COLOMBO, Eduardo. "Réflexion inopportune sur la liberté, l’anarchie et l’égalité"

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)COLOMBO, Eduardo. Médecin et psychanalyste, militant anarchiste, membre de la CNT française et ancien membre de la FORA. Bibliographie BERTI, NicoCOLOMBO, Eduardo. Médecin et psychanalyste, militant anarchiste, membre de la CNT française et ancien membre de la FORA. Bibliographie

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Êtes-vous démocrate ? – Non.

Seriez-vous libéral ? – Point du tout.

Qu’êtes-vous donc ? – Je suis anarchiste.

Pourquoi paraphraser le Proudhon de Qu’est-ce que la propriété ? plus de cent soixante ans après ? Parce que nous vivons à une époque frappée par une profonde régression de la pensée politique. Les hommes se sont enfermés dans l’épaisseur triste d’une vie privatisée, centrée sur elle-même, occupés qu’ils sont dans l’idiotie sans poids de leurs affaires personnelles. [1] Convaincus qu’on ne peut changer le monde, ils se contentent avec la liberté, que le pouvoir leur laisse, d’aller à la pêche, sous le regard du gendarme qui va « sécuriser » leur voiture. C’est la « liberté des modernes » qui peuvent tout faire à condition de ne pas s’occuper de la société dans laquelle ils vivent, puisqu’ils ont élu leurs gouvernants, ni de se préoccuper de la légitimité des lois qui les concernent, parce qu’elles ont été votées par leur représentants. Les idéologues patentés suivent le mouvement et le néo-liberalisme à la mode vous dit : discutez, contemporisez, trouvez des arrangements, des compromis. N’essayez pas de bousculer l’histoire. Tout est préférable à cette horrible passion qui prend les hommes quand le souffle de la révolution les enivre et, croyant qu’ils sont capables d’être libres et égaux, ils se jettent dans l’action collective. Le bourgeois y voit l’ombre du jacobinisme et croit que le totalitarisme sera la conséquence de tout changement qui s’écarte de la voie tranquille du progrès dans le cadre de la légalité de l’État. Le citoyen du monde capitaliste développé pense que la politique est « la gestione dei rapporti di forza all’interno di un determinato assetto civile« . Il accepte de façon a-critique la dichotomie qui fonde le social hétéronome : il y a des dominants et des dominés, une minorité commande, la majorité obéit. Cette dichotomie est tempérée dans l’imaginaire collectif par la croyance, propre à la démocratie représentative, que la minorité gouverne « démocratiquement » avec l’approbation de la foule. [2] La pensée politique étriquée, frileuse, devient « réaliste », assignant au possible les limites de l’existant, et le changement qu’on a le droit de désirer est confiné à l’intérieur de l’institution établie du social-historique. Voilà les bornes insurmontables de la politique libérale.

Nous sommes bien loin du souffle puissant de la pensée critique qui prend son élan aux XVIe et XVIIe siècles, là-même où ce qu’on appelle libéralisme politique, ou radicalisme, prend ses racines. Ce radicalisme plébéien des hommes séditieux, des pauvres et des « niveleurs », cette volonté de changement profond de la société hiérarchique, ce mouvement rebelle mille fois enseveli dans l’ordre imposé des curés et des puissants, cette force qui découple l’essor de la pensée quand elle jaillit de l’action collective, ce « radicalisme », je le constate, a abandonné irrémédiablement la doctrine de contours mal définis, qui aujourd’hui est considérée comme le renouveau, en Europe et en Amérique du Nord, de la pensée libérale.

Touchés par l’atmosphère pesante d’un climat intellectuel qui devient de plus en plus réactionnaire, les convictions faiblissent ou s’adaptent. La philosophie politique, oublieuse comme la mémoire des philosophes et des historiens, abandonne les sommets de ses conquêtes dures et difficiles et retourne à la plage des assurances protégées par l’autorité des siècles passés.

Exemple malheureux de ce déclin, parce qu’ils viennent d’un historien de l’anarchisme, les articles de Nico Berti publiés dans MondOperaio [3] et ici même (revue Libertaria), seront motif et prétexte des lignes qui suivent.

