Chapitre XII : Que ce qui fait naître n’est pas ce qui fait vivre les gouvernements

BELLEGARRIGUE, Anselme (né le 23 mars 1813 à Montfort (dép. du Gers, France - 189.? )

Chapitres précédents
Chapitre I : L’anarchie, c’est l’ordre
Chapitre II : Que la raison collective traditionnelle est une fiction
Chapitre III : Que le dogme individualiste est le seul
dogme fraternel

Chapitre IV : Que le contrat social est une monstruosité
Chapitre V : De l’attitude des partis et de leurs journaux
Chapitre VI : Le pouvoir. C’est l’ennemi
Chapitre VII : Que le peuple ne fait que perdre son temps et prolonger ses souffrances en épousant les querelles des gouvernements et des partis
Chapitre VIII : Que le peuple n’a rien à attendre d’aucun parti
Chapitre IX : De l’électorat politique ou suffrage universel
Chapitre X : Que l’électorat n’est et ne peut être actuellement qu’une duperie et une spoliation
Chapitre XI : Le droit d’aînesse et les lentilles du peuple français
Chapitre XII : Que ce qui fait naître n’est pas ce qui fait vivre les gouvernements

Je répéterai ici que je ne conteste pas le droit ; ce
que je conteste, comme chose inopportune, c’est l’usage actuel du droit.
Je dis qu’avant de faire usage du droit qui m’est acquis de nommer des
délégués, il importe que je commence par faire acte
de souveraineté, par m’établir matériellement dans
les faits, par me rendre compte de ce que je dois faire personnellement
et de ce qui doit rentrer dans les attributions de mes délégués.
Je dois, en un mot, m’établir moi-même avant de fonder quoi
que ce soit. Les institutions ne doivent pas être faites par des
lois, ce sont elles, au contraire, qui doivent faire les lois. Je m’institue
d’abord, je ferai des lois après.

Il ne faut pas perdre de vue que la théorie du droit divin, de
laquelle nous relevons en ligne directe, procède d’une prétendue
antériorité qu’aurait le gouvernement sur le Peuple. Toute
notre histoire, toute notre législation, sont fondées sur
cette monumentale absurdité, à savoir que le gouvernement
est une précession du Peuple, que le Peuple est une déduction
du gouvernement ; qu’il y a eu ou qu’il a pu y avoir un gouvernement antérieurement
à l’existence d’aucun peuple. Voilà ce qui est admis : Les
annales du monde sont burinées dans cette crasse de l’intelligence
humaine. Tant, donc, que durera le gouvernement, la notion de son antérioritérestera intacte, le droit divin se perpétuera parmi nous et le peuple,
dont le suffrage est mis à la place du sacre antique, ne sera jamais,
quelque nom qu’il prenne, qu’un sujet.

Le passage de la théocratie à la démocratie ne
peut, dans aucun cas, s’opérer par l’exercice du droit électoral,
car cet exercice a pour objet spécial d’empêcher le gouvernement
de périr, c’est-à-dire de maintenir et même de raviver
le principe de l’antériorité gouvernementale. Il faut, pour
passer d’un régime à l’autre, déterminer une solution
de continuité dans la chaîne de la délégation.
Il faut, puisqu’elle est fatalement poussée vers le respect de la
tradition théocratique, suspendre la délégation et
ne la reprendre qu’après avoir introduit dans les faits sociaux
l’exercice régulier du gouvernement de soi-même, du self-government.Ce
n’est qu’après avoir fait acte de propriété que je
dois rationnellement placer un gérant sur mon domaine ; Si je l’y
plaçais avant d’avoir montré mes titres, il refuserait de
me connaître et il aurait raison.

Mais voici ce que j’entends dire : L’unanimité est, sur toute
question comme dans tout pays, irréalisable. Cependant, tout gouvernement
venant du vote, il ne faudrait rien moins, pour empêcher un gouvernement
de naître, que l’abstention unanime ; car, en supposant que neuf
millions d’électeurs sur dix millions s’abstinssent, il resterait
toujours un million de votants pour faire un gouvernement, auquel la nation
tout entière serait forcée d’obéir ; or, il y aura
en tout temps en France un million, au moins, d’individus qui auront intérêt
à faire un gouvernement ; donc la proposition est absurde.

Je réponds :

Il n’est même pas nécessaire de trouver un million d’hommes
pour faire un gouvernement ; cent mille, dix mille, cinq cents, cent, cinq
individus peuvent le faire, un citoyen tout seul peut le constituer. Lafayette
fit seul, en 1830, Louis-Philippe roi ; et pendant les 18 années
qui suivirent cet événement, le pouvoir parlementaire s’est
fait, dans un pays de 35 millions d’âmes, par, le simple concours
de 200 mille censitaires. Quelque restreint que soit le nombre des citoyens
qui concourent à faire un gouvernement, qu’importe ! Ce que je tiens
à constater ici, c’est que nul gouvernement ne saurait vivre contre
le gré des majorités nationales.

La philosophie et, après elle, une école bien plus sûre,
l’école de l’expérience et des faits, ont démontré,
d’une manière irréfutable, que la raison intime de l’existence
des gouvernements était, non pas dans le concours matériel
ou électoral des citoyens d’un pays, mais bien dans la foi publique
ou dans l’intérêt, car la foi et l’intérêt sont
une seule et même chose.

