Les réseaux anarchistes à la fin du XIXe siècle. Courte tentative de caractérisation.

Poursuite d’un débat.

ENCKELL, MarianneterrorismeBOUHEY, Viviendocument original spécialement rédigé pour le site "Recherche sur l’anarchisme"Réseaux sociaux

Dans notre thèse [1], nous avons entrepris de comprendre le fonctionnement du mouvement anarchiste à la fin du XIXe siècle. A cette occasion, nous avons mis en évidence l’existence de réseaux, et non d’un vaste réseau [2], que nous tentons de caractériser ici, dans cette très courte synthèse, qui prolonge un article plus conséquent intitulé : « Y a-t-il eu un complot anarchiste contre la République à la fin du XIXe siècle ? » [3].
Le mouvement anarchiste repose sur des individus plus ou moins investis dans ses structures et plus ou moins actifs (sympathisants, adhérents ou militants) ayant des profils sociologiques souvent divers [4], et il a, de fait, des contours diffus [5]. Ces individus, soit refusent d’entrer dans des groupes, soit au contraire décident de se rencontrer de manière plus ou moins formalisée au sein de groupes plus ou moins structurés dont ils peuvent par ailleurs sortir comme ils l’entendent : ils sont en effet totalement libres de leur engagement. Ces entités que sont les individus refusant d’entrer dans des groupes, les individus au sein des groupes et les groupes eux-mêmes, entités à décision autonome, entretiennent la plupart du temps des contacts les unes avec les autres à l’échelle locale, régionale, nationale et internationale de manière indirecte (par lettres, par le biais de certains journaux anarchistes…), et/ou de manière directe (à l’occasion de visites de compagnon à compagnon, de rencontres pour préparer tel type d’action, de fêtes...) [6].
Ces contacts entre diverses entités, autrement dit ces réseaux, naissent sans plan préconçu :
1. Au gré des événements
2. De la volonté de ceux qui se considèrent, voire se revendiquent comme « anarchistes »
3. Des affinités dans le cadre de rapports de gré à gré
4. Du désir de partager des valeurs qui font des anarchistes (les "compagnons") des hommes et des femmes solidaires les uns des autres [7] et qui sont entretenues dans le cadre d’une sociabilité anarchiste, par exemple à travers ce que l’on appelle à l’époque les « réunions de famille »
5. De l’adhésion à un ensemble d’idées et plus généralement à une culture politique propre aux anarchistes telle que Gaetano Manfredonia l’a définie [8]
6. Du souci de l’intérêt commun à travers notamment la nécessité de s’entraider, de défendre le mouvement contre la répression
7. De la volonté d’agir pour précipiter la fin du monde capitaliste. Pour toutes ces raisons, ces réseaux apparaissent davantage comme des ressources que comme des contraintes
Ces réseaux locaux, régionaux, nationaux ou transnationaux sont plus ou moins tenaces, et, tandis que certains perdurent, d’autres, au gré du contexte politique, des mutations que connaît le mouvement ou tout simplement parce qu’ils reposent sur des individus libres de leur engagement, sont en constante recomposition. Une partie d’entre eux, dans le cadre d’une organisation bipartite, est invisible pour qui n’est pas anarchiste, cela en raison du projet politique des compagnons et de la répression qui en résulte, mais les anarchistes eux-mêmes ne connaissent pas toute leur étendue. Par ailleurs, pour la plupart d’entre eux, les liens existant entre entités sont horizontaux et symétriques. Toutefois, il existe aussi au sein du mouvement, entre entités, des liens verticaux et asymétriques pour deux raisons au moins : 1. L’existence d’une hiérarchie informelle 2. L’existence de structures multiples et souvent éphémères (comités, ligues…) permettant à différentes entités de coopérer de manière plus ou moins pérenne [9].
Chacune de ces entités peut bien sûr produire de manière autonome des actions variées, ce qui laisse place à l’action individuelle. Mais grâce à ces réseaux, certaines de ces entités peuvent également interagir comme bon leur semble (et même collaborer avec les organisations non anarchistes [10] qui leur paraissent temporairement le mieux correspondre au type d’action qu’elles entendent mener), cela à échelle locale, régionale, nationale, voire internationale. D’ailleurs, dans le domaine de la propagande orale (organisation de tournées de conférences), écrite (financement, publication, édition et diffusion d’imprimés parfois interdits), voire de la propagande par le fait, ce sont la plupart du temps ces interactions qui sous-tendent l’effort de propagande à la fin du XIXe siècle. [11] Très nombreuses dans les « grands foyers anarchistes » dans lesquels on trouve d’ailleurs un certain nombre de meneurs du mouvement, elles contribuent à faire de ces mêmes grands foyers des « centres » anarchistes dynamiques dont sont pour partie dépendants des « foyers secondaires » et des « presque déserts anarchistes » qu’on peut considérer comme des « périphéries anarchistes », et elles induisent ainsi une polarisation de ces réseaux [12] qui participe elle aussi de l’existence de liens asymétriques et verticaux entre entités.
Conclusion
Il est bien entendu que le mouvement anarchiste ne se résume pas à des réseaux [13], mais que ces réseaux sont une dimension du mouvement sur laquelle les chercheurs ont encore peu travaillé [14] et que leur étude permet un nouvel éclairage de l’histoire de ce dernier tout en contribuant également à enrichir une histoire plus générale des réseaux eux-mêmes.

