28 mai 2010 Paris.- "Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky"

Collège de France : Colloque organisé par la chaire de philosophie du langage et de la connaissance (professeur Jacques Bouveresse)

Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky Vendredi 28 mai 2010, de 9 H à 18 H.

Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Collège de France, 11 place
Marcelin-Berthelot, Paris 5ème

· Accès libre sans réservation dans la limite des places disponibles.
· Ce colloque sera intégralement retransmis en direct (vidéo) sur le site web du
Collège de France
http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/college/index.htm
· Des vidéos intégrales en français et en anglais seront téléchargeables une semaine
plus tard sur la page de la chaire de Philosophie du langage et de la connaissance
http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/phi_lan/index.htm

Programme

9 H : Jean-Jacques ROSAT, maitre de conférences au Collège de France : Russell, Orwell, Chomsky : une famille de pensée et d’action
10 H : Pascal ENGEL, professeur à l’université de Genève :
La vérité peut-elle survivre à la démocratie ?
11 H : Pause
11 H 15 : Thierry DISCEPOLO, directeur de la revue et des éditions AGONE :
Tout ça n’est pas seulement théorique. Notes sur la pratique d’une ligne éditoriale
12 H 15 : Fin de la matinée.
*
14 H : Jacques BOUVERESSE, professeur au Collège de France :
Bertrand Russell, la science, la démocratie et la poursuite de la vérité
15 H : John NEWSINGER, professeur à Bath Spa University :
George Orwell and Democratic Socialism (conférence en anglais)
16 H : Noam CHOMSKY, professeur au MIT :
« Power-hunger tempered by self-deception » (conférence en anglais)
17 H : Discussion générale
18 H : Fin du colloque.
*

