MAGNONE, Fabrice .- "Le Libertaire organe hebdomadaire de l’Union anarchiste (4 avril 1925-31 août 1939)"

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)Communication. Presse anarchiste : 20e siècleFrance.- 3e République (1871-1940)MAGNONE, FabriceARVON, Henri

Mémoire de maîtrise, dir. R. Schor, Univ. Nice-Sophia Antipolis, 1996.

Faculté de lettres de Nice -CIRA-M

* Introduction

* Première partie : Parcours politique du journal
* Deuxième partie : Conditions d’existence
* Troisième partie : Idées, discours et pratiques
* Sources et bibliographie
* Annexes (chronologie, documents, fiche signalétique)
* Catalogue des articles (1944-1956)
* Plan du site
* Contact

Introduction

Les anarchistes considèrent que « la propagande par le journal est l’une des meilleures et des plus faciles » [1]. En réalité, assurer l’existence d’un périodique d’opinion indépendant suppose une détermination peu commune. La publication du Libertaire occupe la majeure partie des moyens financiers et humains des organisations qui en ont la charge. Pendant toute la période étudiée le journal est au centre du militantisme libertaire au point d’éclipser les autres formes de propagande. Si Le Libertaire justifie de tels sacrifices c’est parce qu’il occupe une place à part dans la presse anarchiste de langue française [2]. En effet, contrairement à l’immense majorité des titres publiés, ce journal n’est pas la tribune d’un petit groupe de militants mais l’expression d’une organisation nationale. Cette situation originale explique sans doute sa longévité exceptionnelle et son importance pour le reste du mouvement. Elle se reflète jusque dans sa gestion, son mode de diffusion, et l’organisation de sa rédaction.
Fondé en 1895 par Sébastien Faure [3], alors que les lois scélérates viennent d’interdire toute forme de propagande anarchiste, il ne se distingue pas encore d’autres organes comme Les Temps nouveaux  [4] ou Le Père peinard. Il n’y a pas à cette période d’organisation anarchiste constituée en France. Ce sont justement les journaux qui servent à la fois de lieu de discussion et de point de ralliement. Il faut attendre la veille de la Première Guerre mondiale pour voir naître le premier rassemblement national. Mais ce n’est qu’au mois de novembre 1920 que Le Libertaire devient l’organe officiel de l’Union anarchiste qui vient d’être fondée à Paris.
S’il témoigne des efforts de ses adhérents pour défendre leurs idées contre vents et marées, il participe aussi aux discussions qui agitent l’organisation. Il sert ainsi de point de repère dans les interminables disputes qui opposent chacun des courants en présence. Preuve de la virulence des débats, le nom de l’organisation change et avec lui le sous-titre du journal qui sera successivement l’organe de l’Union anarchiste, de l’Union anarchiste communiste, puis à nouveau de l’Union anarchiste, et après la Seconde Guerre mondiale, du Mouvement libertaire, de la Fédération anarchiste et finalement de la Fédération communiste libertaire. À chaque fois qu’une tendance a cru pouvoir l’emporter sur les autres en prenant les rênes du journal et de l’organisation, elle a dû faire face à la concurrence d’autres organes. Au moment de sa disparition en juillet 1956, Le Libertaire a ainsi perdu sa place centrale au sein du mouvement anarchiste mais le titre reste un symbole. Il existe en effet un lien particulier entre Le Lib et la plupart des compagnons même quand ceux-ci n’adhèrent pas au groupe éditeur. Plusieurs générations de militants francophones ont participé de près ou de loin à sa rédaction ou à sa diffusion. Tous ont lu ses articles avec une plus ou moins grande régularité non sans éprouver quelque sentiment de lassitude. Beaucoup ont fait leur premières armes en vendant le journal à la criée.
Quarante ans de propagande libertaire
