FUGLER, René. "La liberté rien dans les poches"

LE GUIN, Ursula Kroeber (1/12/1929-....)FUGLER, René(1934 - ....)

Cet article est paru dans la rubrique "Courrier, débats" du N° 5 de Réfractions. Il est publié ici avec l’autorisation de René Fugler, que je remercie pour cet envoi.
RC

Le troisième numéro de Réfractions (« Lectures cosmopolites ») est parti à la recherche des traces vives de l’anarchisme dans la littérature, et il est heureux et juste qu’Ursula Le Guin y trouve sa place. Finn Bowring, dans l’article traduit de la revue britannique Anarchist Studies de mars 1998, lui fait cependant subir un traitement un peu rude (La liberté les mains dans les poches) . Le roman qu’il analyse et critique, avec beaucoup d’attention et de sérieux, trop de sérieux sans doute, peut évidemment se prêter à pareil traitement. Les Dépossédés est certainement le roman le plus “rationnel” de l’auteure. De ce fait, il a aussi moins de “charme” que la plupart de ses autres textes, en donnant à ce mot une légère connotation magique, puisque aussi bien les envoûtements sont d’usage courant dans un de ses cycles, celui de Terremer...
Il est tout à fait intéressant, et positif pour le livre, qu’il puisse donner lieu à une réflexion de cette sorte. Ce que je reproche à l’analyse de Finn Bowring, c’est d’être doublement réductrice. Tout d’abord, il n’a pas l’air de considérer Les Dépossédés comme un roman, genre auquel il n’accorde d’ailleurs pas beaucoup d’estime, si on se fie à sa remarque (page 42) sur “les évidentes limitations dues à l’outil littéraire”. En plus, il isole complètement ce roman de l’ensemble foisonnant et complexe des récits d’Ursula Le Guin, qui pourrait projeter quelques lumières et quelques ombres sur les enjeux de cette histoire .
Shevek, le personnage principal du livre, n’est pas le porte-parole de l’auteure : il est justement un personnage, et en tant que tel il vit, il évolue. “J’apprends lentement, mais j’apprends”, dit-il dans les dernières pages. On peut de ce point de vue considérer Les Dépossédés comme un roman de formation. De plus, Shevek est un personnage parmi d’autres : les “déviants”, qui sont ses amis, expriment des positions qui ne sont pas seulement en contradiction avec sa volonté d’assumer sa fonction sociale, mais qui lui sont également, dans la cohérence de la fiction, complémentaires. Après des affrontements qui le transforment, Shevek est fermement décidé à soutenir les projets de réforme de l’éducation préconisés par Bedap ; il reste hanté aussi par le sort de Tirin, rejeté aux “confins”, et qui finit en “thérapie” à l’Asile, pour avoir écrit et fait jouer une pièce en rupture avec le conformisme collectif.
Dans la perspective d’une critique “théorique”, il est tentant - et piégeant - d’accorder plus d’importance aux dialogues qu’à l’action, au déroulement du récit. Le parcours de Shevek ne témoigne ni d’un idéalisme nostalgique ni d’une conception purement négative de la liberté. Si conversion subjective il y a, elle devient “objective” à travers des actes. Selon un passage que Bowring lui-même reprend, Shevek se détermine à “agir à partir du centre de son esprit”, et la formulation “spiritualiste” lui fait négliger le mot agir. Au centre de son esprit, justement, vibre en permanence la passion de communiquer - dans un sens qui n’a rien à voir avec les dérives publicitaires du terme -, d’entrer en relations, d’ouvrir le monde. C’est à cela que tendent ses recherches sur la “science temporelle” : elles débouchent dans un premier temps sur “l’ansible”, qui permet la transmission instantanée d’un message à travers n’importe quel espace ; elles auraient comme résultat final le déplacement instantané de la matière, le vol spatial qui permettrait d’accéder aux mondes les plus lointains.
Son autonomie, justement, ne se réduit pas aux gestes de refus : reprendre le contact avec la planète honnie de l’origine, décider de s’y rendre, en revenir malgré les dangers annoncés, sont des actes positifs dont le but est de créer de nouvelles relations sociales, de faire avancer la connaissance, de remuer une société qui se sclérose.

