombre, le nombre immense qui n’a jamais su sa force : le désespoir la lui apprendra.
Les coups de cravache l’apprennent au lion en cage comme le coup de massue l’apprend au taureau à l’abattoir : alors le lion prend sous ses ongles l’histrion qui l’a cravaché ; le taureau brise la corde qui lui courbait la tête à l’anneau du supplice, s’échappe et sème l’effroi sur son passage.
On l’a vu en 1793 et au 18 Mars, on l’a vu à Decazeville quand la mesure a été comble : on le verra ailleurs, peut-être un jour à Vierzon.

CHAPITRE V

Rien n’est inutile dans la nature : pas plus que les bourgeons printaniers qui couvrent les arbres en avril, les sens nouveaux qui gonflent les cerveaux des foules ne resteront sans germe et ne germeront en vain.
Remarquez ceci : la plupart des grévistes soit de Decazeville, soit du Borinage, ne savaient un mot de socialisme ; les mots de Liberté ou d’Égalité, qu’ils épellent au fronton des édifices, ne leur disaient rien.
Mais ils ont jeté des effluves si chaudes, ces mots-là, que partout ils deviennent des sens rudimentaires et font que partout la race humaine doit remplacer le bétail humain que nous sommes encore.
Le dernier des grands bardes solitaires est mort. Voici le choeur des bardes, et les bardes ce sont les foules : comme chacun parle, comme chacun marche, chacun se servira de son oreille, de sa voix, de ses yeux.
L’oreille se développe par l’éducation musicale ; les yeux deviennent justes chez les peintres ; les mains, qui, chez le sculpteur, savent tailler le bois, le marbre et la pierre, deviendront, par la pratique, expertes chez tous ; car nul n’a des yeux, des oreilles, des mains pour ne pas s’en servir, de sorte que les races atteindront à un degré difficile à comprendre.
Elle sera magnifique, la légende nouvelle chantée par ceux qui nous succéderont.
Tous étant poètes, tous étant savants, tous sachant se servir de facultés jusqu’alors rudimentaires, rien de nos sauvageries présentes ne subsistera.
L’Humanité évoluant enfin en pleine lumière de liberté, des objections, basées alors sur les moeurs d’aujourd’hui, seraient encore moins valables.
— Comment vivraient les paresseux ? Comment l’envie, la jalousie s’arrangeraient-elles de l’égalité ?
— Est-ce que dans le bien-être général ces arguments ne tombent pas d’eux-mêmes ?
Eh parbleu ! comment vivront les fainéants ?
Est-ce qu’il n’y aura pas encore pendant longtemps des estropiés de corps ou d’esprit, des fainéants, des gens qui, par atavisme, hériteront des infirmités présentes ?
Les paresseux, comme les aveugles, ou les sourds, sont des infirmes qui ont droit à la vie, et ils vivront, ou plutôt végéteront sans nuire à personne.
Quant à la jalousie, quant à l’envie, etc., est-ce qu’il y aura de tels états possibles ? Puisque la machine sera au service de l’homme, et au profit de tous, à quoi donc servirait d’envier ce dont on serait toujours sûr de jouir en toute plénitude ?
Est-ce que la science universalisée n’empêchera pas les folies de l’orgueil ?
Est-ce que les travailleurs, alors, resteront enchaînés à un métier qu’ils ne pourraient faire, par manque d’aptitudes ou parce qu’il ne leur plairait pas de l’exercer ? Est-ce qu’en changeant de groupements ils ne trouveraient pas toujours des ressources nouvelles ?
Au lieu d’héritages qui font les parricides, chacun aura l’héritage de l’humanité, héritage immense, et dont nous avons à peine une idée, sous forme des richesses de chaque genre, ou plutôt de tous les genres de travail, dans leurs incommensurables variétés.
Les groupements libres d’individus libres, le travail fait pour le bien-être de tous et de chacun : il faudra bien qu’on en arrive là ( par nécessité ), puisque quelques oisifs, quelques monstrueux parasites, ne peuvent faire disparaître, à leur gré, les légions sans nombre, les légions grondantes de ceux qui travaillent.
Faut-il que ceux dont la mort n’empêcherait rien de marcher causent la perte de l’espèce entière ?
Les choses, du reste, seront bien simplifiées : l’Europe, l’univers éprouvent, les mêmes anxiétés qui sont le prélude de l’enfantement du Monde nouveau pur lequel toute entraille de penseur se sent déjà tressaillir.
Les âges de pierre et de bronze ont passé ; notre âge passera : nous ressentons les heurts spasmodiques de son agonie, et c’est dans sa mort que nous voyons l’histoire de toutes les époques disparues.
Chacune d’elles emporte froides les choses qui l’ont passionnée ; elles sont finies : alors dans le renouveau grandissent les choses regardées comme utopies à la dernière étape.
Les idées jetées en jalons par les sentinelles perdues servent à de nouveaux explorateurs et, sans fin, on va vers des temps incomparablement plus proches de l’Idéal.
Entre ces temps et le nôtre justement est la période où l’humanité, devenant virile, ne supporte plus qu’en regimbant les chaînes qui l’immobilisent dans l’ornière.
Nulle promesse endormeuse ne bercera plus ceux qui auront vu les malheurs amoncelés sur notre espèce par la crédulité, pas même les miroitements d’amélioration basés sur des paroles vaines.
Les paroles s’envolent à tous les vents : serments et plaintes tombent ensemble dans le balaiement éternel.
C’est ce qui, sous le nom de parlementarisme, allonge l’étape actuelle où nous piétinons.
Étape tourmentée où le vertige habite de plus en plus les sommets du pouvoir : l’impuissance, le parasitisme, la bêtise, la folie, étayés l’un sur l’autre, sont encore debout.
Mais quelle ruine dure toujours ?
Aussi n’y a-t-il pas de doute que la plus abominable de toutes les caducités — notre état social — ne doive bientôt disparaître.
Avec cette société devenue coupe-gorge, il y a nécessité absolue d’en finir.