Résumer quarante ans de propagande du Libertaire au cours d’une période aussi mouvementée de l’histoire politique et sociale peut paraître une tâche d’une ambition démesurée. Le mouvement anarchiste, lui-même traverse dans ce laps de temps plusieurs moments d’intense remise en question, conséquences d’autant d’occasions ratées. Plutôt qu’une lecture chronologique des événements, nous aurions pu faire une étude thématique découpant notre sujet en « dossiers » traitant de telle ou telle problématique. L’aspect répétitif des épisodes qui rythment la vie du journal pouvait en effet nous y inciter. Mais si nous avons cru pouvoir privilégier ce type d’approche dans la confrontation des idées, des discours et des pratiques, il nous a paru nécessaire de replacer au préalable les choses dans leur contexte historique, la plupart des prises de position étant intimement liée à l’environnement politique de leur époque. Ce choix ne nous interdit pas de mettre en évidence les exemples de répétition ou d’imitation que nous avons pu noter. Fallait-il justement s’attacher à ces phénomènes « cycliques » au risque de prétendre découvrir des lois régissant les pratiques et les discours libertaires en fonction d’une situation donnée ou chercher ce qui fait la singularité de chacune des réactions et des analyses sur les précédentes ?
Nous n’avons pas voulu trancher et le découpage chronologique nous offre la possibilité d’éviter toute tentative de systématisation ou de simplification. Nous avons en effet affaire avec l’épopée [5] du Libertaire à une histoire collective qui touche, au delà de telle ou telle organisation, le mouvement tout entier. Mais c’est également d’une pléiade de destins individuels qui croisent la route du journal qu’il nous fallait rendre compte. Devant le foisonnement des thèmes abordés dans ce périodique et les péripéties de sa propre histoire, nous avons été contraint de reléguer certains aspects comme celui de la collaboration des intellectuels dans une autre section de cette étude.
Le cadre chronologique choisi sert de trait d’union entre deux épisodes majeurs pour l’anarchisme : l’époque des attentats qui coïncide avec l’irruption des idées libertaires dans les milieux intellectuels et ouvriers autant que dans l’imaginaire populaire et les événements de Mai 68 [6]. En comparaison avec ces époques fastes, la période étudiée est plutôt difficile pour les compagnons. À l’exception du Libertaire quotidien (1923-1925), des temps forts de la campagne pour Sacco et Vanzetti (1926-1927), de la Révolution espagnole (1936-1939) et des années 1946-1947, le mouvement anarchiste est alors en constante perte de vitesse. La tendance s’accentue dans les années cinquante. L’arrêt définitif de la publication est accompagné d’un ralentissement très net de la propagande. À la veille de Mai 68, les anarchistes français ont presque disparu de la scène politique. Pourtant les drapeaux noirs fleurissent dans les manifestations étudiantes et les slogans sont ceux des libertaires. Mais surtout, la forme même que vient de prendre la contestation sociale apparaît comme une confirmation de leurs idées.
Il ne faudrait donc pas fausser le sens du sous-titre de notre étude. En intitulant son livre L’Increvable anarchisme, Louis Mercier Vega tenait à affirmer le potentiel de rennaissance de l’idéal libertaire. Sur ce point, nous soucrivons tout à fait à son analyse [7]. Il y a en effet dans l’histoire du Libertaire de nombreux exemples d’essai de réactualisation de la doctrine. Il s’agit pourtant de montrer comment certaines positions autrefois soutenues par les libertaires sont aujourd’hui révolues. Nous rejoignons, en ce sens, le point de vue d’Henri Arvon qui propose, quant à lui, d’« éliminer dans la présentation de l’anarchisme certains modèles d’explication qui ne s’appliquent plus aux problèmes de notre époque » [8]. Mais comment trier le bon grain de l’ivraie ? Paradoxalement, la plupart des thèmes du discours anarchiste que nous considérons aujourd’hui comme désuets ne sont plus d’actualité parce que nous vivons à une époque où ils ont triomphé. La propagande des libertaires pour la libre pensée, l’union libre ou la contraception semble avoir porté ses fruits. Ce serait réduire considérablement la richesse et la portée des analyses libertaires que de n’évoquer que les questions qui sont aujourd’hui dans l’air du temps. Nous tenterons plutôt de restituer la pluralité des courants et des sujets abordés qui fait à notre avis la véritable modernité du Libertaire.
L’organe central du mouvement anarchiste ?