Amants passionnés de la liberté, nous croyons avoir bien explicité de quelle liberté parlons-nous et quelle liberté voulons-nous. Voilà qu’on nous explique, à la suite de Benjamin Constant, qu’il y a deux types ou deux modèles : la liberté des antiques [anciens] et la liberté des modernes, la liberté des grecs et la liberté libérale. La première est « démocratique », mais trompeuse, elle engendre le despotisme ; l’autre « è sempre garanzia di libertà » [4] , elle donne « la jouissance paisible de l’indépendance privée ». [5]

Cependant, ces deux modèles ont réussi leur synthèse dans les régimes libéral-démocratiques (plus libérales que démocratiques, si je bien compris), qui sont le cadre du développement capitaliste, ou l’inverse. Coexistence ou connivence entre « liberté libérale » et marché capitaliste qui paraît être hautement significative, au point qu’on suppose la liberté dont nous jouissons organiquement liée au capitalisme. Je remarque que ce régime s’appelle aussi « démocratie représentative ou parlementaire ».

Quand Benjamin Constant expose ses idées dans un discours connu sous le titre « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » – discours prononcé en 1819 à l’Athénée royal de Paris, au milieu de la Restauration des Bourbons, période de relative libéralité entre la « terreur blanche » et le triomphe des « ultras » -, il a le dessein de mettre un terme à la Révolution, car les idées qu’elle a mis en marche sont dangereuses, de plus si elles couvent dans la clandestinité.

Nonobstant, la Grande Révolution vient de déposer la souveraineté dans les mains du peuple, et le processus paraît irréversible, même sous la monarchie restaurée qui, maintenant a été contrainte de concéder la Charte qui restreint l’arbitraire royal. [6] Il fallait, alors, pour les libéraux, rester dans les bornes de l’établi et contrôler l’expansion de la souveraineté populaire, sans la perdre totalement (en apparence), en l’institutionnalisant comme régime représentatif. La critique de Constant vise, au fond, la démocratie directe, inadéquate aux besoins de l’homme moderne, occupé qu’il est à développer ses intérêts individuels. De là vient la nécessité du système représentatif. [7]

Dit avec les mots de Benjamin Constant : « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances ». [8] La traduction pour notre époque que fait N. Berti, inspiré paraît-il, par « un grande maestro« , est : « La libertà dei moderni è la libertà liberale, la libertà degli antichi è la libertà democratica. La prima è la libertà da, la seconda è la libertà di« . Ainsi la démocratie ancienne fait dériver la liberté de la participation à un pouvoir collectif, pouvoir en acte, volonté positive, qui « conferiva diritti di libertà ai cittadini« . La liberté des modernes est toute négative ou défensive, les hommes sont des individus déjà libres avant d’entrer en société et il faut défendre les libertés qui n’ont pas étés aliénées dans le pacte social.

Évidemment tous ces modèles sont pré-anarchistes, Berti devrait relire son Bakounine. Mais, quand même, revenons sur le sujet.

Avant tout un problème conceptuel. Si nous disons : « le pouvoir collectif ou social donne droit de liberté au citoyen », on dirait qu’il y a deux sujets politiques, l’un le pouvoir social, l’autre le citoyen qui reçoit un droit, ce qui est une impression fausse.

De nos jours on a oublié la distinction – aristotélicienne et scolastique, centrale chez Spinoza et fondamentale en politique -, entre potentia et potestas : la puissance, ou pouvoir, comme capacité (« le pouvoir de créer » ou de faire), et le pouvoir comme domination (« le pouvoir de commander » et de se faire obéir), en confondant ainsi la capacité qu’a l’agent de l’action, individuel ou collectif, – capacité ou pouvoir qui donne au sujet politique la possibilité d’établir une relation synergique compatible avec l’égalité dans l’action collective -, avec la domination, qui est toujours une relation asymétrique entre celui ou ceux qui commandent et celui ou ceux qui obéissent.

Dans l’espace politique commun et égalitaire de l’assemblée, le « pouvoir » est le résultat de l’action de tous, et ce pouvoir est avant tout une capacité de faire ou de décider (potentia). Dans la démocratie directe le problème ne vient pas de la capacité collective d’instituer la vie commune, mais de la prise de décisions par majorité, ce qui signifie méconnaitre l’opinion de la minorité, même d’un, et lui imposer la décision majoritaire.