CHAPITRE VI

Savez-vous comment on s’apercevra que le vieux monde n’existe plus ? Ceux qui, d’une oubliette, sont revenus à la lumière, à la sécurité, ceux-là, seuls, pourraient le dire.
Les groupements formés par le danger commun et survivant seuls à la ruine commune reprendront naturellement les choses d’intérêt général, dont aujourd’hui nos ennemis mortels sont les seuls à bénéficier :
Postes, chemins de fer, télégraphes, mines, agriculture, seront d’autant plus en activité que les communications entre les travailleurs auront la surabondance de vie des foules délivrées — enfin respirant libres.
Plus de guerres, plus de parasites à gorger : la puissance de l’homme sur les choses d’autant plus grande et d’autant plus salutaire que le pouvoir des individus les uns sur les autres aura été détruit.
Plus de luttes pour l’existence — de luttes pareilles à celles des fauves : toutes les forces pour multiplier les productions, afin que chaque être nage dans l’abondance ; toutes les inventions nouvelles — et la science, enfin libre dans ses investigations — servant, pour la première fois, à l’humanité entière : rayonnantes, fécondes, audacieuses, elles frapperont de leur fulgurance tout ce qu’à cette heure encore on amoindrit, étouffe, enténèbre.
S’il se dépense, hélas ! autant d’efforts pour entraver la marche irrésistible du progrès, c’est que, outre ceux qui vivent d’ignorance, d’erreur, d’injustice, il y a ceux qui en meurent et trouvent cela bien ; il y a aussi les retardataires s’entêtant sur des choses inutiles parce qu’elles leur ont coûté beaucoup à conquérir — c’est naturel — et ce n’est pas avec des paroles qu’on guérira les gens de pareils béguins : les catastrophes seules pourront y suffire.
On discutera encore dans nos parlotes bourgeoises ( et même révolutionnaires ) quand le ras de marée des crève-de-faim nous passera sur la tête à tous.
Il monte vite, et, par les trouées faites un peu partout : à Decazeville, en Belgique, en Angleterre, en Amérique, le récif qui protège le monde vermoulu de jour en jour s’ébrèche et c’est par ces brèches que passera l’océan de la révolte qui partout mugit. ( Tout vient à son heure. )
C’est dans cet océan-là que les fleuves humains se précipitent : ainsi s’en vont : arts, littératures, sciences, ainsi tout se noie sous le flot de la rouge aurore du vingtième siècle qui déjà reluit.
Et sous le flot de cette aurore grandissante, comme un amas de poussières en fusion les petites vanités deviennent l’immense amour du progrès humain ; et les grelots de célébrité, d’honneurs, cessent de tinter pour des oreilles, pour des coeurs brûlant d’une soif de perfectibilité.
Tout ce qui nous semble indéchiffrable : l’électricité, le magnétisme, aura, dans vingt-cinq ans, donné des résultats tels, qu’en y joignant les découvertes sur la chimie, l’agriculture, le mécanisme, on se demandera, stupéfait, comment les hommes de notre époque pouvaient croire que la misère qui décime les masses fût une calamité inévitable et fût nécessaire au bien-être d’une poignée de privilégiés !
N’est-il pas grandement temps que chacun le soit, privilégié ! N’y a-t-il pas assez longtemps déjà que cela dure, assez longtemps que chacun traîne son boulet, que chacun tire sur sa chaîne sans parvenir à la rompre ! Rompues ? Alors elles le seront toutes.
« Voici les rouges pâques », dit la chanson des Jacques.
Les rouges pâques après lesquelles la chrysalide humaine aura évolué, pressée par les souffles de germinal, pour être jetée ensuite sur la terre, les ailes déchirées, peut-être. Qu’importe ! elle a senti l’air libre : d’autres y voleront, et gagnés de la même fièvre sublime, tous y voleront à leur tour.