[1Vivien Bouhey, Les Anarchistes contre la République 1880-1914. Radiographie du Mouvement anarchiste français, thèse soutenue à l’université Paris X-Nanterre en juin 2006 sous la direction de Philippe Levillain, 1337 pages, et éditée aux PUR avec une préface de Philippe Levillain sous le titre suivant : Les Anarchistes contre la République 1880-1914. Contribution à l’histoire des réseaux sous la Troisième République, janvier 2009, 491 p.

[2Marianne Enckell, « Compte rendu de Vivien Bouhey », Le Mouvement Social en ligne : http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=1488.

[3Vivien Bouhey « Y a-t-il eu un complot anarchiste contre la République à la fin du XIXe siècle ? » (https://archives.cira-marseille.info/raforum/spip.php?article5632 et http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=1624).

[4Vivien Bouhey, Les anarchistes contre la République... p. 27 sqq.

[5Nous sommes bien sûr en parfait accord avec Marianne Enckell sur ce point qu’elle nous reproche de ne pas prendre en compte (voir « Réponse à Vivien Bouhey », Le Mouvement Social en ligne : http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=1625).

[6Sur tous ces points, nous renvoyons le lecteur aux chapitres de notre thèse consacrés à l’organisation entre 1880 et 1914 ainsi qu’à notre article déjà cité : « Y a-t-il eu un complot… ».

[7Nous sommes là encore totalement en accord avec Marianne Enckell, contrairement à ce que sa « Réponse » laisse entendre (cf. Marianne Enckell, art. cit.).

[8C’est un aspect que nous avons beaucoup développé dans notre thèse en nous appuyant sur les travaux de Gaetano Manfredonia, et nous sommes à nouveau d’accord avec Marianne Enckell sur la question des « références communes » et des « valeurs partagées » (cf. Marianne Enckell, art. cit.). Sur ces questions, voir donc notamment Gaetano Manfredonia, Les Anarchistes et la Révolution française, Paris, Editions du Monde Libertaire, 1990, 314 p. ; La Chanson anarchiste en France des origines à 1914, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1997, 445 p. ; « Persistance et actualité de la culture politique libertaire », in Les Cultures politiques en France (dir. Serge Berstein), Editions du Seuil, novembre 1999, p. 243-283.

[9Sur la « structure bipartite », la question d’une « hiérarchie informelle » ou d’une « hiérarchie dans les faits », le lecteur se reportera à notre article déjà cité : « Y a-t-il eu un complot anarchiste… ».

[10Sur la façon dont nous entendons : « organisation anarchiste », nous renvoyons le lecteur au même article.

[11Sur les réseaux anarchistes et la propagande par le fait à la fin du XIXe siècle, on pourra se reporter à notre article à paraître : Vivien Bouhey, "The motives of anarchist terrorism and its characteristics in France and in the margins of national territory" in Terrorism and Modernity. A global history, eds Carola Dietze and Claudia Verhoeven, Oxford University Press, 2011.

[12Sur « foyers anarchistes », « presque déserts anarchistes », « centres », « périphéries » et « polarisation », voir le même article.

[13Pour nous, il n’y a jamais eu de débat sur ce point contrairement à ce que laisse supposer Marianne Enckell (voir Marianne Enckell, art. cit.).

[14Nous attendons la publication de la thèse de Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne 1880-1914 : Echanges, représentations, transferts. Thèse sous la direction de François Poirier, Université de Paris XIII-Villetaneuse, 2007, 730 p.