Derrière la démocratie directe reste un autre problème primordial : est-ce qu’il doit y avoir dans toute institutionnalisation de la société un pouvoir de contrainte légitime, une arkhê politikê, ou potestas, séparé de la société civile, comme le prétend le paradigme traditionnel du politique ? [9] Même si la souveraineté est entre les mains du demos, le problème primordial du politique subsiste.

Voyons, alors, quel intérêt aurions-nous aujourd’hui d’opposer deux modèles de liberté, l’un dit des anciens, l’autre des modernes ? L’un, démocratique, qui fait le lit du totalitarisme et unit fascistes et communistes. L’autre, libéral, qui met une limite au pouvoir politique, tout en reconnaissant la souveraineté populaire dans nos systèmes représentatifs, qui sont viables, comme la réalité le montre, seulement là où règne le capitalisme. Si les prémisses sont vraies, la question ainsi formulée amène la réponse : défendons ce qui existe, jouissons des libertés que nous connaissons, et que le néo-liberalisme capitaliste nous permet ! Et oublions l’exploitation, la misère et la guerre.

Mais ces prémisses ne sont pas vraies, de surcroît, ces modèles sont d’une simplification extrème, définis par un seul trait : la liberté di et la liberté da. Du point de vu de l’histoire, ils sont anachroniques, construits et réactualises en fonction des nécessités du présent.

La polis grecque, et en particulier Athènes, à partir du VIIe et VIe siècles, rompt avec le monde archaïque en introduisant un processus historique instituant qui, pour la première fois, permet aux hommes de prendre conscience du fait que ce sont eux les seuls responsables des institutions – normes, conventions, lois, régime socio-politique – de la société. La loi traditionnelle était immuable, dictée à l’origine des temps par les dieux ou les ancêtres. Maintenant le demos crée la loi, la modifie, l’annule. [10] L’État dans le sens moderne du mot, comme instance distincte et séparée du corps social, n’existait pas. La polis ce sont les hommes, disait Thucydide. Ce qui est fondateur dans la polis est l’affirmation de l’auto-institution de la société avec les conséquences qu’elle entraîne : la création d’un espace publique où les hommes sont égaux, où la parole est libre, et le vote qui s’y exprime sert à prendre une décision et non pas à élire des représentants. « La représentation est un principe étranger à la démocratie ». [11]

La démocratie grecque n’est pas un modèle, elle a été un moment dans l’histoire, très court et très éloigné de nous. Elle avait ses exclus : les femmes, les esclaves, les étrangers.

Dans sa face négative, la souveraineté du demos et l’auto-institution explicite du nomos, contenaient un mécanisme de décision déjà critiqué à l’époque : la loi de la majorité. Pour Trasymaque, par exemple, la règle de la majorité qui caractérise le nomos, n’est pas acceptable. Il pense que dans la polis démocratique le citoyen jouit de la liberté de parole mais ne peut agir que s’il appartient à la majorité. [12] La force de la loi basée sur la seule majorité exerce une violence sur celui qui est obligé de la suivre.

L’hétéronomie du social institué, après cette courte période, ne sera plus mise en question avant la modernité.

Depuis le Haut Moyen-Age, avec l’hégémonie du christianisme, la Papauté élabore une théorie théocentrique selon laquelle tout pouvoir dérive de Dieu, et c’est son vicaire sur terre qui dispose de la suma potestas. La lutte pour la liberté devient violente contre les pouvoirs écrasants et conjugués de l’Église et de l’Empire, pouvoirs aussi économiques que politiques. La révolte va se réfugier dans les mouvements des pauvres des villes, dans les masses paysannes, en s’exprimant dans les hérésies, ces signes avant-coureurs des insurrections qui agitent l’Europe du XIVe au XVIe siècles.

Les libertés des hommes et des femmes d’aujourd’hui, pas seulement les libertés politiques, mais aussi, et surtout, la liberté de penser, sont le résultat d’une interminable lutte contre le pouvoir politique et la puissance économique des dominateurs. Walter Benjamin écrivait : « quiconque domine est toujours héritier de tous les vainqueurs ». [13] Nous pouvons dire que ceux qui luttent pour la liberté sont toujours les héritiers de tous les vaincus de l’histoire, mais ce sont ces vaincus qui ont construit ces libertés et obligé les puissants à les reconnaître.

