Chapitre III : Que le dogme individualiste est le seul dogme fraternel

BELLEGARRIGUE, Anselme (né le 23 mars 1813 à Montfort (dép. du Gers, France - 189.? )

Chapitres précédents
Chapitre I : L’anarchie, c’est l’ordre
Chapitre II : Que la raison collective traditionnelle est une fiction

Qu’on ne me parle point de la révélation, de la tradition,
des philosophies chinoise, phénicienne, égyptienne, hébraïque,
grecque, romaine, tudesque ou française ; en dehors de ma foi ou
de ma religion dont je ne dois compte à personne, je n’ai que faire
des divagations de l’ancêtre ; je n’ai pas d’ancêtres ! Pour
moi, la création du monde est datée du jour de ma naissance
 ; pour moi, la fin du monde doit s’accomplir le jour où je restituerais
à la masse élémentaire l’appareil et le souffle qui
constituent mon individualité Je suis le premier homme, je serai
le dernier. Mon histoire est le résumé complet de l’histoire
de l’humanité ; je n’en connais pas, je n’en veux pas connaître
d’autre. Quand je souffre, quel bien me revient-il des jouissances d’autrui
 ? Quand je jouis, que retirent de mes plaisirs ceux qui souffrent ? Que
m’importe ce qui s’est fait avant moi ? En quoi suis-je touché par
ce qui se fera après moi ? Je n’ai à servir ni d’holocauste
au respect des générations éteintes, ni d’exemple
à la postérité. Je me renferme dans le cercle de mon
existence, et le seul problème que j’aie à résoudre,
c’est celui de mon bien-être. Je n’ai qu’une doctrine, cette doctrine
n’a qu’une formule, cette formule n’a qu’un mot : JOUIR !

Juste qui l’avoue ; imposteur qui le nie.

C’est là de l’individualisme cru, de l’égoïsme natif,
je n’en disconviens pas, je le confesse, je le constate, je m’en vante
 ! Montrez-moi, pour que je l’interroge, celui qui pourrait s’en plaindre
et me blâmer. Mon égoïsme vous cause-t-il quelque dommage
 ? Si vous dites non, vous n’avez rien à objecter, car je suis libre
en tout ce qui ne peut vous nuire. Si vous dites oui, vous êtes un
filou, car mon égoïsme n’étant que la simple appropriation
de moi à moi-même, un appel à mon identité,
une affirmation de mon individu, une protestation contre toute suprématie
 ; si vous vous reconnaissez lésé par l’acte que je fais de
ma prise de possession propre, par la retenue que j’opère de ma
propre personne, c’est-à-dire de la moins contestable de mes propriétés,
vous avouez que je vous appartiens ou tout au moins que vous avez des vues
sur moi ; vous êtes un propriétaire d’hommes établi
ou en voie d’établissement, un accapareur, un convoiteur du bien
d’autrui, un filou. Il n’y a pas de milieu : ou c’est l’égoïsme
qui est de droit, ou c’est le vol ; ou il faut que je m’appartienne, ou
il faut que je tombe en la possession de quelqu’un. On ne peut point dire
que je me renonce au profit de tous, puisque tous devant se renoncer comme
moi, nul ne gagnerait à ce jeu stupide que ce qu’il aurait déjàperdu, et resterait par conséquent quitte, c’est-à-dire sans
profit, ce qui rendrait évidemment cette renonciation absurde. Du
moment donc que l’abnégation de tous ne peut profiter à tous,
elle doit nécessairement profiter à quelques-uns ; ces quelques-uns
sont alors les possesseurs de tous, et ce sont probablement ceux-làqui se plaindront de mon égoïsme.

Eh bien qu’ils encaissent les valeurs que je viens de souscrire en leur
honneur.

