CREAGH, Ronald

La séduction pédagogique, ou l’éducation libertaire est-elle réservée aux enfants ?

Société. Enseignement : voir École, ÉducationIWW (Industrial Workers of the World)GIRAUD, MarielleRencontres et Colloques. Journées d’hommage à Francisco Ferrer 90° Anniversaire de son assassinat par l’Etat espagnol. Bieuzy (Morbihan) 1999document original spécialement rédigé pour le site "Recherche sur l’anarchisme"

La question des repères
Chaque individu a sa vision du monde, une vision relativement stable, comme celle d’un chat dans une maison. Cette stabilité est sécurisante. (Si on le déménage, le chat est perturbé pendant un certain temps). Aussi, répugnons-nous à changer notre regard sur les choses, à le remettre en cause. D’où la langue de bois, le conservatisme, etc.
Marx disait que Proudhon était plein de contradictions : Proudhon aurait pu prendre cela comme un compliment. La vie est pleine de contradictions. On a vu hier comment se posait un problème d’identité régionaliste et que cela pouvait être compatible avec l’internationalisme, reconnaître la spécificité et l’autonomie de celui qui ne veut pas entrer dans notre propre problématique.
La séduction pédagogique
Il est vrai qu’il y a toujours eu cette volonté pédagogique, – souvenez-vous de Charlemagne ! – en vue de créer une identité. La tradition pédagogique libertaire, elle aussi, a plus d’un siècle d’existence, et elle vise aussi à créer, non pas une identité – l’individu est fluide,– mais une ouverture libertaire à tout ce qui se passe dans le monde.
Cependant, surtout depuis les années 60, il y a eu une très grande insistance sur la transformation de la subjectivité. L’antipsychiatrie, la révolution du désir, etc. ont mis l’accent sur celle-ci, sur l’importance de la transformation personnelle. Cela a même été aux Etats-Unis jusqu’à susciter des courants psycho-mystiques.
L’éducation mutuelle

Cette éducation mutuelle invite aujourd’hui à repenser toute une série de questions. Par exemple, si un certain discours pseudo fouriériste de la société actuelle invite à « vivre sa passion », la classe dirigeante en fait crée du fétichisme, de la « monopassion «  : on est obsédé uniquement par l’emploi, ou la réussite, etc. Dans les mouvements, cela se traduit en obsession du militantisme. Ou encore, comme on l’a dit ces jours-ci, dans l’enfermement sur sa propre expérience associative. L’éducation mutuelle doit au contraire entraider à dépasser ce stade de la monopassion.
De nouveaux terrains apparaissent aujourd’hui pour cette éducation mutuelle : par exemple, nous devons apprendre à dialoguer avec ceux qui ne peuvent s’exprimer que d’une manière non verbale, par exemple le autistes ou les violents. De même, entre les cultures. Par exemple, la culture arabe et les cultures traditionnelles n’ont pas connu notre « siècle des lumières ». Elles n’ont donc pas l’habitude d’utiliser la raison comme instrument de critique de l’enseignement ou de la culture. Elles paraphrasent la parole du maître. Si nous ne comprenons pas cette approche différente, le dialogue nous est impossible.
Limites de la pédagogie
S’il y a eu des réussites du mouvement social, réussites qu’il ne faut pas nier, par exemple dans la prise de conscience des mouvements féministes, homosexuels, dans la plus grande participation aux luttes pour la justice dans le monde, ces réussites se situent au plan des mentalités : les institutions n’ont pas changé. Et elles cannibalisent les succès en se les appropriant.
L’effort pour transformer les mentalités ne suffit pas : il faut changer les institutions. Mais comment ?
On a jusqu’à présent utilisé deux stratégies, celle de la confrontation directe, celle de la négociation. La première ne peut réussir que lorsque le rapport de force est favorable, ce qui est rarement le cas, surtout dans la longue durée. Elle est très rare en France. Par exemple, au cours des grandes manifestations qui ont réuni des millions de personnes, les gens ont cru que parce qu’elles occupaient la rue elles avaient pris l’espace public. Mais la rue n’est pas l’espace public. Si on avait voulu occuper l’espace public, il aurait fallu occuper toutes les stations de télévision et toutes les radios, par exemple.
La seconde stratégie, celle des négociations, que l’on voit par exemple en Hollande, évite la polarisation de la société, le manichéisme qui répartit tout le monde en deux camps, les bons et les mauvais. Mais cette stratégie du « package deal » modifie l’institution en l’obligeant à faire quelques concessions qui lui permettent ainsi de perdurer : l’institution ne disparaît pas.
D’ailleurs, elle se situe sur le terrain de l’adversaire. On a contrasté, par exemple, la pédagogie libertaire et celle de l’enseignement public. Mais le problème de l’enseignement public n’est pas d’abord celui de la pédagogie. S’en tenir à cette position revient à s’engager dans une bataille perdue d’avance : il est dans la critique et la lutte antibureaucratique. Ainsi, les actions qui contraindraient à créer la transparence de l’institution constitueraient la mort de la bureaucratie, qui fonctionne sur un consensus d’obscurité qui permet les petits chefs, les manipulations, et donc la soumission bureaucratique. Une lutte pour la transparence représente une position suffisamment forte pour rallier du monde, car elle se fonde sur l’exigence de justice et sur le discours même de l’institution, qui l’emploie pour masquer qu’elle contredit cela.
Les anarcho-syndicalistes américains de l’Industrial Workers of the World (IWW) ont suggéré une troisième position : se situer ailleurs. Ils estimaient qu’on ne pouvait pas se battre contre l’État ou le capitalisme, parce qu’on était alors obligé de se situer sur le terrain de ces institutions et qu’elles étaient trop fortes alors. Il fallait se situer ailleurs.
Par exemple, les ouvriers décidaient de la journée de 8 heures. Ils allaient en avertir le patron, sans se préoccuper de sa réaction. La journée terminée, tout le monde posait les outils et s’en allait. On refusait de discuter, de signer un contrat collectif, car c’était entrer dans la problématique des institutions établies.
C’est dans cette optique que l’on peut envisager la création des institutions alternatives, ou plutôt, comme le disaient les libertaires du passé, des « milieux libres », car « autrement » veut dire qu’on éduque à la liberté.
En conclusion, il semble qu’il faut éviter la paranoïa : celle qui consiste à n’être que négatif, à se limiter à des invectives ou à une dénonciation qui ne va pas jusqu’à démonter les mécanismes de l’injustice, celle aussi qui consiste à croire qu’on peut avoir sur le monde le regard d’un dieu et tout comprendre.
Comme Proudhon, nous devons accepter de remettre en cause nos repères, par un processus dialectique de rencontre avec la vie et les événements — y compris les diverses étapes de notre propre vie individuelle qui font que nous ne pouvons pas toujours faire les mêmes choses, mener les mêmes actions militantes, etc. Et aussi en sachant que nous sommes des êtres contradictoires, dans une société en contradiction avec elle-même, et en assumant ces contradictions, dangereuses certes, car si elles sont sources de conflit, le conflit est aussi source de vie.