GUYAU, Jean-Marie. Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction

éthiqueGUYAU, Jean-Marie (Laval 28/10/1854 - Menton 31/3/1888

Paris : Félix Alcan, 1885. 254 p.
Un penseur ingénieux a dit que le but de l’éducation était de donner à l’homme le « préjugé du bien ». Cette parole fait ressortir quel est le fondement de la morale ordinaire. Pour le philosophe, au contraire, il ne doit pas y avoir dans la conduite un seul élément dont la pensée ne cherche à se rendre compte, une obligation qui ne s’explique pas, un devoir qui ne donne pas ses raisons.
Nous nous proposons donc de rechercher ce que serait et jusqu’où pourrait aller une morale où aucun “préjugé” n’aurait aucune part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur, soit en fait de certitudes, soit en fait d’opinions et d’hypothèses simplement probables. Si la plupart des philosophes, même ceux des écoles utilitaire, évolutionniste et positiviste, n’ont pas pleinement réussi dans leur tâche, c’est qu’ils ont voulu donner leur morale rationnelle comme à peu près adéquate à la morale ordinaire, comme ayant même étendue, comme étant presque aussi “impérative” dans ses préceptes. Cela n’est pas possible. Lorsque la science a renversé les dogmes des diverses religions, elle n’a pas prétendu les remplacer ni fournir immédiatement un objet précis, un aliment défini au besoin religieux ; sa situation à l’égard de la morale est la même qu’en face de la religion. Rien n’indique qu’une morale purement scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce qu’on sait, doive coïncider avec la morale ordinaire, composée en grande partie de choses qu’on sent ou qu’on préjugé. Pour faire coïncider ces deux morales, les Bentham et leurs successeurs ont trop souvent violenté les faits ; ils ont eu tort. On peut, d’ailleurs, très bien concevoir que la sphère de la démonstration intellectuelle n’égale pas en étendue la sphère de l’action morale, et qu’il y ait des cas où une règle rationnelle certaine puisse venir à manquer. Jusqu’ici, dans les cas de ce genre, la coutume, l’instinct, le sentiment ont conduit l’homme ; on peut les suivre encore à l’avenir, pourvu qu’on sache bien ce qu’on fait, et qu’on ne croie pas, en les suivant, obéir, non à quelque obligation mystique.