CHAPITRE VII

A quoi bon comparer toujours ce qui se passe sous ce régime infect à ce qui se passera dans des milieux salubres ?
Est-ce que les fenêtres fermées à la neige d’hiver ne s’ouvrent pas toutes grandes aux haleines chaudes de l’été ?
Est-ce que les âges de la vie ont les mêmes besoins, les mêmes aptitudes ?
Ne nous arrêtons donc plus à des arguments oiseux.
Est-ce que les besoins nouveaux, les aptitudes nouvelles, ne sont pas, à leur tour, les sources d’autres besoins éveillant d’autres aptitudes ?
L’homme se façonne aux arts, aux sciences, aux idées de justice, comme chez les protées aveugles évolue le sens visuel sollicité par la lumière ; et malgré des milieux défavorables, la bête humaine, enfin, se sent, elle aussi, appelée par des horizons lumineux.
Du feu ravi au cratère fumant, de forêts enflammées par la foudre, ou même du simple frottement de deux morceaux de bois, est venue une si grande poussée en avant, qu’après avoir fixé les Prométhées au pic rocheux où le dévorent les vautours, l’homme adora le feu et le divinisa.
Rien de plus expressif que cette légende.
Toujours ceux qui sont le plus intéressés au progrès se révoltent le plus farouchement contre ce progrès.
On immola les premiers qui firent du feu ; on battit de verges le premier qui, proclamant le mouvement de la terre autour du soleil, détruisait la légende de Josué, comme on ôte une pierre à une citadelle.
Toujours ceux qui s’attaquèrent aux dieux et aux rois furent brisés dans la lutte ; pourtant les dieux sont tombés, les rois tombent, et bientôt se vérifieront les paroles de Blanqui : « Ni Dieu ni maître ! »
Que les Prométhées soient livrés aux vautours, est-ce que cela empêche la tribu de se grouper au foyer commun ? Est-ce que cela empêche la vapeur de faire des merveilles, l’électricité d’en promettre de plus grandes ?
Au contraire, l’idée arrosée de sang germe plus vite et mieux, elle ramifie plus profondément ; dans les cerveaux fouillés par la douleur, électrisés par les passions ardentes et âprement généreuse, elle se fertilise ; et, pareille à la graminée sauvage, elle deviendra froment.
Plus on brise les hommes, et plus profondément, sinon plus rapidement, les idées se répandent.
On voit loin par les fenêtres des cellules. Au grand silence, l’être grandit dans l’humanité entière. On vit en avant, le présent disparaît : l’esprit, qui pressent l’Ère nouvelle, plane dans l’Avenir.
A présent, la lutte s’est faite suprême par le concours d’événements, de circonstances impérieuses, qui acculent, à notre fin de siècle, la vieille société comme une bête enragée que le travail et la science remplacent avant même qu’elle ne crève.
Qu’est-ce que cela fait qu’elle nous étouffe dans le spasme de son agonie, la bête maudite, puisqu’elle va mourir ?
Il faudra bien que le droit triomphe, à moins qu’on n’abatte les travailleurs, qu’on les assomme, qu’on les fusille comme des bandes de loups qui hurlent la faim.
Et ceux qui produisent tout, et qui n’ont ni pain, ni abri, commencent à sentir que chaque que chaque être doit avoir sa place au banquet du trop-plein.
On ne peut pas plus empêcher ce grandissement des sociétés humaines qu’on ne fera remonter l’homme adulte à son berceau.
Le monde a eu sa première enfance bercée de légendes, puis, sa jeunesse chevaleresque, et le voilà à l’âge viril, qui déjà prépare le nid des races à venir.
Des individualités se dessinent : l’humanité où vivent et pullulent tous les êtres est à la fois une et multiple.
Des figures étranges et hardies passent qui joignent l’idée nouvelle aux types d’autrefois.
S’il est, hélas ! des pieuvres humaines à qui le sang du monde entier ne suffirait pas : finances, pouvoir, ânerie, lâcheté, monstres grouillant dans notre humus — et ce n’est pas de trop de toutes les foules pour les y étouffer — nous avons aussi des fakirs jetant leur vie comme on verse une coupe, les uns pour l’idée, les autres pour la science, mais tous pour le grand triomphe.
Après ses luttes, la race, voulant vivre, se groupera sur le sol délivré.
Les astres s’attirent pour graviter ensemble dans les espaces stellaires : ainsi les hommes, librement, prendront leur place par groupes.
Le travail libre, conscient, éclairé, fera les moissons fertiles là où sont les champs déserts.
La force des tempêtes et des gouffres, portée comme un outil, broiera les rochers, creusera des passages dans les montagnes pour ne faire qu’un seul paradis humain des deux hémisphères.
Les navires sous-marins explorant le fond de l’Océan mettront à découvert des continents disparus : et l’Atlantide peut-être nous apparaîtra morte sous son linceul de flots et gisant pâle dans des ruines cyclopéennes enguirlandées de gigantesques coraux et d’herbes marines.
L’électricité portera les navires aériens par-dessus les glaces des pôles, pour assister aux nuits de six mois sous la frange rouge des aurores polaires.
Que de choses quand on regarde en avant, de choses tellement grandes que lorsqu’on y songe il devient impossible de s’occuper de son misérable individu !
En y songeant, elles seront loin les personnalités !
Chacun vivra inoffensif et heureux, dans l’humanité entière, aidant à multiplier indéfiniment les forces, la pensée, la vie.