On ressent un certain ridicule en devant rappeler que la sécularisation ne commence pas avec la modernité, ni avec le capitalisme, ni avec le libéralisme politique. On pourrait la définir comme la perte progressive de toute « garantie métaphysique » de la légitimité de l’ordre social, il n’y a plus de point de vue extérieur pour dire la vérité, ou la loi. Il s’en suit, donc, que ce sont les hommes, dans l’immanence de leur action, qui instituent le monde socio-politique.

Depuis le XVIe siècle à l’hérésie avait succédé l’incrédulité, écrivait Tocqueville, et l’esprit critique – le libre examen – construisait une dimension nouvelle du politique, une forme tout autre d’institution du social, qui deviendra pleinement visible pendant la Révolution française. Ce vaste mouvement d’idées prend ses bases entre le XVIe et le XVIIe siècles, même si on peut l’élargir au quattrocento avec Nicolas de Cuse et l’Oratio de hominis dignatate de Pico de la Mirandola. Mais, dans un sens strictement politique c’est avec Machiavelli (Le Prince, 1513), Bodin (les Six livres de la République, 1567) et Hobbes (De Cive, 1642 et Léviathan, 1651) qui se construit l’espace « imaginaire », ou idéologique si l’on préfère, de l’État moderne. Naissance de l’État qui opère la division, aujourd’hui classique, entre société civile et société politique. Cette division pouvait être nommée par les premiers théoriciens du libéralisme politique comme la distinction entre le propriétaire et le citoyen. A l’époque de Locke et de Rousseau « société civile » est synonyme de « société politique » et s’oppose à « état de nature ». Depuis le XIXe siècle l’usage sera d’appeler « État » la société politique, vue comme séparée ou antagoniste de la société civile. [14]

Les régimes libéral-démocratiques qui verront le jour après la Révolution seront la conséquence de cette lutte contre la monarchie de droit divin, et cette lutte prendra une forme institutionnelle – la forme qui s’est imposée – sur le fondement que lui apporta la philosophie politique de Hobbes, Locke, Montesquieu et Rousseau. Le libéralisme politique est inséparable de la construction de « l’État de droit » et de la « démocratie représentative ».

Si on prétend que la « liberté des modernes » est la liberté libérale, il faut savoir quelles sont ses prémisses.

Hobbes était un protégé de la haute aristocratie et avait fui l’Angleterre en 1641 pendant la guerre civile. Il ne revint qu’après que la République eut écrasé les Radicaux. Mais, en dépit de ses antécédents et de la réputation qu’il traîne dans l’idéologie politique de nos jours, il se trouvait souvent, par sa rigueur rationaliste, sur les positions des radicaux, et les possédants ne lui pardonnaient pas d’avoir dépouillé l’État des oripeaux que la restauration anglaise jugeait indispensables : la monarchie, l’aristocratie héréditaire et la dignité épiscopale. [15]

Léviathan est un dieu mortel crée par les hommes, le corps politique naît avec le contrat. Une République (Civitas, Common-Wealth, État) est instituée quand les hommes réalisent un accord et passent une convention [chacun avec chacun]. [16] Dans l’état de nature chacun est libre mais en guerre avec les autres.

Il y a chez Locke – même s’il s’appuie plus que Hobbes sur une justification théologique de la raison humaine – une impulsion révolutionnaire qui s’annonce dans la critique de la monarchie absolue, qui n’est pas considérée une société politique, et surtout dans la reconnaissance du droit à l’insurrection. Si les législateurs, qui ont le pouvoir suprême, « tentent de saisir et de détruire les biens du peuple, ou de le réduire à l’esclavage d’un pouvoir arbitraire, ils entrent en guerre contre lui ; dès lors il est dispensé d’obéir ». L’abus de confiance du pouvoir législatif, « le fait déchoir des fonctions d’autorité dont le peuple l’avait chargé [...] le pouvoir fait retour au peuple qui a le droit de reprendre sa liberté originelle ». [17]