Tout homme est un égoïste ; quiconque cesse de l’être
est une chose. Celui qui prétend qu’il ne faut pas l’être
est un filou. Ah oui, j’entends. Le mot est mal sonnant ; vous l’avez jusqu’àce jour appliqué à ceux qui ne se contentaient pas de leur
bien propre, à ceux qui attiraient à eux le bien d’autrui
 ; mais ces gens-là sont dans l’ordre humain, c’est vous qui n’y
êtes pas. En vous plaignant de leur rapacité, savez-vous ce
que vous faites ? Vous constatez votre imbécillité, Vous
avez cru jusqu’à ce jour qu’il y avait des tyrans ! Eh bien vous
vous êtes trompés, il n’y a que des esclaves : là oùnul n’obéit, personne ne commande.

Écoutez bien ceci : le dogme de la résignation, de l’abnégation,
de la renonciation de soi a été prêché aux populations.

Qu’en est-il résulté ?

La papauté et la royauté par la grâce de Dieu, d’oùles castes épiscopales et monacales, princières et nobiliaires.
Oh ! le peuple s’est résigné, s’est annihilé, s’est
renoncé longtemps.

Était-ce bon ? Que vous en semble ?

Certes, le plus grand plaisir que vous puissiez faire aux évêques
un peu décontenancés, aux assemblées qui ont remplacéle roi, aux ministres qui ont remplacé les princes, aux préfets
qui ont remplacé les ducs grands vassaux, aux sous-préfets
qui ont remplacé les barons petits vassaux, et à toute la
séquelle des fonctionnaires subalternes qui nous tiennent lieu de
chevaliers, vidames et gentillâtres de la féodalité ; le plus grand plaisir, ai-je dit, que vous puissiez faire à toute
cette noblesse budgétaire, c’est de rentrer au plus vite dans le
dogme traditionnel de la résignation, de l’abnégation et
de la renonciation de vous-mêmes. Vous trouverez encore làpas mal de protecteurs qui vous conseilleront le mépris des richesses
au risque de vous en débarrasser ; vous trouverez là pas
mal de dévots qui, pour sauver votre âme, vous prêcheront
la continence, sauf à tirer d’embarras vos femmes, vos filles ou
vos sœurs. Nous ne manquons pas, grâce à Dieu, d’amis dévoués
qui se damneraient pour nous si nous nous déterminions àgagner le ciel en suivant le vieux chemin de la béatitude, duquel
ils s’écartent poliment, afin, sans doute, de ne pas nous barrer
le passage.

Pourquoi tous ces continuateurs de l’hypocrisie antique ne se sentent-ils
plus en équilibre sur les tréteaux échafaudés
par leurs devanciers ?

Pourquoi ? Parce que l’abnégation s’en va et que l’individualisme
pousse ; parce que l’homme se trouve assez beau pour oser jeter le masque
et se montrer enfin tel qu’il est.

L’abnégation, c’est l’esclavage, l’avilissement, l’abjection
 ; c’est le roi, c’est le gouvernement, c’est la tyrannie, c’est la lutte,
c’est la guerre civile.

L’individualisme, au contraire, c’est l’affranchissement, la grandeur,
la noblesse ; c’est l’homme, c’est le peuple, c’est la liberté,
c’est la fraternité, c’est l’ordre.

Suite
Chapitre IV : Que le contrat social est une monstruosité
Chapitre V : De l’attitude des partis et de leurs journaux
Chapitre VI : Le pouvoir. C’est l’ennemi
Chapitre VII : Que le peuple ne fait que perdre son temps et prolonger ses souffrances en épousant les querelles des gouvernements et des partis
Chapitre VIII : Que le peuple n’a rien à attendre d’aucun parti
Chapitre IX : De l’électorat politique ou suffrage universel
Chapitre X : Que l’électorat n’est et ne peut être actuellement qu’une duperie et une spoliation
Chapitre XI : Le droit d’aînesse et les lentilles du peuple français
Chapitre XII : Que ce qui fait naître n’est pas ce qui fait vivre les gouvernements
Chapitre XIII : Que démasquer la politique c’est la tuer
Conclusion