CHAPITRE VIII

Les idées ayant germé sous notre ombre, les voilà qui dardent leur flamme ; on voit partout sous leur vrai jour les choses que l’obscurité faisait vagues et trompeuses.
Les voilà dans la vie, les idées de Liberté, d’Égalité, de Justice, si longtemps affichées sur les geôles.
On admire les oeuvres d’une réunion de savants, d’artistes, de travailleurs ; on a admiré les monuments auxquels ont travaillé des générations d’hommes.
Les idées s’allument, flamboient, remuées, fertilisées par la lutte, le coeur se dilate, la vie se multiplie.
Sur les agglomérations des foules passent des souffles brûlants ; cela vous empoigne, vous transfigure, vous jette au courant qui se précipite à l’océan révolutionnaire, au creuset où la fange même s’irradie en soleil.
Les hommes ne pèsent guère dans ce cataclysme, le progrès seul y survit, le progrès juste, implacable, celui qui bat en brèche les vieux récifs.
Quelle parcelle de terre n’est couverte de sang, quelle loi du réseau maudit ne sert de noeud coulant qui nous étrangle ?...
Rien n’est à garder.
Vous avez vu le laboureur retourner les sillons pour semer le blé nouveau : ainsi seront retournées toutes les couches humaines comme pour y enfouir, pareilles aux vieux chaumes, toutes les iniquités sociales.
Il le faut !
Pour qui seraient donc les découvertes, les sciences, pour qui seraient donc les machines, si ce n’est pour créer le bonheur de tous en même temps que multiplier les forces vivifiantes ?
A quoi bon le sens des arts, si c’est pour l’étouffer chez les multitudes, et ne le cultiver qu’à grands frais chez quelques vaniteux artistes ?
Tous ont les mêmes sens, excepté que les races qui ont trop joui ont le cerveau plus aride encore que ne l’ont les autres sans culture.
Attendez qu’un quart de siècle ait passé sur la race, qu’elle ait évolué en pleine lumière de liberté, la différence entre la végétation intellectuelle à cette époque et la végétation présente sera telle que le vulgaire, imbu des sornettes dirigeantes, ne peut actuellement le saisir.
Ni les États dont nous voyons les derniers haillons trempés du sang des humbles flotter dans la tourmente, ni les mensonges de carte géographique, de race, d’espèce, de sexe, rien ne sera plus de ces fadaises.
Chaque caractère, chaque intelligence prendra sa place.
Les luttes pour l’existence étant finies, la science ayant régénéré le monde, nul ne pourra plus être bétail humain, ni prolétaire.
Et la femme dont la vie, jusqu’à présent, n’a été qu’un enfer ?...
Qu’il s’en aille, aussi cet enfer-là avec les songes creux des enfers mystiques !
Chaque individu vivant en tout le genre humain ; tous vivant en chaque individu et surtout vivant en chaque individu et surtout vivant en avant, en avant toujours où flamboie l’idée, dans la grande paix, si loin, si loin, que l’infini du progrès apparaîtra à tous dans le cycle des transformations perpétuelles.
C’est ainsi qu’avant de retourner au creuset, chaque homme, en quelques ans, en quelques jours, aura l’éternité.

Version 1.1, Aout 1999
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