La philosophie libérale de Locke [1632-1704] reconnaît – comme le font toutes les théories du contrat – un principe fondateur, « révolutionnaire » et positif : ce sont les hommes qui créent la société politique, ils ont le pouvoir (la capacité) de la faire et de la défaire, ce qui signifie que la souveraineté réside dans le peuple, le demos. Et, dans le même mouvement cette philosophie fait appel à deux éléments, ou principes, négatifs : l’un prétend que les individus sont libres et indépendants avant d’entrer dans la société civile. L’autre, que pour constituer cette société, ils aliènent, totalement ou en partie, leur liberté. Comme corolaire, les individus, « tous par nature libres, égaux et indépendants » en décidant de passer une convention entre eux, ils se sont dévêtus de leur liberté naturelle, et ont constitué « un corps politique unique, où la majorité a le droit de faire agir le reste et de décider pour lui ». [18]

Locke pense que la fin capitale de cette association est la défense et la conservation de la propriété de chacun et, alors, pour punir les infractions des autres, chacun « cherche refuge à l’abri des lois établies d’un gouvernement », tout en sachant que « sur bien des points, les lois de la société restreignent la liberté qu’il tenait de la loi de nature ». [19] Dans L’Esprit des lois, Montesquieu [1689-1755] va purger le libéralisme de son humeur âpre, selon les mots de Manent, en inversant le point de vue lockiste. Montesquieu ne prétend pas fonder la société politique et défendre la liberté positive, il se content de préserver la liberté qui existe du pouvoir que la menace. « Pour préserver la liberté, c’est-à-dire la « sûreté » et la « tranquillité d’esprit » des citoyens, il faut – et cela suffit – empêcher les abus de pouvoir. Or, « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (XI, 4). [20] La liberté est présente en négatif, la liberté da. Attitude face à la liberté qui s’accompagne fréquemment d’un sentiment de méfiance ou de mépris envers le peuple, comme le montre le même Montesquieu : « Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes républiques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives et qui demandent quelque exécution, chose dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée ». (De l’esprit des lois, XI, 6.)

Comme théoricien du contrat social Rousseau [1712-1778] participe aussi de cette lignée. « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ». Mais, il unifie la volonté de tous dans la fiction de la Volonté Générale ce qui facilitera à la bourgeoisie jacobine le transfert de la souveraineté du peuple à la nation. [21]

Voilà les principes du libéralisme politique : défense de la propriété privée, atomisme social, aliénation d’une partie de la liberté, Gouvernement représentatif, séparation entre la « société civile » et l’État.

Ce qui pouvait être vu comme un grand progrès pendant l’Ancien Régime – et vraiment ces idées étaient révolutionnaires devant l’absolutisme -, se transformera, après la Révolution, en l’idéologie des possédants qui voudraient finir une fois pour toutes avec le mouvement émancipateur que la Révolution avait enfanté.

Le libéralisme politique justifiait aussi, sans un commencement de soupçon, le paradigme traditionnel « d’un pouvoir de contrainte juste », potestas qui revenait, après la Révolution anglaise, les Lumières et 1789, à une instance abstraite, rationnelle, dépositaire de la légitimité, et séparée du social : l’État.

Quand la bourgeoisie industrielle prend le pouvoir en Europe, le cadre juridique fourni par le libéralisme – l’égalité (relative) devant la loi, la propriété privée et le régime représentatif – permettra la sécurisation des biens et des personnes et l’expansion du système capitaliste.

Mais, à cette époque-là, entre 1830 (la Révolution de Juillet en France) et les insurrections de 1848, il existe déjà un vaste prolétariat urbain créé par le capitalisme industriel, force de travail disponible, paupérisée, « libre » de se vendre. Il constitue, comme le constate Buret, cette « population flottante des grandes villes, cette masse d’hommes que l’industrie appelle autour d’elle, qu’elle ne peut pas occuper constamment, qu’elle tient toujours en réserve comme à sa merci ». [22] Classes pauvres et vicieuses, dit Frégier, chef de police à la préfecture de la Seine dans les années ’40. Population ouvrière que la bourgeoisie regarde comme une classe dangereuse. L’ouvrier se voit traqué par la misère et l’insécurité de l’emploi, il a troqué la « sécurité » de l’esclavage pour la « liberté » de mourir de faim. Violente opposition des classes qui fera naître le mouvement ouvrier révolutionnaire.

