JOUVENTIN, Pierre. Alexandre Grothendieck, génie puis ennemi de la science
JOUVENTIN, Pierre (1942-....)document original spécialement rédigé pour le site "Recherche sur l’anarchisme"GROTHENDIECK, Alexandre (né le 28 mars 1928, Berlin, Allemagne - décédé à Saint-Lizier, près Saint-Girons, Ariège, France, 13 novembre 2014)Un personnage de roman à la dimension mythique vient de mourir dans l’anonymat à Saint-Girons en Ariège à l’âge de 86 ans. Souvent considéré comme le plus grand mathématicien de son temps et l’un des plus importants de l’histoire, ses convictions pacifistes, antimilitaristes, antinucléaires, malthusiennes, bref anarchistes, détonnaient. Avant la lettre, il a été un météore de la décroissance.
1. L’apatride
A sa naissance en 1928 à Berlin, il s’appelle Sacha Raddatz. Sa mère, Hanka Grothendieck est une journaliste protestante issue de la bourgeoisie et devenue socialiste révolutionnaire. Ayant quitté son mari Johannes Raddatz, elle vit dans la pauvreté volontaire avec le père de son enfant qui le reconnaitra mais ne se mariera jamais. Le papa du futur Alexandre n’est pas le roi de Macédoine mais Alexander Sasha Schapiro (ou Sacha Shapiro), un militant russe célèbre. Il est issu d’une famille juive très pratiquante qui a vécu la répression en Ukraine et les pogroms dans la Russie tsariste. Seul de son groupe anarchiste et du fait de ses quinze ans, il échappe à la mort après la tentative d’assassinat du Tsar Nicholas II. Condamné à l’emprisonnement à vie, il est déporté en Sibérie et passe l’année 1914 au cachot.
Profitant de la révolution de 1917 pour retrouver la liberté, il prend part à la révolution d’octobre. Mis en prison par les bolcheviks, il s’enfuit deux fois et y perd un bras. Il part en Ukraine où il devient l’une des figures marquantes de l’armée anarchiste de Nestor Makhno. A l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, la famille doit se réfugier en France.
A Paris, le père gagne sa vie comme photographe de rue. A l’âge de cinq ans, le petit Sacha devenu Alexandre est confié à un pasteur ami et antinazi, car ses parents partent combattre dans les rangs républicains en 1934. Des communautés libertaires ont en effet vu le jour pendant la guerre civile espagnole et tous deux ont l’espoir de réaliser leur rêve de société anarchiste. Au printemps 1939, la victoire de Franco oblige le couple à retourner en France où ils vivent à Nîmes avec leur fils. Pas pour longtemps car en octobre de la même année, la police de Vichy interne le père avec d’autres membres des Brigades Internationales au camp de Vernet en Ariège où transiteront 40.000 prisonniers de 54 nationalités. Il est envoyé à Auschwitz via Drancy pour être exécuté par les nazis en aout 1942.
Alexandre et sa mère sont enfermés dans le camp de femmes de Rieucros en Lozère. Il en sort chaque jour pour aller suivre les cours au collège cévenol de Chambon-sur-Lignon. Transférés le 14 février 1942 dans le camp de Brens près de Gaillac (Tarn) qui précédait la déportation et la mort, ils s’évadent. Ils sont cachés par une association protestante qui s’est donnée pour mission de sauver les enfants juifs. La mère mourra en 1957 à Montpellier de la tuberculose contractée dans ces camps.
Après la guerre, notre Alexandre découvre au lycée de Mende le monde des mathématiques qu’il va dominer. Découvrant qu’il existe un rapport constant de 3 entre le diamètre d’un cercle et sa circonférence, il reconnait que π est plus exact que son approximation, mais cela le conforte dans son intérêt pour ce domaine qu’il maîtrise.
2. Le génie
Après le bac, il poursuit à l’université de Montpellier, mais pas plus que dans le secondaire, il ne brille. Un professeur est cependant surpris par cet étudiant si sûr de lui qui prétend avoir mis au point une méthode pour calculer les volumes complexes comme les nuages et qui y est parvenu…sans savoir que c’est résolu depuis près d’un demi-siècle ! L’école française de mathématiques a toujours été parmi les premières et il est présenté aux maîtres, Jean Dieudonné et Laurent Schwartz, médaille Fields en 1950. Pour lui donner une leçon, ils lui soumettent quatorze questions non résolues : à lui de choisir celle qui l’inspire. Quelques mois plus tard, il revient avec les quatorze réponses… On ne dresse pas ainsi un jeune titan prêt à bouffer le monde et capable de se concentrer 16h/jour sur un problème réputé insoluble. Il boucle d’ailleurs en six mois sa thèse qu’il soutient à Nancy en 1953. C’est une étude prise parmi les six autres qu’il a rédigées pendant les quatre dernières années.