Pour les compagnons comme pour la plupart des historiens, le « mouvement libertaire » est une notion assez précise qui rassemble tous les groupements anarchistes militants (organisations, syndicats, associations...). Il ne s’agit ni d’un parti ni même d’une coalition puisque, au delà de références à un passé plus ou moins mythique ou à tel ou tel penseur, aucun lien tangible n’unit les différentes composantes de ce courant sinon peut-être une même culture politique. [9] S’il s’en tient à cette définition, l’historien du mouvement libertaire est frappé par la grande diversité des discours et des pratiques qui reflètent de nombreuses contradictions. Si bien qu’il s’ingénie à essayer de les rendres cohérents en les séparant en différentes familles idéologiques. La division classique du mouvement entre individualistes, communistes libertaires et anarcho-syndicalistes a ainsi longtemps servi de grille de lecture. Nous verrons qu’en réalité bien d’autres clivages existent. Ainsi, Claire Auzias peut-elle mettre en évidence une autre ligne de démarcation entre « humanisme » et « terrorisme » [10]. D’ailleurs, l’évolution « idéologique » du Libertaire, qui passe de l’« œcuménisme » anarchiste des premiers temps à la tentative d’une synthèse marxiste libertaire des années cinquante, nous oblige à prendre en compte les arguments de chacun des courants en présence [11]. Un autre écueil à éviter consisterait à croire à la pérennité de ces tendances dans le temps. Si elles conservent le même nom il est évident pour l’observateur attentif que les positions qu’elles défendent évoluent et prennent une signification différente selon l’époque. Le regroupement de militants autour de personnalités réduit encore plus la portée de la trilogie traditionnelle ou de toute autre typologie. Sébastien Faure, Louis Lecoin, Armand, Pierre Besnard, Louis Louvet ou encore Gaston Leval, pour ne citer que des militants français, eurent tous une influence durable sur les compagnons, au point que chacun d’entre eux incarne une vision particulière de l’anarchisme. En réalité, aucun libertaire digne de ce nom ne suit aveuglément les directives d’un maître à penser. En règle générale, les anarchistes font preuve d’une très grande indépendance d’esprit qui interdit les classifications trop hâtives. La proximité géographique ou les relations affinitaires jouent souvent un rôle déterminant dans l’adhésion d’un militant à telle ou telle organisation. À tel point que Gaetano Manfredonia propose de les départager non plus selon un clivage idéologique mais en fonction de leur façon d’envisager le changement social. Il en distingue trois : le modèle insurrectionnel, le modèle syndical et le modèle éducationniste-réalisateur [12].
N’ayant pas pour ambition de peindre le paysage idéologique de l’anarchisme français dans toutes ses nuances, nous privilégierons l’étude des discours et des pratiques à travers Le Libertaire. En effet, si la presse ne nous permet pas toujours de saisir les motivations profondes des compagnons, elle reflète assez fidèlement leur état d’esprit général ainsi que leurs activités publiques.
Actualité du « Libertaire »
En choisissant d’intituler son roman La Mémoire des vaincus, Michel Ragon cédait à une forme assez répandue de pessimisme libertaire. Avant lui, le philosophe Georges Palante affirmait la fatalité de la défaite de l’individu dans sa lutte contre les forces grégaires [13]. Nous souscrivons plutôt à l’analyse de Ronald Creagh qui évoque l’évolution de nos sociétés dans un article sur les mutations de l’anarchisme [14]. Il n’est pas évident de faire la part de la responsabilité des libertaires dans le processus d’affirmation de l’individu. Nous pouvons néanmoins réviser le bilan largement négatif dressé par les commentateurs les plus pessimistes. Les prétendues défaites de l’anarchisme : la Révolution russe, les luttes syndicales ou la Guerre d’Espagne, peuvent être interprétées comme autant d’illustrations des théories libertaires. La dérive totalitaire de la révolution bolchevique, pour ne prendre que cet exemple, est une démonstration éclatante de la pertinence des attaques de Stirner, Proudhon et Bakounine contre le communisme de caserne. De la même façon, la crise actuelle du militantisme traditionnel est une autre « victoire » du mouvement anti-autoritaire qui a fait littéralement exploser les cadres anciens de la contestation.
Il ne faudrait pourtant pas surestimer les succès de la pensée libertaire [15]. Si les mentalités évoluent, les comportements changent plus lentement. Même dans les milieux anarchistes on trouve de nombreux exemples pour confirmer ce constat. Tout reste à faire. Dans ce sens, il n’est peut-être pas inutile de connaître le parcours du Libertaire, peut-être moins pour s’en inspirer en vue des changements à venir que pour tirer les leçons de cette histoire particulière qui reflète assez bien celle de l’anarchisme hexagonal dans son ensemble.