Le premier congrès de l’Association Internationale des Travailleurs [Genève, 1866] déclare que « dans l’état actuel de l’industrie, qui est la guerre, on doit se prêter une aide mutuelle pour la défense des salariés. Mais il est de son devoir de déclarer qu’il y a un but plus élevé à atteindre : la suppression du salariat ». Et Bakounine, un peu plus tard, demandera : « Voulons-nous l’émancipation complète des travailleurs ou seulement l’amélioration de leur sort ? Voulons-nous créer un monde nouveau ou replâtrer le vieux ? » [23]

Après le congrès de Saint-Imier le mouvement anarchiste est sur pied et le corpus théorique qui le définit est déjà bien formulé. L’anarchisme n’est pas une doctrine fermée, n’est pas un dogme, il sera toujours inachevé, mais, a partir de cet automne de 1872, ce qui est anarchiste et ce qui n’est l’est pas, est clair.

« La destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat« , et « toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant aujourd’hui« .

Le peuple ne pourra être libre que lorsque, s’organisant de bas en haut, au moyen d’associations autonomes, il créera lui-même sa vie. [24] L’individu ne pourra être libre, si les autres ne le sont pas. Bakounine définit la liberté comme un résultat de l’association humaine. La liberté est une création sociohistorique, une valeur positive, l’œuvre de tous et de chacun. La grande diversité des capacités, des énergies, des passions, qui apportent les êtres humains en interagissant les uns avec les autres est la richesse de la société. Grâce à cette diversité « l’humanité est un tout collectif, dans lequel chacun complète tous et a besoin de tous ; de sorte que cette diversité infinie des individus humains est la cause même, la base principale de leur solidarité, un argument tout-puissant en faveur de l’égalité ». [25] Toute liberté humaine, qui ne soit pas un privilège, exige, nécessite, l’égalité.

Dans l’espace publique plébéien [26] qu’avaient commencé à dessiner les sans-culottes, les enragés laissèrent la semence de la liberté anarchiste. Roux, à la tribune de la Convention, déchaine l’hostilité des « représentants du peuple » quand il s’écrie : « La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable ». Et Varlet de la prison du Plessis écrira : « Pour tout être qui raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles ». Ils savaient déjà que l’égalité devant la loi ne suffisait pas, qu’elle était compatible avec la hiérarchie sociale.

Pour l’anarchiste l’égalité est l’égalité de fait, le nivellement des rangs et des fortunes.

Création socio-historique, constante auto-organisation, et auto-intitutionnalisation, la société humaine sera libre en rompant le lien avec toute hétéronomie, ce qui signifie aussi l’abolition de la continuité socio-historique du principe de commandement/obéissance constitutif de tout pouvoir institué, de tout « État », c’est-à-dire, la fin du paradigme de la domination juste. Le corollaire sera la souveraineté absolue du demos, ou, si l’on préfère, l’appropriation collective de la capacité (pouvoir) instituante.

Cette liberté-là est une lutte constante et sans repos, même en société anarchiste. Lutte contre ce qui est, l’existant établi, pour laisser la place à ce qui n’est pas encore.

Alors, revenons à la liberté « des modernes », la « seule que nous connaissons » (dixit Berti), qui est la liberté libérale-démocratique liée au capitalisme comme système économique, et au jus-naturalisme comme cadre juridique. La liberté reconnue par « l’État de droit » de nos régimes appelés démocratiques (démocratie représentative), est à la mesure des intérêts que l’État protège. Nous savons bien que ces régimes – et je ne crois pas que Berti puisse le nier -, sont en réalité des oligarchies à participation limitée, que c’est l’élite d’une classe politico-financière qui décide dans le monde, minorité qui vit dans l’opulence, qui exploite la force de travail de la majorité, qui impose la misère ou la famine à des populations entières, qui détruit d’autres avec la guerre. Dans le cadre de l’existant, à l’intérieur de ces systèmes libéral-démocratiques, les libertés que nous pouvons conquérir seront toujours limitées aux intérêts de la minorité qui gouverne, libertés qui ne mettront pas en danger leur droit à dominer et encore moins la réalité de leur pouvoir. Il est surprenant que quelqu’un qui connaît les idées anarchistes puisse écrire sur la liberté sans dire un mot sur la « question sociale ».