En 1948, il obtient une bourse d’excellence qui lui permet de s’installer à Paris, puis à Nancy où il fréquente les membres du Groupe Bourbaki qui veulent révolutionner leur discipline en supprimant les cloisonnements. Ce conquérant des mathématiques impressionne la communauté scientifique par sa capacité à prendre la distance, à reprendre les problèmes à la base, à renouveler la vision classique et à ne jamais s’avouer vaincu devant une énigme surtout si elle est connue pour ne pas avoir de solution. Il touche à bien des domaines réservés, lançant des ponts entre la théorie des nombres, la topologie et l’analyse complexe, ouvrant des perspectives nouvelles, notamment en analyse fonctionnelle, domaine de l’analyse qui étudie les espaces de fonctions, et en géométrie algébrique, branche qu’il contribue fortement à créer.
Il part enseigner au Brésil à Sao Paulo, puis séjourne aux Etats-Unis avec une bourse du CNRS, au Kansas et dans l’Illinois. Il faut absolument recruter ce génie en France avant qu’il le soit ailleurs. Mais comment faire entrer dans la fonction publique un surdoué apatride qui ne veut pas être naturalisé pour ne pas avoir à faire son service militaire ? Léon Motchané, un industriel suisse féru de mathématique, crée spécialement pour lui en 1981 l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, calqué sur l’Institute for Advanced Study de Princeton et qui existe toujours.
En 1966, on lui attribue la médaille Fields, considérée comme le Prix Nobel des mathématiciens. Il doit la recevoir à Moscou mais refuse de s’y rendre pour raison politique : il est enfin reconnu internationalement mais cette gloire méritée ne l’empêche pas d’avoir des principes moraux inflexibles et de continuer à mépriser les honneurs… 22 ans plus tard, juste après son départ à la retraite, le prestigieux Prix Crafford lui sera attribué. Alors que son montant en 2014 était d’un demi-million d’euros, sa lettre de renonciation est tellement cinglante, dénonçant la dégradation des mœurs dans les milieux scientifiques, qu’elle me fait penser au geste d’Alexandre-le-Grand tranchant le nœud gordien (cf. en annexe la lettre de Grothendieck). A l’annonce de l’attribution de ce prix, FR3-Vaucluse vient le filmer à Mormoiron, dans le village où il s’est retiré. Il s’enfuit dans les bois pour échapper aux médias, ce qui permet aux journalistes de faire un tabac en décrivant un sauvage hors-norme, un savant-fou.
3. L’écolo
Grothendieck a 38 ans quand on lui attribue la médaille Fields. Toutes les grandes universités mondiales le sollicitent car il est devenu la référence mondiale dans son domaine et cette aura se prolonge encore aujourd’hui puisqu’il a influencé des générations de mathématiciens en bouleversant les fondements même de cette science. Or, en mai 1968, il va rendre visite aux « enragés » de la fac d’Orsay. Il vient leur apporter son soutien, mais il se fait traiter de mandarin et en sort tout retourné. Pendant son séjour aux Etats-Unis, il découvre le mouvement écolo et en vient à s’interroger sur l’utilité de la recherche scientifique qui, d’après lui, s’est mise au service de la société de consommation et du complexe militaro-industriel.
Sensibilisé par un voyage au Nord-Vietnam, il démissionne de l’IHES quand il apprend qu’une petite partie de son financement provient de l’OTAN et du Ministère de la Défense. Invité à passer un an au Collège de France, il intitule son cours : ‘Faut-il continuer la recherche scientifique’, sujet provocateur qu’il traite dans une conférence donnée devant les chercheurs du CERN, le grand laboratoire européen pour la physique de particules (cf. podcast de sa conférence).
C’est à ce moment que je fais sa connaissance à Paris. Comme il n’a pas l’habitude de se vanter et que je n’y connais pas grand-chose dans son domaine étant Directeur de recherche au CNRS en biologie, j’ignore longtemps à qui j’ai affaire. Nous parlons d’écologie puisque c’est mon domaine et qu’il en a une connaissance très superficielle, mais surtout il souhaite que je le conseille pour monter une imprimerie offset chez lui afin d’imprimer son journal ‘Survivre’ qui deviendra ‘Survivre et vivre’. Il a en effet découvert avec la même fougue que les mathématiques l’écologie politique, c’est à dire le fait que la planète a des limites alors que la population augmente avec la pollution et le gaspillage associés. Dans sa logique radicale, il renie ses amours d’antan comme une perte de temps devant la situation d’urgence. Après avoir reproché de 1950 à 1970 à ses amis et collègues de faire autre chose que de la science, il leur reproche maintenant d’en faire !
