Chapitre XIII : Que demasquer la politique c’est la tuer

BELLEGARRIGUE, Anselme (né le 23 mars 1813 à Montfort (dép. du Gers, France - 189.? )

Chapitres précédents
Chapitre I : L’anarchie, c’est l’ordre
Chapitre II : Que la raison collective traditionnelle est une fiction
Chapitre III : Que le dogme individualiste est le seul
dogme fraternel

Chapitre IV : Que le contrat social est une monstruosité
Chapitre V : De l’attitude des partis et de leurs journaux
Chapitre VI : Le pouvoir. C’est l’ennemi
Chapitre VII : Que le peuple ne fait que perdre son temps et prolonger ses souffrances en épousant les querelles des gouvernements et des partis
Chapitre VIII : Que le peuple n’a rien à attendre d’aucun parti
Chapitre IX : De l’électorat politique ou suffrage universel
Chapitre X : Que l’électorat n’est et ne peut être actuellement qu’une duperie et une spoliation
Chapitre XI : Le droit d’aînesse et les lentilles du peuple français
Chapitre XII : Que ce qui fait naître n’est pas ce qui fait vivre les gouvernements
Chapitre XIII : Que démasquer la politique c’est la tuer

Je m’explique, et, dussé-je me répéter, je poserai
ici cette question :

Que dit l’électeur en déposant son bulletin dans l’urne
 ? Par cet acte, l’électeur dit au candidat : je vous donne ma libertésans restriction ni réserve ; je mets à votre disposition,
je livre à votre discrétion mon intelligence, mes moyens
d’action, mon capital, mes revenus, mon industrie, toute ma fortune ; je
vous cède mes droits et ma souveraineté. Subsidiairement,
il reste entendu que la liberté, l’intelligence, les moyens d’action,
le capital, les revenus, l’industrie, la fortune, les droits, la souverainetéde mes enfants, de mes proches, de mes concitoyens, tant actifs que passifs,
tombent, avec tout ce que je vous transmets de mon chef propre, dans vos
mains. Le tout vous est remis afin que vous en fassiez tel usage qui vous
semblera bon ma garantie, c’est votre humeur.

Tel est le contrat électoral. Argumentez, controversez, discutez,
interprétez, tournez, retournez, poétisez, sentimentalisez,
vous ne changerez rien à cela. Tel est le contrat. Il est le même
vis-à-vis de tous les candidats ; républicain ou royaliste,
l’homme qui se fait élire est mon maître, je suis sa chose
 ; tous les Français sont sa chose.

Il reste donc bien compris que l’électorat consacre et l’aliénation
de ce qui est à soi, et l’aliénation de ce qui appartient
aux autres. il est évident, dès lors, que le vote est, d’un
côté, une duperie, et, de l’autre, une indélicatesse,
tranchons le mot, une spoliation.

Le vote ne serait qu’une duperie universelle Si tous les citoyens étaient
électeurs, et Si tous les électeurs votaient ; car, dans
ce cas, ils resteraient quittes, les uns enversLes autres, de ce que tous
auraient perdu par le fait de chacun, mais qu’un seul électeur s’abstienne
ou soit empêché, et la spoliation commence. Que sur neuf àdix millions d’électeurs, trois millions s’abstiennent, - ce nombre
est aujourd’hui réalisé, - et les spoliés forment
déjà une minorité assez imposante pour qu’il faille
en tenir compte. L’antique notion de la probité dans le pouvoir
est ébréchée or, remarquez bien que la décadence
du pouvoir est en proportion de la ruine de cette notion.

Supposez que la moitié des électeurs inscrits reste àl’écart, la situation devient grave pour les votants et pour le
gouvernement qu’ils auront fait le scepticisme politique de toute une moitiédu corps social doit visiblement gêner les vieilles croyances de
l’autre moitié. Et Si l’on considère que ce sera précisément
du côté de l’inertie calculée, motivée, réfléchie
que se trouvera l’intelligence ou la liberté, ce qui est tout un,
tandis qu’il n’y aura du côté du vote que l’instinct moutonnier
et traditionnel, l’ignorance ou l’abnégation, ce qui revient au
même, on se fera aisément une idée de la prostration
qui, dans un tel état de choses, doit gagner le vieux gouvernementalisme.
Nous avons atteint dans ce moment même cette période : car,
Si quatre millions d’électeurs ne se sont pas encore abstenus, ce
n’est pas qu’ils aient à se féliciter d’avoir voté.
Or, tout repentir implique l’aveu d’une faute.

Maintenant forçons l’hypothèse. Supposons que tous les
adversaires du royalisme, convertis à la notion moderne que le pouvoir
ne peut pas être honnête, désertent le scrutin en motivant
leur désertion sur cette incontestable vérité que
le vote est tout à la fois une duperie et une spoliation, et, tout
aussitôt, les royalistes n’ont plus de complices ; en dehors d’eux
vous ne trouverez que des hommes lésés à bon escient.
L’électorat, devenu un méfait par l’illumination de l’esprit
public, ce méfait leur échoit directement et sans partage
 : les larrons sont connus. Ou plutôt, pour rendre hommage au sens
commun, disons qu’il n’y a plus de larrons du tout ; car, dès que
la question se trouve réduite à ces termes sévères,
mais simples et surtout vrais ; dès que la politique, descendue
de ses antiques et charlatanesques hauteurs, est restituée aux forfaits
dont elle a toujours été le génie déguisé,
mais réel, la fiction gouvernementale disparaît et la réalitéhumaine se dégage de tous les malentendus qui ont, jusqu’àce jour, engendré la lutte et les déplorables événements
qui en ont été la suite.