Si le libéral ne se pose pas le problème de la souveraineté, c’est qu’il ne se pose pas le problème du droit de la minorité à dominer, alors, donc, si le libéral ne discute pas la fiction de la souveraineté dans le peuple et la réalité du pouvoir entre les mains de l’élite, s’il ne se pose pas le problème « del fondamento« , c’est qu’il le donne pour acquis d’une fois pour toutes. Dire que la demande fondamentale de savoir s’il y a, ou pas, un droit à commander, ou si la domination est légitime, toutes choses immanentes à l’institutionnalisation du social, relève d’un pensée « théologique » – c’est-à-dire, transcendante, extérieure au monde – est dans le meilleur des cas un argument démagogique. Il y a, peut-être, des anarchistes romantiques qui sont des crétins, mais c’est sûr qu’il y a des historiens non romantiques qui écrivent des sottises.

Un anarchiste qui se contente de la limitation des pouvoirs et qui abandonne l’idée de l’abolition de l’État et de la propriété privée, un anarchiste qui accepte la liberté de jouir de ses biens et de son petit bonheur privé, s’il a une vie aisée dans un pays riche, un anarchiste, je dis, qui accepte les limites que lui impose le système établi, n’est pas un anarchiste mais un libéral. Et il n’y aura pas de « conscience schizophrénique » qui puisse le sauver.

Nous, les anarchistes, nous n’avons pas, paraît-il, une « science de la politique », ce qui est sûrement vrai, si la dite science est définie comme un «  discorso razionale sul « meno peggio » » (discours du réalisme politique) et si sa fonction est de s’occuper de la gestion des rapports de force à l’intérieur du système établi. Nous avons à la place une théorie de la révolution. [27] Ceci ne résout – je le sais bien – l’énorme problème des moyens, en accord avec les fins, à utiliser dans un moment historique où le rapport des forces nous est défavorable, ce qui est la norme, sauf dans les périodes révolutionnaires.

L’appel à la science à la place de l’appel au peuple réveille, comme en écho, ces anciennes pages de Bakounine sur les endormeurs, enfants chéris de la bourgeoisie, intelligence patentée, disait-il, « qui se dédient exclusivement à l’étude des grands problèmes de la philosophie, de la science sociale et politique », et qui élaborent des théories qui « n’ont au fond d’autre fin que de démontrer l’incapacité définitive des masses ouvrières ». [28]

Le sujet de l’action sociale est, évidemment, l’existant, et l’existant est multiple, vivant, traversé par d’innombrables conflits. C’est le peuple. Et le peuple, assujetti au prince, sous les lunettes de la police, toujours en lutte pour survivre, contient dans son sein la myriade d’hommes et de femmes qui, en cherchant l’impossible, construisent la liberté humaine. C’est le peuple souverain qui a fait des révolutions, et je ne vois pas pourquoi il ne les fera plus.

Eduardo Colombo Paris, Mai 2003

[1] Arendt, Hannah : La crise de la culture. Préface « La brèche entre le passé et le futur ». Gallimard (folio), Paris, 1972.

[2] Voilà la définition qui donne du régime démocratique un ennemi reconnu de la démocratie : « c’est en réalité le gouvernement de l’élite (aristokratia) avec l’approbation de la foule ». [Platon, Ménexène, 238c7-239d2]

[3] « I paradossi del relativismo cultural », in Mondo Operaio, N °3, mayo-junio de 2002. « La politica ? Problema insuperabile », in Libertaria, año 5, Nº 3, julio-septiembre de 2003.

[4] Berti, Nico : dans ce numéro de Libertaria.

[5] Constant, Benjamin : « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. » In Les libéraux. Pierre Manent. Gallimard (tel), Paris, 2001,p.446.

[6] Une Charte qui reconnaît à la « nation » une représentation très réduite ; le vote est censitaire.

[7] « Le système représentatif est une procuration donnée à un certain nombre d’hommes par la masse du peuple, qui veut que ses intérêts soient défendus, et qui néanmoins n’a pas le temps de les défendre toujours lui-même. » Constant, B., Op. cit., p. 457.

[8] Constant, Benjamin : op. cit., p. 447.

[9] Cf. »Il cambiamento di paradigma ». Colombo, Eduardo : Anarchia, obbligo sociale e dovere di obbedienza, p. 75. In Le ragioni dell’anarchia. Volontà numero 3-4, Milano, 1996

[10] Cf. Colombo, Eduardo : Della polis e dello spazio sociale plebeo. In Il politico e il sociale. Volontà numeo 4, Milanno, 1989.