Argument

On peut, en reprenant la distinction importante que fait Paul Boghossian dans La Peur du savoir [1], distinguer deux formes de constructivisme social. Selon la première, il n’y a pas de faits qui soient indépendants du genre de théorie (ou, comme dirait un wittgensteinien, de « jeu de langage ») que nous choisissons pour les décrire. Selon la deuxième, moins radicale et à première vue plus plausible, ce sont seulement les faits d’une certaine catégorie, ceux qui ont trait à ce qui constitue une croyance justifiée ou rationnelle, qui sont socialement dépendants et, par conséquent, relatifs : nos croyances peuvent être justifiées par des données qui ne sont pas nécessairement le résultat d’une construction, mais ce qui constitue ou ne constitue pas une donnée pertinente et probante pour l’adoption d’une croyance l’est forcément. La conséquence qui résulte de cela est un effacement de certaines des distinctions les plus fondamentales sur lesquelles semblait jusqu’à présent reposer notre culture, par exemple celles que nous sommes habitués à faire entre science et religion, science et morale, science et politique, science et philosophie, science et esthétique, etc. Il n’y a pas de raison de continuer à croire qu’un désaccord scientifique a une nature fondamentalement différente de celle d’un désaccord moral, politique ou esthétique et se résout d’une façon également différente, à savoir par l’application de normes qui peuvent être qualifiées de « rationnelles » et « objectives ». Comme le dit Rorty, « qu’est-ce qui pourrait montrer que le différend [scientifique] Bellarmin-Galilée est “d’une autre espèce” que le différend [politique] Kerenski-Lénine, ou celui [esthétique] qui opposa la Royal Academy et Bloomsbury dans les années 1920 ?2 [2] »
Bertrand Russell, George Orwell et Noam Chomsky ont entre eux au moins un point commun important et même déterminant : le rejet catégorique de la conception constructiviste et relativiste de la croyance justifiée, telle qu’elle vient d’être décrite. Tous les trois sont convaincus qu’en dépit de toutes les critiques qui ont pu être formulées contre des concepts comme ceux de « vérité » et d’« objectivité », ceux-ci n’ont rien perdu de leur importance, aussi bien du point de vue pratique – et en particulier politique – que du point de vue théorique. Et ils acceptent également tous les trois, comme une chose qui peut difficilement être contestée, qu’il y a des faits objectifs concernant ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, et que, si nous considérons comme important de ne croire, autant que possible, que des choses qui ont des chances raisonnables d’être (objectivement) vraies, c’est encore la science, en dépit de tous les abus dont elle peut s’être rendue coupable et de tous les reproches qu’elle peut avoir mérités, qui fournit le meilleur exemple de la façon dont on peut parvenir à des croyances justifiées, tout au moins en matière factuelle. Lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la question de savoir si c’est Galilée ou le cardinal Bellarmin qui a raison, même la parole révélée qui est contenue dans la Bible et qui donne à la question la réponse ptolémaïque doit s’incliner devant la conclusion à laquelle aboutit la théorie qui s’appuie sur l’observation, l’induction, la déduction et sur l’inférence qui conclut à la vérité, au moins probable, de la meilleure explication. Ce n’est pas seulement ce que pensent, dans leur grande majorité, les gens qui appartiennent à une culture comme la nôtre, c’est également une certitude qu’il y a des raisons de considérer comme objectivement fondée. En outre, il n’y a pas d’argument sérieux en faveur de l’idée très répandue que ce qui semble aller plus ou moins de soi dans le cas des sciences de la nature doit être remplacé, dans celui des sciences sociales, par une vision des choses complètement différente : elles sont, elles aussi, susceptibles de reposer sur 1. Paul Boghossian, La Peur de savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance [Fear of Knowledge. Against Relativism and Constructivism, 2006], Agone, 2009. 2. Richard Rorty, L’Homme spéculaire [Philosophy and the Mirror of Nature, 1979], éditions du Seuil, 1990, p. 365-366. des faits qui ont une existence indépendante de la connaissance que nous nous efforçons d’en acquérir, et la justification des hypothèses et des théories que nous formulons pour expliquer ceux-ci obéit à des principes qui ne sont pas et ne peuvent pas être fondamentalement différents de ce qu’ils sont ailleurs.
Il va sans dire que les auteurs qui, comme les trois dont il est question ici, considèrent les choses de cette manière peuvent donner l’impression d’appartenir à un univers de pensée qui a cessé depuis un certain temps déjà d’être le nôtre, puisque l’idée d’accorder à la science une position privilégiée semble avoir été supplantée largement par celle de la traiter plutôt simplement comme une façon possible parmi d’autres, et pas nécessairement meilleure que les autres, de connaître le monde. Cette conception – que Boghossian appelle celle de l’ « égale validité » de toutes les croyances qui affichent une prétention à constituer une forme de connaissance – a beau être devenue plus ou moins une forme d’orthodoxie dans les départements de sciences sociales et dans le monde littéraire en général (pour lequel elle a évidemment quelque chose de tout à fait réconfortant), elle n’en fait pas moins partie de celles que Russell, Orwell et Chomsky soupçonnent non seulement d’être dépourvues de fondement réel, mais également d’entraîner des conséquences particulièrement désastreuses sur le terrain de la morale et de la politique.
Russell, et c’est un point sur lequel Orwell est entièrement d’accord avec lui, soutient que, si nous abandonnons l’idée de la vérité objective pour celle d’une vérité plus « humaine », comprise comme consistant dans le caractère agréable ou utile de la croyance concernée, nous nous exposons à des catastrophes de la pire espèce, dont les exemples les plus spectaculaires ont été fournis par les grandes dictatures du XXe siècle, au fondement desquelles on trouve justement, d’une façon qui n’a rien d’accidentel, un mépris ouvertement affiché pour la vérité et l’objectivité, non seulement dans le domaine de l’histoire et des sciences sociales, mais également dans celui des sciences exactes elles-mêmes. Russell soutient qu’une fois que la conception de la vérité objective est abandonnée, on en arrive tôt ou tard à peu près fatalement à l’idée que la question « Que dois-je croire ? » est une question qui doit être réglée par « le recours à la force et à l’arbitrage des gros bataillons »3. [3] Orwell fait, à propos de la façon dont sont rapportés les événements de la guerre civile espagnole le même genre de constatation : il se pose la question de savoir si la notion de vérité objective, en premier lieu en histoire, mais peut-être également dans d’autres domaines, n’est pas en train de disparaître purement et simplement au profit de celle d’une vérité que le pouvoir politique peut fabriquer et manipuler à sa guise, et il se demande avec inquiétude si la propagande, avec les moyens techniques dont elle dispose aujourd’hui, ne recèle pas des possibilités dont nous commençons à peine à nous faire une idée réelle [4].
Tout comme Russell et Orwell, auxquels il se réfère explicitement, Chomsky est convaincu qu’au nombre des batailles politiques à la fois les plus importantes et les plus difficiles à gagner, étant donné les moyens de plus en plus démesurés que l’adversaire a à sa disposition, figure celle qui vise d’abord à faire reconnaître des faits qu’il a tout intérêt à travestir ou à dissimuler. Ce sont les dictatures, et non la démocratie, qui ont un besoin vital de l’erreur et du mensonge, et tout à craindre de la vérité objective et d’une forme d’éducation qui s’efforce de développer, chez le citoyen, l’aptitude à la chercher avec méthode et à l’accepter et la respecter une fois qu’elle a été trouvée, dans tous les cas, du moins, où il peut être question d’une vérité de cette sorte.

[1Paul Boghossian, La Peur de savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance [Fear of
Knowledge. Against Relativism and Constructivism
, 2006], Agone, 2009

[2Richard Rorty, L’Homme spéculaire [Philosophy and the Mirror of Nature, 1979], éditions du Seuil, 1990,
p. 365-366.

[3Bertrand Russell, « Le pragmatisme » [« Pragmatism »1909], dans Essais philosophiques, PUF, 1997, p. 163.

[4George Orwell, « Réflexions sur la guerre d’Espagne » [« Looking back on the Spanish war », 1942], dans Essais, articles et lettres, Ivréa et L’Encyclopédie des nuisances, 1995-2001, vol. II, p. 312-334