Voilà la révolution, voilà le renversement calme,
sage, rationnel de la notion traditionnelle ! Voilà la substitution
démocratique de l’individu à l’Etat, des intérêts
à l’idée. Aucune perturbation, aucune secousse ne sauraient
se produire dans ce majestueux déchirement du nuage historique ;le soleil de la liberté se montre sans orages et chacun, prenant
sa part de ses rayons généreux, se meut désormais
en plein jour et s’occupe à chercher dans la sociétéla place qu’il doit s’y faire par ses aptitudes ou son génie.

Pour être libre, voyez-vous, il n’y a qu’à vouloir. La
liberté, que l’on nous a sottement appris à attendre comme
un présent des hommes, la liberté est en nous, la libertéc’est nous. Ce n’est ni par fusils, ni par barricades, ni par agitations,
ni par fatigues, ni par clubs, ni par scrutins qu’il faut procéder
pour l’atteindre, car tout cela n’est que du dévergondage. Or, la
liberté est honnête et on ne l’obtient que par la réserve,
la sérénité et la décence.

Quand vous demandez la liberté au gouvernement, la niaiserie
de votre demande lui apprend aussitôt que vous n’avez aucune notion
de votre droit ; votre pétition est le fait d’un subalterne, vous
avouez votre infériorité ; vous constatez sa suprématie
et le gouvernement profite de votre ignorance et il se conduit àvotre égard comme on doit se conduire à l’égard des
aveugles, car vous êtes des aveugles.

Ceux qui chaque jour, dans leurs feuilles, demandent en votre nom des
immunités au gouvernement font, -tout en vous laissant croire qu’ils
le ruinent et l’affaiblissent, - la force et la fortune du gouvernement,
force et fortune qu’ils veulent conserver, parce qu’ils les veulent atteindre
un jour, avec votre concours, peuple dupé, abusée, nargué,
volé, mené, roulé, attelé, chargé, fustigépar des intrigants et des crétins qui vous font faire le gros dos
en vous disant des flatteries, en vous courtisant comme une puissance,
en vous surchargeant d’étiquettes pompeuses comme un roi de vaudeville
et en vous exposant ainsi, Prince des cabanons et de geôles, monarque
de la corvée, souverain de la misère, à la risée
du monde !

Je n’ai pas, pour mon compte, à vous flatter ; car je ne veux
vous rien prendre, pas même la part qui me revient de vos misères
et de vos hontes. Mais j’ai à vous demander, à vous, entendez-vous
bien, et non pas au gouvernement, que je ne connais pas, que je ne veux
pas connaître, j’ai à vous demander ma liberté que
vous avez empaquetée dans le don que vous avez fait de la vôtre.
Ce n’est pas à titre onéreux que je vous la demande, car
pour que je sois libre, il faut que vous le soyez. Sachez l’être
 ! Il ne s’agit pour cela que de ne plus élever personne au-dessus
de vous. Séparez-vous de la politique qui mange les peuples et appliquez
votre activité aux affaires qui les nourrissent et les enrichissent.
Souvenez-vous que la richesse et la liberté sont solidaires comme
sont solidaires la servitude et l’indigence. Tournez le dos au gouvernement
et aux partis qui n’en sont que les porte-queue. Le dédain tue les
gouvernements, car la lutte seule les fait vivre. Soyez enfin ce souverain
qui ne discute pas avec ses gens et riez des menées ridicules du
royalisme blanc et du gouvernementalisme rouge. Aucun obstacle ne saurait
résister devant Sa manifestation calme et progressive de vos besoins
et de vos intérêts.

« Tant que le sire de Tillac ignora qui il était, dit une
légende gasconne, l’intendant le rudoya fort ;, mais quand dame
Jehanne, sa nourrice, lui eut fait connaître ses titres et qualités,
les gens du château, l’intendant en tête, vinrent s’humilier
devant lui. »

Que le peuple montre à ses intendants qu’il ne s’ignore plus
 ; qu’il cesse de se mêler aux querelles d’antichambre, et ses intendants
feront silence, tout en prenant vis-à-vis de lui l’attitude du respect.
Il se doit à lui-même d’être libre, il le doit au monde
qui attend, il le doit à l’enfant qui va naître.

La politique nouvelle est dans la réserve, dans l’abstention,
dans l’inertie civique et dans l’activité industrielle, en d’autres
termes, dans la négation même de la politique. J’aurai àdévelopper plus amplement ces propositions. Qu’il me suffise de
dire aujourd’hui que Si les républicains n’avaient pas votéaux dernières élections générales, il n’y aurait
pas eu d’opposition à l’Assemblée, et s’il n’y avait pas
eu d’opposition à l’Assemblée, il n’y aurait pas eu, àvrai dire, d’Assemblée. Il n’y aurait eu qu’un tohu-bohu entre les
légitimistes, les orléanistes, les bonapartistes qui se seraient
ruinés, les uns par les autres, à grand renfort de scandale
et qui seraient tombés tous les trois, à l’heure oùj’écris, sous les sifflets exhilarants de la liberté.