[11] Cf. Castoriadis, Cornelius : La polis grecque et la création de la démocratie. In Domaines de l’homme. Seuil, Paris, 1986.

[12] Untersteiner, Mario : Les sophistes. Ed. Vrin, Paris, 1993, Tome 2, p.183.

[13] Thèses sur la philosophie de l’histoire. VII

[14] Note. Selon Berti, « la libertà da sta all’interno della socità civile » qui se défend de l’État tout en ayant besoin comme antagoniste, parce que vouloir anéantir la division est signe de totalitarisme. En plus la société mercantile est inimaginable sans une telle division et le capitalisme a besoin de l’État gendarme pour faire respecter la propriété. Cette interprétation, dans le meilleur de cas, est libertarienne et non anarchiste.

[15] Hill, Christopher : Le monde à l’envers. Payot, Paris, 1977, p. 306.

[16] Hobbes, Thomas : Léviathan. Ed. Sirey, Paris, 1983, p. 179.

[17] Locke, John : Traité du Gouvernement Civil. De la dissolution du Gouvernement. 222

[18] Ibid. : Du commencement des sociétés politiques. 95.

[19] Ibid. : Du gouvernement. 127.

[20] Manent, Pierre : Les libéraux. Gallimard (Tel), Paris, 2001, p. 219.

[21] Note. Les anarchistes n’ont pas oublié de critiquer Rousseau avec des raisons diverses, mais, pas toujours, pour la même raison. Proudhon critique tous azimuts, l’abstraction de la Volonté Générale, l’idée que l’individu est libre seulement en dehors de la société, la prétention de faire respectable la tyrannie en la faisant dériver du peuple. (Idée générale de la révolution au XIXe siècle. Quatrième étude. Du principe d’autorité). Bakounine pose sa critique en le considérant un libéral puisqu’il prétend que l’individu est libre tout seul avant toute société. (Dieu et l’État, in l’Empire Knouto-Germanique). Rocker, contrairement à Bakounine, se place dans un point de vue libéral, il défend l’idée du contrat social, et critique la « démocratie » en l’assimilant à la Volonté Générale (Nacionalismo y cultura. Cap X : Liberalismo y Democracia). Position partagée par N. Berti. [Voir Jorge Salomonoff : El liberalismo de avanzada. Proyección, Buenos Aires, 1973] Je pense que c’est une ineptie profonde de la pensée politique à la mode, de parler avec des formules lapidaires qui évitent l’analyse, et, faisant de Rousseau le père du totalitarisme, mettre dans la même lignée, le « Contrat Social », la bourgeoisie jacobine de 93 avec le clan robespierriste, et tous les totalitarismes du XXe siècle. Amalgame aussi sotte que celle de construire une seule catégorie de pensée « révolutionnaire » enfermant ensemble fascistes, bolcheviques, anarchistes, phalangistes et que sais-je encore. Les vaches ont quatre pattes et la tour Eiffel aussi.

[22] Buret : Misère des classes laborieuses en France et en Angleterre. In Louis Chevalier : Classes laborieuses et classes dangereuses. Plon, Paris, 1958, p. 160.

[23] Lettre à Albert Richard [avril 1870], in Bakounine. Œuvres complètes, Vol 2.Champ libre, Paris, 1974, p. XXXI.

[24] Cf.Bakounin, Michel : Etatisme et anarchie. Œures compètes, op. cit., Vol 4, p. 312.

[25] Cf.Bakounin, Michel : Etatisme et anarchie. Œures compètes, op. cit., Vol 4, p. 312.

[26] Cf. Colombo, Eduardo : Della polis e dello spazio sociale plebeo. In Il politico e il sociale, Volontà, n° 4, 1989.

[27] Note. L’anarchiste qui abandonne l’idée de révolution devient, qu’il le veuille ou pas, un « li-li » comme on les appelle en France (li-li : libéral-libertaire). Voir Réfractions n° 7 : « Les li-li, les bo-bo et Kropotkine », p.16

[28] Bakounine, Michel : Les endormeurs. In Bakounine. Le socialisme libertaire. Ed. Denoël, Paris, 1973, p. 113.