Le gouvernement qui perche en ce moment est dû aux divertissements
électoraux de sept à huit millions de citoyens fort obéissants
qui ont perdu chacun, - de la meilleure grâce du monde, - deux ou
trois journées de travail, pour ne pas laisser échapper l’occasion
de se donner, corps et biens, à des hommes qu’ils ne connaissaient
pas, mais auxquels ils ont assuré cinq pièces de cinq francs
afin de lier connaissance. Vous semble-t-il que l’Assemblée législative
et M. Bonaparte soient plus solidement établis que ne le furent
et la Chambre des Députés de 1847, créée par
deux cent mille censitaires seulement ; et Louis-Philippe, crée,
par un seul homme ? Dites-moi si vous pensez qu’un gouvernement qui aurait
été fait par un million, ou moins, d’individus pût
être plus mesquin, plus dépopularisé, plus perplexe
que celui auquel huit millions d’individus ont donné l’être.
Evidemment vous ne le pensez pas. Il n’y a pas un homme ici, - et quand
je dis homme, j’entends dire le contraire de fonctionnaire - qui n’ait
eu ses intérêts ou sa foi profondément atteints par
les régimes qui ont été successivement établis
depuis 1848 ; il n’y a, par conséquent, pas un homme qui ait àse féliciter du résultat de son vote et qui puisse croire
qu’une pire chose, que la chose existante, eût pu surgir de son abstention.
Vous êtes, donc, forcés d’avouer que vous avez, par le plus
petit bout, perdu votre temps ; et, à moins qu’il n’entre dans vos
spéculations - spéculations, dans ce cas, bien étranges
en vérité - de perdre toujours votre temps. J’estime que
vous devez être bien près de sacrifier le scrutin àde plus nourrissantes réalités C’est déjà un
fort mauvais enjeu pour le pouvoir que votre mécontentement, mais
s’il n’avait pas votre bulletin pour se donner du courage, il serait bien
faible, et je doute qu’il pût tenir les cartes.

L’unanimité dans l’abstention n’est donc pas ce qu’il importe
d’obtenir ; de même que l’unanimité dans le vote n’est pas
nécessaire pour former le gouvernement ; l’unanimité dans
l’inertie ne saurait être la condition essentielle de l’acquisition
de l’ordre anarchique qu’il est de l’intérêt et, par conséquent,
de l’honneur de tous les Français de réaliser. Il y aura
toujours assez de fonctionnaires, de surnuméraires et aspirants
 ; il y aura toujours assez de rentiers d’Etat et de pensionnaires du Trésor
pour constituer un personnel électoral, mais le nombre des Chinois
qui veulent à toute force payer tous ces mandarins se réduit
de jour en jour, et s’il en reste encore dix-neuf, d’ici à deux
ans, je déclare que ce ne sera ma faute.

D’ailleurs - et puisqu’il faut tout dire, - qu’appelez-vous suffrage
universel ?

Un journal arrive qui dit : Il faut porter le citoyen Gouvernard.

Puis se présente un autre journal qui objecte : Non, il faut
porter le citoyen Guidane.

N’écoutez pas mon antagoniste, riposte le premier journal, le
citoyen Gouvernard est le seul candidat nécessaire, en voici les
motifs, etc.

Gardez-vous d’ajouter foi à ce que vous dit mon adversaire, réplique
le second journal, il n’y a de possible que le citoyen Guidane, en voici
la raison, etc.

Sur ces entrefaites apparaît dans la lice, s’étant jusque-làrengorgé dans une réserve olympienne, un troisième
journal, le mastodonte de l’espèce, qui prononce doctoralement cette
sentence : il faut nommer monsieur Gouvernard.

Et l’on nomme M. Gouvernard.

Et vous dites que c’est le peuple qui a fait l’élection ? Je
demanderai à vos gobelets et à vos muscades la permission
de trouver peu exacte cette façon de s’exprimer.

Ceci soit dit pour régler mes comptes avec la forme et sans compromettre
mes réserves quant au fond.

Mais je connais des républicains, ou des citoyens pré-tendus
tels, qui ont grand-peur, qu’en ne votant pas, le peuple ne laisse se relever
la royauté. Ce sont de bien grands républicains qui ont rendu,
à ce qu’ils disent, de remarquables services, services dont j’affirme
que ni vous, ni moi, n’avons vu l’ombre, soit en monnaie, soit en liberté,
soit en dignité, soit en honneur. En langue vulgaire, langue qui
est la mienne, la crainte qu’éprouvent ces républicains exprime
l’affliction que leur causerait l’impossibilité de leur élévation
personnelle. Je déflore un peu le patriotisme peut-être, mais,
que voulez-vous, je ne suis pas né poète, et dans la mathématique
de l’histoire j’ai trouvé que, sans ces républicains, il
y a soixante ans que la royauté serait morte et enterrée
 ; que sans ces républicains, qui ont rendu à la monarchie
le signalé service de relever l’autorité chaque fois que
le peuple lui a voulu donner un coup d’épaule, il y a longtemps
que les Français, sans m’en excepter, seraient libres. Les royalistes,
croyez-le bien, n’iront pas fort loin le jour où ces républicains
auront l’extrême obligeance de ne plus faire du royalisme. Les royalistes,
je vous l’assure, s’arrêteront bien vite lorsque au lieu de leur
laisser simplement la majorité, nous leur abandonnerons le champ
électoral tout entier.

Ce que je dis là paraît étrange, n’est-ce pas ?
C’est étrange, en effet ;, mais la situation est étrange
aussi, et je ne suis pas de ceux qui habillent les situations nouvelles
avec les vieilles guenilles qui encombrent depuis un demi-siècle
tous les galetas du journalisme révolutionnaire.