N’ayant évidemment pas été renouvelé au Collège de France, il candidate pour des postes de professeur de mathématiques dans les universités parisiennes. Cela est devenu possible car il a demandé et obtenu la nationalité française en 1971, ne risquant plus d’être appelé sous les drapeaux. Les jurys sont bien ennuyés de devoir refuser un candidat aussi prestigieux… qui, s’il est recruté, refuse de donner un cours de mathématiques ! En 1973, l’université de Montpellier le recrute sur un compromis : assurer du moins des discussions avec les étudiants en thèse. Il y restera jusqu’à 1984 au milieu de l’incompréhension de la plupart de ses collègues et sera réintégré au CNRS jusqu’à sa retraite.
Or j’habitais cette ville entre mes longues missions en Antarctique et nous nous y sommes retrouvés. Il m’arrivait souvent de l’héberger dans le centre-ville car il habitait à 30 km. Ayant acheté un grand domaine près de Lodève et n’ayant pas besoin de tout cela, il avait partagé son immense terrain en lots qu’il avait offerts à tous ceux qui le demandaient… Son régime alimentaire était ascétique et il vivait à Villecun dans un minimum de confort sans eau courante ni électricité, élevant des poules et des chèvres, hébergeant des marginaux dans sa petite communauté. Réfractaire comme ses parents à la société de consommation, il descendait en mobylette avec un cageot accroché sur le porte-bagage par des tendeurs, les pieds nus dans des sandales, été comme hiver !
4. L’ermite
Alexandre-le-Grand est mort à 33 ans après avoir conquis le monde connu des grecs. Les historiens se demandent toujours ce qu’il aurait pu faire après un pareil exploit s’il n’avait pas disparu prématurément. Sans plan de carrière mais avec les mêmes immenses ambitions, Grothendieck a 40 ans quand il décide d’abandonner ce monde des mathématiques qu’il a investi avec tant de succès et il lui reste 46 ans à vivre. Il est alors arrivé à la conclusion qu’il s’est trompé de voie et que le monde réel n’est pas celui de la théorie, que la science a trahi sa mission première d’aider les hommes. Peu impressionné par les honneurs académiques et les avantages matériels, il est resté fidèle aux mêmes convictions militantes que ses parents. Lui aussi vit dans la simplicité volontaire estimant que notre monde ne satisfait pas les besoins humains et il décide de le changer avec la même fougue qu’auparavant quand il a bouleversé sa discipline.
Comme en mathématiques, il a cru qu’après avoir démontré une vérité, elle s’appliquerait nécessairement… Ses collègues et le public ne l’ont pas suivi, ce qui l’a aigri. Pourtant il a eu un disciple de sa trempe, le mathématicien Gregori Perelman qui vit toujours dans la précarité en Russie. Il a lui aussi refusé les plus grands prix internationaux -dont la médaille Fields en 2006- avec les masses de dollars qui y étaient associées, par ces mots : « Je sais comment gouverner l’Univers. Pourquoi devrais-je courir après un million ? ». Alexandre déclarait dans l’un de ses deniers écrits avoir fait « l’analyse objective des mécanismes qui sont en train d’entraîner l’humanité vers sa propre destruction ». Il a voulu régler ses comptes dans un livre, ‘Récolte et semailles’ : ce manuscrit de 1.200 pages dactylographiées qui explique les conclusions auxquelles il était parvenu n’a été accepté par aucun éditeur (voir sa bibliographie). Il y considère la confiance en soi comme la clef de la réussite, ce qui n’étonne pas quand on a connu son aplomb. Mais dans sa rage de convaincre et malgré son intelligence, il n’a pas compris qu’il est plus facile de révolutionner une science que la société. Armé de sa volonté inflexible et de son génie mathématique, il était réputé dans sa discipline comme le spécialiste des problèmes insolubles. Dans le monde réel, ce titan a été forcé de constater son échec et il n’a pu l’accepter.
Alexandre a pris sa retraite en 1988. Ayant cherché maintes fois à le joindre au numéro que j’avais, personne n’a jamais décroché. Il parait qu’il avait installé dans une cabane son téléphone et ne l’utilisait que pour appeler. Il a quitté le Vaucluse pour les Pyrénées dans le plus grand secret afin que l’on perde sa trace et je n’ai jamais cherché à le retrouver, respectant sa volonté d’isolement. Je m’étonnais de cette vie d’anachorète misanthrope auprès de son fils rencontré sur un marché. Il m’apprit que, lui non plus, ne pouvait plus voir son père qui avait coupé les ponts avec ses amis et ses enfants. L’ermite évitait de donner le nom du village d’Ariège où il habitait et ses voisins ignoraient qui il était. En 2010, il a demandé par écrit à ce que son œuvre soit retirée des bibliothèques et à ce que ses écrits ne soient plus reproduits. A la fin de sa vie, il répétait : « Mais pourquoi le mal existe-t-il ? ».
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