STEVENS, Annick, "Faut-il chercher dans la nature un fondement des valeurs morales ?"

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Réfractions No. 23 (Automne 2009)
Il est tentant, lorsqu’on souhaite répandre certaines valeurs morales et en disqualifier d’autres, de chercher à justifier ses préférences en donnant aux comportements que l’on prône une origine naturelle, en espérant garantir ainsi leur nécessité ou leur préférabilité.
Ainsi, depuis le XIXe siècle et jusqu’à maintenant, le capitalisme se présente comme le système économique le plus naturel et le plus incontournable, parce qu’il serait fondé sur une loi naturelle régissant non seulement le genre humainmais toutes les espèces vivantes, à savoir la compétition et la sélection des individus les plus aptes. L’idéologie de l’individualisme compétitif existait bien avant la découverte darwinienne de la sélection naturelle,mais celle-ci a permis de la renforcer au point de devenir une hégémonie de la pensée dans tous les champs du savoir et de l’action. La réaction des mouvements révolutionnaires contre cette idéologie s’est également exprimée dans l’ensemble de ces champs, et l’ouvrage de Kropotkine sur l’entraide comme facteur de l’évolution en est l’expression sur le terrain des sciences de la vie. Son apport scientifique est d’un intérêt incontestable, et ce n’est pas un hasard s’il est actuellement redécouvert et mis à l’honneur par nombre de spécialistes de l’évolution qui ignorent tout de sa pensée politique.
Cependant, il me semble qu’une confusion est souvent commise à la fois dans les publications scientifiques et dans les publications militantes, d’une part entre les notions d’entraide ou de coopération et celle de morale, et, d’autre part, entre la transmission génétique et la transmission culturelle des comportements. Seule la transmission génétique de comportements déterminés par les gènes et conférant un avantage adaptatif et reproductif peut faire l’objet d’une sélection naturelle. Une transmission, par apprentissage ou imitation, de comportements non strictement déterminés par les gènes mais pouvant être adoptés ou non, peut éventuellement conférer un avantage à un certain groupe par rapport aux autres, mais on ne peut en inférer que toute transmission culturelle, à l’instar d’une transmission génétique, se maintient parce qu’elle est avantageuse. Si l’on veut réfléchir à cette question, on ne peut ignorer le débat déjà ancien et très fourni dans le champ de l’ethnologie et de l’anthropologie, entre les explications fonctionnalistes des institutions sociales et les explications basées sur l’arbitraire créatif et la liberté des acteurs. En outre, que l’on parle d’une transmission génétique ou d’une transmission culturelle, il est important de ne pas confondre n’importe quel comportement coopératif avec de la morale. En effet, pour qu’un acte soit moral, il faut que l’acteur ait le choix entre plusieurs comportements possibles et ne soit entièrement déterminé ni par une nécessité génétique ni par une nécessité sociale : un actemoral suppose la liberté et la responsabilité de l’acteur. Mais ce n’est pas tout, car sinon le choix de manger une pomme ou une poire serait un acte moral. Il faut que l’acte implique un conflit de valeurs. Il faut que l’une des conduites puisse être jugée « bonne » et l’autre « mauvaise » selon certains critères communs au groupe. Il n’y a, par conséquent, pas de morale hors d’une société assez évoluée pour que ses membres passent, d’une manière ou d’une autre, certains accords sur ce qui est permis ou interdit, sanctionné positivement ou négativement. Que cela ne se trouve que chez les humains ou aussi chez certains singes, peu importe.