L’imagination utopique

A certains moments de son analyse, Finn Bowring semble considérer la société d’Anarres comme une proposition positive d’Ursula Le Guin. En fait, dans ses propres commentaires, elle parle d’une “utopie ambiguë”. Comme il est dit dans l’introduction à l’article, il s’agit d’une hypothèse à développer, pour en découvrir les voies d’évolution et les potentialités internes de déviation par rapport au projet initial. (Et, comme nous sommes dans le domaine de la science-fiction, pour se donner les bases d’un monde romanesque, avec ses sociétés, ses mœurs, ses conflits.) L’introduction citée n’envisage que les facteurs externes de la régression : la pénurie matérielle, l’isolement géographique. Mais la matrice de la déviation est déjà contenue dans l’hypothèse. C’est le postulat, qu’on trouve dans des utopies anarchistes, que la contrainte pourra être remplacée par la pression intériorisée de la conscience sociale. Son inflation, avec les effets de paralysie et de pouvoir qu’elle entraîne, est une des lignes de force du roman. L’analyse de Bowring suit de près ce développement.
Le livre laisse l’avenir ouvert : nous ne saurons pas ce que provoquera le retour de Shevek (mais, selon d’autres romans de Le Guin, le vol spatial plus rapide que la lumière sera inventé). Un indice laisse entendre que sa détermination n’est pas sans espoir : un astronaute hainien l’accompagnera à terre. C’est, comme par hasard, le responsable du contact radio du vaisseau. “Ma race est très vieille (dit-il). Nous sommes civilisés depuis des millénaires. Nous connaissons l’histoire de plusieurs centaines de millénaires. Nous avons tout essayé. L’anarchisme comme le reste. Mais moi, je ne l’ai pas essayé.” Le mythe de Hain est le mythe fondateur du cycle de La Ligue de tous les mondes puis de l’Ekumen, qui forme l’essentiel de l’œuvre proprement S.F. de la romancière : ce peuple très ancien a essaimé sur tous les mondes connus, a créé des races diverses (dont les androgynes du très beau roman La Main gauche de la nuit), a commis par démesure bien des erreurs, des violences et des crimes, pour acquérir finalement une sorte de sagesse distante, qui l’incite à favoriser et multiplier, sans intervention directe, les échanges entre les diverses humanités.(La chronologie des récits, selon Gérard Klein, irait de 2300 à 4870...)
Nous sommes là au centre du génie créateur d’Ursula Le Guin : la science qui sert de support et d’aliment à sa fiction est l’ethnologie. De livre en livre, avec passion et minutie, elle invente des espèces, des cultures, des langues. Ses personnages “positifs” sont mus par le désir de découvrir et de comprendre la diversité humaine, de traverser les barrières entre les collectivités et les “races”. Cette traversée, la difficile conciliation qu’ils cherchent à établir, sont souvent le moteur dramatique de l’histoire. Mais tout ne se concilie pas : il y a dans ses romans des forces de mort et d’oppression qui exigent une résistance intraitable. Les personnages “négatifs” - heureusement pour le plaisir de lecteur et la dynamique de la fiction - ne font pas défaut. Ils sont entraînés le plus souvent par la volonté de puissance et de pouvoir. Que ce soit dans le registre “magique” (Terremer) ou “scientifique” (La Ligue), la réflexion sur le pouvoir - et sa transposition en aventures - traverse toute l’œuvre.

S’il y a une utopie centrale dans cette œuvre, c’est celle de l’harmonie : entre les humains, entre les “humanités” diverses, mais aussi entre les hommes et la nature. Non pas comme un état figé et idyllique, mais comme un équilibre précaire, traversé de tensions et de conflits qui peuvent provisoirement se résoudre. Une des références constantes de Le Guin est le taoïsme, mais c’est là encore une autre histoire, bien compliquée. Lao-Tseu est loin, ses traducteurs et interprètes se contredisent. (Je rappelle juste que certains ont vu dans le taoïsme une des premières formes de l’anarchisme). Elle évoque Thoreau aussi, dont parle également ce numéro 3. Pour mémoire, dans La Cité des illusions : l’Ancien Canon (Tao te King) et le Nouveau Canon (Walden).
Ce que la romancière mobilise au service de son utopie, c’est une belle capacité d’invention, nourrie de toutes ses connaissances, de ses expériences, de ses rêves aussi. Après avoir célébré le Crépuscule des Utopies, on commence de-ci de-là à se plaindre que notre temps manque d’utopie. Si l’on va dans ce sens, le recours n’est pas dans un des mondes inventés par Le Guin, mais peut-être dans ce modèle d’imagination qui, à partir des données contradictoires et divergentes du présent, projetterait des images de mondes possibles...et harmonieux.