[1« Pour la presse anarchiste », Le Libertaire, n°327, 25 septembre 1931.

[2Pour un panaroma complet des périodiques libertaires francophones, voir René Bianco, "Un siècle de presse anarchiste d’expression française (1880-1983)", thèse de doctorat d’État, Aix-en Provence, 1987, 7 vol.

[3Pour un aperçu de l’histoire du journal avant 1914 voir la série d’articles de Louis Louvet, « Les origines de notre journal », parue dans Le Monde libertaire du n°109, février 1965 au n°114, juillet-août 1965 et celui de René Bianco, « 1789-1964 : de la Révolution française au n°100 du Monde libertaire », Le Monde libertaire n°100, avril 1964.

[4Sur Les Temps nouveaux, voir l’étude de Carole Reynaud-Paligot, « Les Temps nouveaux » 1895-1914 : un hebdomadaire anarchiste au tournant du siècle, Mauléon, éd. Acratie, 1993, 124 p.

[5On verra dans la première partie que le mot n’est pas trop fort.

[6L’arrêt de la publication du Libertaire précède d’un an la naissance de l’Internationale situationniste.

[7Louis Mercier-Vega, « Un mort récalcitrant » in L’Increvable anarchisme, Paris, Union générale d’édition, coll. « 10-18 » n°474, 1970, rééd. avec une préface de Amadeo Bertolo, Bordeaux, Éditions Annalis, 1988, p. 11-32.

[8[Henri Arvon, L’Anarchisme au XXème siècle, op. cit., p. 20. Une rencontre internationale organisée à Venise en 1984 s’intitulait « Pour un anarchisme contemporain ». À Lyon, les éditions de l’Atelier de création libertaire (A.C.L.) se reconnaissent également dans ce désir de modernisation de ce courant de pensée.

[9Voir sur ce point Gaetano Manfredonia, « Persistance et actualité de la culture libertaire » in Les Cultures politiques en France, Paris, Seuil, 1989, p. 243-283.

[10Claire Auzias, « Qu’est-ce qu’une culture libertaire ? Comment se transmet-elle ? » in La Culture libertaire, Actes du colloque international de Grenoble, mars 1996, Lyon, A.C.L., 1997, p. 383-395.

[11Parmi les différentes familles libertaires, il convient de signaler les illégalistes, néo-malthusiens, végétariens, sauvagistes, anarchistes chrétiens... Précisons également que nous excluons de cet inventaire à la Prévert les anarcho-capitalistes américains et les prétendus « anarchistes de droite » qui présentent trop peu de points communs avec les compagnons pour qu’on les y assimile.

[12Gaetano Manfredonia, « Unité et diversité de l’anarchisme : un essai de bilan historique » in L’Anarchisme a-t-il un avenir ? Histoire de femmes, d’hommes et de leurs imaginaires, Actes du colloque international de Toulouse, automne 1999, Lyon, A.C.L., p. 13-25.

[13Georges Palante, Pessimisme et individualisme, Romillé, éd. Folle Avoine, 1999, 143 p.

[14Ronald Creagh, « L’anarchisme en mutation » in La Culture libertaire, op. cit., p. 25-39.

[15C’est le reproche que l’on pourrait faire à Olivier Meuwly lorsqu’il évoque « l’anarchisme omniprésent » dans la société moderne à la fin de son ouvrage Anarchisme et modernité. Essai politico-historique sur les pensées anarchistes et leurs répercussions sur la vie sociale et politique actuelle, Lausanne, L’Age d’Homme, 1998, p. 193-210.