Chapitre XI : Le droit d’aînesse et les lentilles du peuple français

BELLEGARRIGUE, Anselme (né le 23 mars 1813 à Montfort (dép. du Gers, France - 189.? )

Chapitres précédents
Chapitre I : L’anarchie, c’est l’ordre
Chapitre II : Que la raison collective traditionnelle est une fiction
Chapitre III : Que le dogme individualiste est le seul
dogme fraternel

Chapitre IV : Que le contrat social est une monstruosité
Chapitre V : De l’attitude des partis et de leurs journaux
Chapitre VI : Le pouvoir. C’est l’ennemi
Chapitre VII : Que le peuple ne fait que perdre son temps et prolonger ses souffrances en épousant les querelles des gouvernements et des partis
Chapitre VIII : Que le peuple n’a rien à attendre d’aucun parti
Chapitre IX : De l’électorat politique ou suffrage universel
Chapitre X : Que l’électorat n’est et ne peut être actuellement qu’une duperie et une spoliation

Et n’allez pas croire, bourgeois abusés, gentilshommes ruinés,
prolétaires immolés, n’allez pas croire que ce qui a eu lieu
eût pu ne point se passer, Si vous aviez nommé Pierre au lieu
de nommer Paul, Si vos suffrages s’étaient portés sur Jacques
au lieu de se porter sur François. De quelque façon que vous
votiez, vous vous livrez, et quel que soit le triomphateur, son succès
vous emporte. À l’un comme à l’autre vous aurez àdemander tout ; donc, vous n’aurez plus rien !

D’ailleurs comprenez bien ceci - ce n’est point de la science, c’est
de la pure et simple vérité, - : si le mal venait des réactionnaires
seulement, si les révolutionnaires pouvaient faire votre fortune,
vous seriez richissimes ; car tous les gouvernements, depuis Robespierre
et Marat - devant Dieu soient leurs âmes - ont appartenu aux révolutionnaires
 ; cette assemblée que vous avez là, sous les yeux, se compose
elle-même en totalité de révolutionnaires. Personne
n’a été plus révolutionnaire que M. Thiers, le marguillier
de Notre Dame de Lorette ; M. de Montalembert a prononcé, sur la
liberté absolue, desdiscours tels que nul n’en saurait faire de
meilleurs. M. Berryer a conspiré depuis 1830 jusqu’en 1848 ; M.
Bonaparte a fait de la révolution par écrit, par paroles
et par actions ; je ne parle pas de la Montagne, cénacle qui a eu
dans ses mains, pendant plusieurs mois, les moyens gouvernementaux de vous
couvrir d’une rosée d’opulence. Tous les hommes ont fait de la révolution
tant qu’ils n’ont pas fait du gouvernement ; mais tous les hommes aussi,
quand ils ont fait du gouvernement, ont comprimé la Révolution.
Moi qui vous parle, si vous vous avisiez un jour de me porter au gouvernement
et si, dans un moment d’oubli ou de vertige, au lieu de prendre en pitiéou en mépris votre bêtise, j’acceptais le titre de receleur
du vol que vous auriez perpétré sur vous-mêmes, je
jure Dieu que je vous en ferais voir de belles ! Est-ce que les expériences
faites ne vous suffisent pas ? Vous êtes bien difficiles.

Vous avez fait tout dernièrement un gouvernement blanc dont l’objet
unique, - et vous ne sauriez l’en blâmer, - est de se débarrasser
des rouges. Si vous faites un gouvernement rouge, son objet unique, - et
il serait plaisant que vous le trouvassiez mauvais, - sera de se débarrasser
des blancs. Mais les blancs ne se vengent des rouges et les rouges des
blancs qu’à coups de lois prohibitives et oppressives ; or, sur
qui pèsent ces lois ? Sur ceux qui ne sont ni rouges, ni blancs,
ou qui sont, à leurs dépens, tantôt blancs et tantôt
rouges, sur la multitude qui n’en peut mais ; si bien que le peuple est
tout meurtri des coups de massue que les partis se donnent sur son dos.

Je ne critique pas le gouvernement ; il a été fait pour
gouverner, il gouverne, il use de son droit, et, quoi qu’il fasse, j’affirme
qu’il fait son devoir. Le vote, en lui donnant la puissance, lui a dit : Le peuple est pervers, à vous la droiture ; il est emporté,
à vous la modération ; il est stupide, à vous l’intelligence.
Le vote, qui a dit cela à la majorité actuelle, au président
de céans, le dira aussi (car il ne peut dire rien de plus. rien
de moins) à une majorité quelconque, à un président
quel qu’il soit. Donc, par le vote, et quoi qu’il retourne, le peuple se
met, corps et biens, à la merci de ses élus pour qu’ils usent
et abusent de sa liberté et de sa fortune ; nul n’ayant fait de
réserves, l’autorité n’a pas de limites.

Mais la probité, dit-on mais la discrétion ! mais l’honneur
 ! fumée  ! Vous faites du sentiment quand il faut faire des
chiffres ; Si vous placez vos intérêts sur les consciences,
vous placez à fonds perdus la conscience est un ustensile àsoupape.

Réfléchissez un instant à ce que vous faîtes.
Vous vous pressez autour d’un homme comme autour d’une relique ; vous baisez
le pan de son habit ; vous l’acclamez à l’assourdir ; vous le chargez
de présents ; vous bourrez ses poches d’or ; vous vous dépouillez,
à son profit, de toutes vos richesses ; vous lui dites : Soyez libres
au-dessus des libres, opulent au-dessus des opulents, fort au-dessus des
forts, juste au-dessus des justes, et vous vous avisez ensuite de contrôler
l’emploi qu’il fait de vos présents ? Vous vous permettez de critiquer
ceci, de désapprouver cela, de supputer ses dépenses et de
lui demander des comptes ? Quels comptes voulez-vous qu’il vous rende ?
Avez-vous dressé la facture de ce que vous lui avez remis ? Votre
Comptabilité est en défaut ? Eh bien ! vous êtes sans
titres contre lui ; le bordereau que vous voudriez présenter n’a
pas de base ; on ne vous doit rien !

Maintenant criez, tempêtez, menacez, c’est peine perdue ; votre
obligé est votre maître : inclinez-vous et passez.

Dans les contes bibliques, il est dit qu’Esaü vendit son droit
d’aînesse pour des lentilles. Les Français font mieux que
cela, ils donnent leur droit d’aînesse et les lentilles avec.

Suite
Chapitre XII : Que ce qui fait naître n’est pas ce qui fait vivre les gouvernements
Chapitre XIII : Que démasquer la politique c’est la tuer
Conclusion