PRUDHOMMEAUX, André.- « Rudolf Rocker & la position anarchiste devant la guerre »

ROCKER, Rudolf (1873-1958)Guerre mondiale (1939-1945)PRUDHOMMEAUX, André (1902-1968)VAN DER LUBBE, Marinus

Lorsqu’un camarade de la notoriété et de la compétence de Rudolf Rocker [1]] prend solennellement la responsabilité d’une position que suit une partie non négligeable du mouvement anarchiste, il est du devoir de chaque militant de reconsidérer la question à la pleine lumière de la raison et de l’expérience. Et s’il ne peut le faire sur le moment, par ignorance des textes ou par l’impossibilité d’apprécier clairement la situation, il peut et doit, à la faveur d’une situation clarifiée, examiner de quel côté des erreurs ont été commises afin d’en tirer toutes les leçons désirables pour l’avenir.
En sa qualité de rédacteur en chef du journal des ouvriers juifs de New York (Freie Arbeiter Stimme est, croyons-nous, un quotidien de tendance syndicaliste libertaire publié en yiddish), le camarade Rocker a exercé et exerce encore une grosse influence sur certaines sections du mouvement ouvrier américain : on voit en lui un symbole de l’intégrité anarchiste et on est prêt à admettre, par conséquent, que ce qui est approuvé par Rocker est compatible avec la rigidité la plus pure de sa propre doctrine et ne saurait à plus forte raison constituer, pour un ouvrier syndiqué, une entorse donnée par opportunisme à la morale prolétarienne. C’est ainsi que, lorsqu’en 1933 Rudolf Rocker expliqua la déroute sans combat de la classe ouvrière allemande (et le sauve-qui-peut de certains internationalistes notoires qui abandonnèrent à l’ennemi les archives de l’AIT [2] comme une retraite parfaitement honorable et toute provisoire en attendant la chute fatale de l’hitlérisme – et lorsqu’il désigna l’incendiaire du Reichstag, Marinus van der Lubbe, comme l’unique responsable de la défaite des travailleurs –, l’accueil le plus chaleureux fut réservé à ses déclarations et à sa personne par la grande démocratie américaine, heureuse de trouver en lui un homme raisonnable, dont l’autorité morale s’exerçât dans le sens de ses propres intérêts. L’événement a prouvé depuis que l’humble ouvrier vagabond se servant du feu pour barrer au prolétariat allemand la route des urnes et l’appeler par l’exemple à l’action décisive, violente, qui seule pouvait sauver alors l’Allemagne et l’Europe de la terreur nazie était dans le vrai et que le vieux philosophe, oracle des libertaires allemands, avait tort. Les mots d’ordre des chefs communistes, socialistes et syndicalistes qui, d’une seule voix, crièrent à la provocation et interdirent à leurs troupes le recours aux armes, afin de laisser Hitler s’user au pouvoir, furent la véritable trahison ; la discipline organisatoire du prolétariat allemand – qui avait le nombre, la force économique et le choix des armes, et qui se laissa conduire aux plébiscites de mars comme moutons à la boucherie, sous les drapeaux de Hindenburg et de Thaelmann, laissant les sections d’assaut maîtresses de la rue – reste le péché que l’Allemagne ouvrière, et le monde n’ont pas encore fini d’expier. Pour avoir eu peur de l’incendie d’une baraque de saltimbanques où s’achevait en piteuses grimaces, sous le talon de fer du fascisme, la pitoyable comédie parlementaire allemande, les ouvriers allemands et européens ont subi le martyre et la mort au milieu de l’embrasement de villes entières : Coventry, Rotterdam, Varsovie, Hambourg, Berlin même ont payé de leur anéantissement le pédantisme paniquard de quelques bonzes. Le seul qui soit sorti honorablement de l’épreuve, c’est Van der Lubbe lui-même, calomnié, torturé, drogué, exécuté sans s’être démenti un instant ni avoir laissé condamner un seul « complice » : il n’a pu, il est vrai, rallier par son sacrifice les masses ouvrières pour la victoire. Ce qui se serait produit sans lui est arrivé, malgré lui. Mais il a du moins combattu, là où les autres victimes de l’hitlérisme se sont contentées de subir ; parmi tant de martyrs, il est le seul héros.

[1Militant anarchiste allemand, Rudolf Rocker (1873-1958) s’exila en France, puis en Angleterre où, bien que non juif, il devint l’un des principaux animateurs du mouvement ouvrier juif de Londres. Revenu en Allemagne en 1918, il se consacra à la construction d’un syndicat anarcho-syndicaliste, la Freie Arbeiterunion Deutschlands (FAUD), et de l’AIT (lire note suivante). Exilé d’Allemagne en 1933, puis réfugié aux États-Unis, il fut favorable à l’entrée en guerre de son pays d’accueil, accordant la priorité à la démocratie sur la révolution. (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international (Allemagne), Éditions ouvrières, 1990, p. 402-403.) [ndlr

[2Il s’agit de l’Association internationale des travailleurs fondée à Berlin du 25 décembre 1922 au 2 janvier 1923 sur des principes fédéralistes et libertaires. Onze pays d’Europe et d’Amérique latine étaient représentés, les syndicats les plus importants étant la CNT (Espagne), la FORA (Argentine) et l’USI (Italie). Augustin Souchy (1892-1984), Alexandre Shapiro (1882-1946) et Rudolf Rocker formèrent le premier secrétariat international. (Lire Eduardo Colombo, « L’AIT : l’alternative libertaire », in « Rudolf Rocker », Itinéraire (une vie, une pensée), décembre 1988, n° 4, p. 25-31.) [ndlr].